Le retour du « Nous »

2007/05/01 | Par Pierre Dubuc

Photo : Jacques Boissinot
Sur la photo: Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Mario Dumont lors de la campagne référendaire de 1995.

Le débat sur les accommodements raisonnables est révélateur du tournant qu’est en train de prendre la société québécoise. Il clôt la période ouverte avec les réactions aux déclarations de Jacques Parizeau le soir du référendum de 1995 et dont le point culminant fut la publication, le 9 janvier 2001, d’une déclaration intitulée Pour en finir avec l’affaire Michaud, Le temps est venu de remettre en question le nationalisme canadien-français, un texte signé par quinze personnes de moins de 35 ans de l’entourage d’André Boisclair et endossé une semaine plus tard par plus de mille personnes.

Dans ce manifeste, les signataires opposaient à la « nation ethnique » ce que les médias qualifieront de « nationalisme civique et inclusif », c’est-à-dire un nationalisme reposant sur la « volonté des individus de la collectivité plutôt que sur les déterminants ethniques », un nationalisme basé « avant tout sur la Charte des droits et libertés de la personne » dans l’objectif de « déethniser » le débat.

Leur démarche était une réaction aux propos d’Yves Michaud sur les résultats du référendum, similaires à ceux de Jacques Parizeau le soir du scrutin. On se souvient de l’expression « l’argent et des votes ethniques », mais le premier ministre avait aussi déclaré : « Parlons de nous; nous avons voté oui à 60% » avant de conclure : « Nous voulons un pays et nous l’aurons ».

C’est contre ce « Nous », cette référence aux Québécois de souche, que se sont élevés les partisans du nationalisme civique. Sous prétexte de se vouloir « inclusif », c’est-à-dire englober la minorité anglophone et les minorités ethniques, ils allaient bannir toute référence culturelle et historique. Leur nationalisme est a-national, a-historique.

La critique du nationalisme civique

Cette conception du nationalisme domine la scène politique depuis. Mais il vient de faire l’objet de vives critiques lors du débat entourant l’enseignement de l’histoire. Le projet du ministère d’un programme coupé de toutes références clairement politiques et même nationales semblait inspiré des conceptions du nationalisme civique. En fait, l’influence s’est plutôt exercée dans le sens inverse.

Dans un texte paru dans Le Devoir du 13 janvier dernier, les historiens Jacques Rouillard et Robert Comeau rappelaient que la tendance à discréditer et marginaliser l’histoire politique dans nos universités date des années 1970.

Un courant révisionniste qui minimise les conflits et noie l’identité francophone au profit d’une certaine conception de l’histoire sociale s’est imposé dans l’ensemble des sciences sociales et a donné au plan politique le nationalisme civique.

Dans leur introduction à l’Histoire du Québec contemporain paru en 1979, les historiens Linteau et Durocher écrivaient : « Dans cette histoire, le terme Québécois signifie tous les habitants du territoire de la province de Québec ».

Cette définition, à première vue anodine, balançait par-dessus bord le concept d’histoire nationale. Un nouveau « Nous » venait de naître, celui du Manifeste des partisans du nationalisme civique.

Dans cette nouvelle définition de la nation, on répudie toutes les références historiques. Invoquer la Conquête, le statut de nation dominée et opprimée du Québec en appui à la lutte pour l’indépendance nationale est qualifiée d’attitude « défensive » et « revancharde ».

Le nationalisme catholique pointe le nez

Dans une étonnante pirouette de l’Histoire, ces questions qu’on pensait « dépassées » refont aujourd’hui surface dans le débat sur les accommodements raisonnables. Mario Dumont et Bernard Landry se jettent dans la mêlée pour défendre notre héritage culturel et national. Bernard Landry riposte au Téléjournal à l’imam qui lui dit « Vous êtes vous aussi des immigrants » en lançant : « Vous voulez faire fi de quatre siècles d’histoire! »

Subrepticement, par une voie détournée et insoupçonnée, on voit réapparaître dans ce débat le « Nous » de Parizeau, le « Nous » des Québécois de souche. Mais, parce qu’il refait surface dans le cadre du débat sur les accommodements raisonnables où les questions religieuses sont omniprésentes, il s’identifie à notre héritage catholique.

Bien entendu, s’empresse-t-on d’ajouter, non pas à cause de nos croyances religieuses actuelles, mais plutôt à travers ses expressions artistiques passées. Nous ne voulons pas conserver le crucifix à l’Assemblée nationale à cause de sa symbolique religieuse, nous assure-t-on, mais parce que c’est une œuvre d’art exprimant notre héritage culturel !

Mais l’Église n’est jamais loin derrière. On la croyait disparue, emportée par le vent de la laïcisation de la Révolution tranquille, mais non, elle est là, toute heureuse que ses représentants soient invités dans les médias à siéger aux côtés des imams et des rabbins.

À la suite du débat animé par Paul Arcand sur les ondes de TVA, Nathalie Petrowski écrivait : « Ce que je retiens surtout, c’est l’image du rabbin, de l’imam et du cardinal obligés de partager la même table et le même temps d’antenne ».

On pourrait y voir un signe du Québec moderne où la religion catholique n’est plus dominante. Mais c’est là une double erreur de perspective. D’abord, l’image du Québec moderne devrait être celle d’un Québec laïc.

Puis, si Mgr Turcotte et Mgr Ouellet sont prêts à s’accommoder de la présence de l’imam et du rabbin, c’est parce que l’important pour eux est que la religion redevienne sujet de débat. Ils savent bien, étant donné le poids démographique respectif potentiel des trois religions, que l’Église catholique en sortira éventuellement gagnante.

Le Québec dans le « choc des civilisations »

 Le « Nous » national est réintroduit dans le discours public et il peut détrôner le « Nous » civique parce qu’il réapparaît sous les habits du catholicisme dans un contexte nord-américain et mondial dominé par la résurgence du facteur religieux.
Sous l’influence des partisans du « choc des civilisations », l’histoire mondiale est réécrite en fonction des clivages religieux.

L’Amérique de George W. Bush mène une croisade contre « l’islamo-fascisme » à laquelle le monde musulman réplique par le djihad, la guerre sainte. Dans cette réécriture de l’histoire, la guerre d’indépendance de l’Algérie, par exemple, n’est plus une lutte de libération nationale, une lutte démocratique pour le socialisme, mais un simple épisode dans l’affrontement séculaire entre l’Islam et la Chrétienté.

Dans l’Amérique du Nord anglo-saxonne, les valeurs de la droite religieuse dominent la politique américaine et font une percée importante au Canada avec l’élection de Stephen Harper.

Il serait étonnant que le Québec échappe à ce retour en force de la religion sur la scène politique. Mais, pour avoir droit de cité, la religion doit se draper du manteau national et ne pouvait espérer meilleur contexte que le débat sur les accommodements raisonnables.

Le « Nous autres » de René Lévesque

Le « Nous » québécois n’est pas lié par nécessité à la religion catholique. Les tenants du nationalisme civique avaient tout faux lorsqu’ils faisaient équivaloir le soi-disant « nationalisme ethnique » des Michaud et Parizeau au vieux nationalisme religieux des années 1950.

Le « Nous » de Michaud et Parizeau est un « Nous » laïc. C’est le « Nous » de la Révolution tranquille et de son combat pour un Québec laïc. Faut-il rappeler que le premier chapitre d’Option-Québec de René Lévesque, le document fondateur de ce qui allait donner le Parti Québécois, s’intitulait tout simplement « Nous autres » !

Aujourd’hui, les progressistes doivent proposer leur propre définition du « Nous » québécois. Un « Nous » qui ne nie pas les origines, l’histoire et l’identité de la nation québécoise, mais un « Nous » également inclusif avec un projet d’intégration des communautés ethniques.

Dans le débat en cours sur les accommodements raisonnables, les progressistes doivent promouvoir la poursuite et l’accélération de la laïcisation de la société. Au cœur de ce projet, on doit retrouver l’abolition des subventions aux écoles ethno-religieuses, mais également aux écoles privées, concentrées pour la plupart dans la grande région de Montréal et génératrices d’un apartheid scolaire.

Trop d’enfants de Québécois de souche fréquentent les écoles privées alors que les enfants des communautés ethniques forment dans plusieurs écoles la majorité de la clientèle scolaire.

L’intégration doit également toucher le réseau des cégeps parce que de plus en plus d’allophones ayant fréquenté le réseau primaire et secondaire français poursuivent leurs études au cégep anglophone. Il faut aussi s’opposer à la construction des deux méga-hôpitaux qui auront pour effet de cristalliser cette ghettoïsation des clientèles dans le domaine de la santé.

Le projet inclusif des progressistes québécois doit remettre à l’ordre du jour la lutte pour la francisation des entreprises. L’anglais sur le marché du travail est le plus important facteur explicatif des transferts linguistiques toujours majoritaires des allophones vers la minorité anglophone.

Cette lutte doit s’accompagner de revendications contre la discrimination dans tous les domaines de la vie sociale, mais surtout dans l’emploi. Il est, par exemple, inadmissible que la fonction publique montréalaise compte à peine 5% de membres des minorités ethniques et visibles.

Les manifestations contre la guerre en Irak et, plus récemment, contre l’intervention israélienne au Liban ont démontré que les distinctions ethniques pouvaient être surmontées dans une lutte commune.

Alors, ne laissons pas les divisions religieuses prendre le devant de la scène. Reconnaissons, au-delà de leurs croyances religieuses, leur nationalité. Ils sont avant tout Algériens, Marocains, Libanais, Iraniens. Avec eux, sur cette base, nous saurons trouver les accommodements raisonnables nécessaires et construire le « Nous » québécois moderne, laïc, progressiste et inclusif.