Walter Boudreau, musicien de la toupartouphonie

2007/05/07 | Par Benoit Rose

En ce début d’après-midi hivernal, entre deux réunions, le directeur artistique de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) prend le thé. Walter Boudreau est assis à son bureau, le dos calé dans son fauteuil, ses grands yeux bleus alternant entre la fenêtre et son interlocuteur. Les espadrilles sont rouge vif. Le thé vert est brûlant.

Musicien, compositeur, chef d’orchestre et directeur artistique, Boudreau a récolté sur sa route de nombreux honneurs, du Premier Prix du Concours National de Radio-Canada pour les jeunes compositeurs en 1974 au Prix Denise-Pelletier en 2004. Ses œuvres complexes ont été jouées ici, aux États-Unis, en France, en Belgique, en Allemagne, en Pologne et en Finlande.

Celui qu’on a comparé à Frank Zappa au temps de l’Infonie, cette expérience musicale éclatée menée par Boudreau et le poète Raôul Duguay, est un artiste de liberté et de démesure, fasciné devant l’infiniment grand et l’infiniment petit. Il recherche l’orgasme infini , à travers la grandeur et l’intensité musicale.

De l’enfance à l’Infonie

Sorel. Les doigts du petit Walter rejoignent les touches du piano de façon naturelle, très tôt, à l’âge de six ans. Sa mère est pianiste et son père, héros de guerre, avait maîtrisé le saxophone. Le jeune musicien écoute des 78 tours de musique classique avec son mononc’ Guy et l’opéra des samedis après-midi avec sa grand-mère.

À 13 ans, au Collège Sacré-Coeur de Sorel, le jeune Walter veut jouer de la petite caisse dans l’Harmonie Sainte-Cécile, et ce pour plusieurs raisons: par intérêt pour la puissance de l’instrument, mais aussi parce que ça pognait avec les filles , et parce que l’uniforme militaire de la fanfare lui semble valorisant. Mais le frère Chabanel, chargé de l’ensemble, lui met un saxophone dans les mains. En peu de temps, le jeune homme tombe amoureux de son nouvel instrument, qui l’ouvre à tout l’univers de la musique populaire. Deux ans plus tard, Walter Boudreau fait vibrer son saxophone avec son groupe Les Majestics à Sorel, en compagnie du chanteur Bruce Huard, future voix des Sultans. Et les filles sont aussi au rendez-vous.

À 19 ans, Boudreau enregistre un premier disque de jazz à Montréal avec des vieux pros . C’est l’année de l’exposition universelle de 1967, où il est embauché comme jazzman tout l’été. C’est là, sur une scène de Terre des Hommes, que se fait la rencontre artistique avec le poète Raôul Duguay, avec qui il lancera l’Infonie (1968-73). La folle aventure infoniaque permettra au musicien de marier, dans un melting pot éclectique, ses influences classiques, populaires et jazz. La participation de l’ensemble à La Nuit de la poésie demeure un témoignage éloquent de l’esprit de liberté, d’ouverture et de fusion qui régnait au sein du groupe.

Au cours de ces années où Toutt est dans toutt , le directeur Boudreau passe progressivement de l’improvisation totale à l’organisation totale , selon les mots de Duguay. Il compose de plus en plus, et de façon toujours plus complexe.

Walter Boudreau, architecte

J’ai toujours considéré les œuvres de Walter Boudreau comme des architectures tonifiantes de l’essence du son, du timbre, du registre et du rythme, de déclarer Raôul Duguay dans un hommage au compositeur. Constructeur de gratte-ciels à la gloire de l’imaginaire, de métropoles où règnent l’ordre et la liberté. Le compositeur a le regard posé sur les grands ensembles. J’ai une fascination pour l’architecture, avoue-t-il, mais j’aime une architecture qui est vivante, qui réfléchit. Les structures que les compositeurs érigent sont selon lui, comme les bâtiments, des manifestations de ce que nous sommes , les unes étant visuelles, les autres sonores.

Sa Symphonie du millénaire de l’an 2000, coordonnée avec le compositeur Denys Bouliane et jouée en plein air à l’Oratoire Saint-Joseph, est un merveilleux exemple des idées de grandeur du compositeur urbain. Cette œuvre collective (en toupartouphonie ) de 19 compositeurs pour 333 musiciens, 2000 carillonneurs, 15 clochers, grand orgue, un carillon de 56 cloches et deux camions de pompiers a pris racines dans la tête de Walter Boudreau au printemps de 1965. J’étais juché à mes risques et périls sur le flanc est du Mont-Royal, écrit Boudreau, contemplant le magnifique panorama de Montréal qui s’éveillait tout doucement aux sons de ses mille et un clochers, et j’ai imaginé une sorte de méga-symphonie qui mêlerait aux riches sonorités des cloches une musique originale, jouée en direct par des centaines de musiciens disposés stratégiquement sur la montagne et près des clochers. 35 ans plus tard, la Symphonie du millénaire, événement hors du commun, remporta le prix Opus de l’événement musical de l’année.

Raôul Duguay dit: Il voit tellement grand. D’ailleurs, tu vas chez lui, il a dessiné les plans de la ville, de je sais pas, de New York, avec toutes les petites rues. Il dessine dans le détail. Il a comme des plans d’urbanisme. Y’en a une (sic) qu’il est en train de finir, ça fait trente ans qu’il y travaille.

Les œuvres de Boudreau s’organisent autour de logiques mathématiques. Assis dans son bureau, au cœur de Montréal, il parle d’édifice musical, de grandes villes observées à vol d’avion, de certains projets dits monumentaux. Walter Boudreau est architecte.

Compositeur délinquant

Créateur rigoureux, il n’en est pas moins un compositeur délinquant, qui aime inviter ses semblables, à titre de co-directeur artistique du festival international Montréal/Nouvelles musique (MNM), à venir bousculer les conventions sur scène.

Qu’est-ce qu’un compositeur délinquant ? C’est quelqu’un qui connaît tellement bien les règles qu’il s’organise pour passer à côté. C’est comme un bon comptable qui est capable de fourrer l’impôt, lance Boudreau en riant. Dans le sens qu’il faut connaître les règles pour les transgresser. Parce que je pense que les règles sont faites pour être transgressées. Celui qui s’est toujours décrit comme un anarchiste orthodoxe est allergique à l’inertie, au statu quo, à la stagnation. Si ses œuvres sont réglées au quart de tour, finement et hautement structurées, il a toujours cet ardent désir de bousculer ses propres normes. Parce que comme tant d’autres compositeurs l’ont fait avant, il faut pousser plus loin, pour le meilleur ou pour le pire .

Sa façon de saluer les créateurs de nouvelles musiques se veut un clin d’œil affecteux à l’esprit de curiosité. Les compositeurs intéressants, de rappeler Boudreau, sont toujours ceux qui ont démontré un esprit d’initiative et une originalité qui, sans détruire les modèles précédents, en ont proposé des nouveaux, des alternatifs.

Parmi eux, influence majeure, il y a le Français et New-yorkais Edgar Varèse (Amérique, Désert). Mais aussi Coltrane, Zappa, Xenakis, Stockhausen, ainsi que Gilles Tremblay et Serge Garant, qui l’ont précédé à la direction artistique de la SMCQ.

L’Homme et l’Univers

Du travail créateur de Walter Boudreau se dégagent les grands thèmes de l’existence. Observant tantôt l’Univers dans Les Sept Jours, Demain les étoiles ou Les planètes, tantôt le monde intérieur torturé dans L’Asile de la pureté (écrite pour la pièce de théâtre éponyme de Claude Gauvreau), il se dit fasciné par les grandes questions non résolues.

D’une grande spritualité, son œuvre aborde dans Golgot(h)a les quatorze stations du Chemin de Croix, tandis que la Symphonie du millénaire est musicalement basée sur le thème grégorien du Veni Creator. Raôul Duguay ajoute avec beauté dans son hommage que l’architecte construit des cathédrales où le sacré transcende toute religion . Pour lui, les morceaux de la suite Berliner momente de Boudreau sont d’une certaine magnificence, et très près des grandes œuvres de Wagner.

Pour mieux comprendre d’où on vient, Walter Boudreau lit régulièrement sur l’Histoire et adore les documentaires historiques. Mais il a la tête résolument tournée vers le futur: J’aime les auteurs de science-fiction qui s’interrogent sur où on s’en va. Qu’est-ce qu’on fait là ? Comment ça se fait qu’on existe ? Comment ça se fait qu’il y a un univers ? Quand tu y penses, c’est hallucinant… Ça dépasse tout… C’est irréel ce qu’on vit.

Photo: Allen McInnis