L'erreur de distribution

2007/05/28 | Par Jean-Claude Germain

Si les officiers du Titanic avaient appris que leur bateau se dirigeait vers un iceberg et que le capitaine refusait obstinément de les écouter, quel aurait été leur devoir ? Se rallier autour de la vanité et de l’incompétence du capitaine pour sombrer loyalement avec lui ou le relever de ses fonctions, reprendre la barre et changer le cap ?

Il n’y a plus que les faiseurs d’images pour croire qu’on puisse transformer un piètre acteur en un génial interprète. C’est parfois vrai pendant trente secondes à condition qu’une caméra soit là pour enregistrer un politicien.

Lorsqu’on crée une pièce, l’étape la plus importante est la distribution des rôles, surtout des premiers. Certains disent même que tout est joué à ce moment-là. Cela dit, la distribution idéale est rarement disponible et les choix sont inévitablement des compromis, parfois heureux et souvent malheureux.

La démission imprévue d’un chef comme l’a vécu récemment le PQ avec le départ surprise de Bernard Landry n’est pas sans son équivalent dans la pratique théâtrale. Il arrive à l’occasion qu’un excellent comédien retenu pour interpréter le premier rôle d’un nouveau spectacle se désiste soudainement une ou deux semaines avant le début des répétitions. Quand ses raisons ne sont pas d’ordre médical ou d’avoir décroché un contrat plus payant, elles se résument presque toujours à une perte subite de confiance en soi et au besoin qu’ont les acteurs d’être aimé à 100 pour cent pour ce qu’ils sont et non pas au 2/3 pour ce qu’ils ont fait.

Avec l’échéance d’une première qui approche, l’exercice déjà éprouvant du choix doit être refait à toute vapeur et mène à envisager des candidatures auxquelles personne n’avait songé auparavant et à quitter le rayon des poids lourds pour celui des mi-lourds, des poids-léger et finalement des poids plume prometteurs. Finalement, tout se conclut par la peau des dents la veille du début des répétitions. L’ heureux élu a accepté. Ouf, on respire. Le remplaçant est trouvé !

Sauf que dans le mælstrom des ajustements et des réaménagements d’horaires de répétition, on a oublié de se demander si l’heureux élu était fait pour le rôle ou si le rôle était fait pour lui. L’essentiel quoi ! Non sollicitée, la réponse ne tarde pas. Dès les premières minutes de la première lecture, ça saute aux yeux ! On s’est royalement gouré ! L’acteur n’a ni le coffre ni l’abattage ni le vécu ni le talent pour interpréter le rôle. Dans sa bouche, les répliques sonnent faux. Pire, creuses ! Comme une cruche vide ! ajouterait Daniel Pinard. Et avec le nom du remplaçant déjà en tête d’affiche sur la marquise, qu’est-ce qu’on pourrait y changer sans sombrer dans le ridicule ?

Pour se raisonner, on évoque toute la ribambelle des excuses toutes faites : la nervosité d’une première lecture, l’inexpérience, le fait d’avoir pris le rôle à pied levé et son corollaire jovialiste : Ça va changer avec les répétitions ! Sauf que ça ne s’améliore pas ! L’auteur se surprend à faire des coupures dans le texte, le metteur en scène à simplifier des jeux de scène et à compenser un manque évident de répondant dramatique en ajoutant de la musique dans les moments d’émotion. Sans parler des projections en surimpression. La trame sonore devient la deuxième vedette après la scénographie.

Le décorateur suggère un plateau tournant. Ce qui pousse le metteur en scène à jouer avec l’idée d’une approche interactive avec le public : tous les soirs un nouveau spectateur serait choisi pour interpréter le premier rôle le temps d’une scène. La costumière qui en est à vêtir tout le monde en blanc et à les habiller de lumière, souligne non sans raison que la comparaison risquerait de se faire au profit du spectateur.

Est-ce qu’on aurait pu remplacer le remplaçant ? En principe sûrement ! En pratique, on peut compter sur les doigts d’une main les occasions où cela s’est produit au théâtre dans les quarante dernières années. D’abord, la troupe s’y serait opposée. Contre toute logique, l’insécurité atavique des comédiens exigera qu’on accorde sa chance à une erreur de distribution. Tout un chacun se dit dans son for intérieur : Ça pourrait être moi !
 
Poussons l’allégorie plus loin. Après avoir fait le tour de toutes les émissions possibles de télévision et de radio pour partager sa crise d’angoisse existentielle avec l’ensemble de la population, l’acteur qui s’est désisté réapparaît dans le paysage et laisse savoir que dans les circonstances, il reprendrait le rôle pour tirer le théâtre du pétrin. Par loyauté en somme !

La situation devient cornélienne. La troupe qui a fait front commun pour qu’on donne sa chance au mauvais choix en veut encore plus au démissionnaire qui l’a forcée à faire front commun pour défendre une erreur de distribution qui l’obligera tous les soirs à monter sur le pont du Titanic. C’est la quadrature du cercle.

Initialement une comédie dramatique, la pièce glisse de plus en plus vers un vaudeville où les effets de porte et les coups de théâtre permettront d’estomper la faiblesse du premier rôle. Du moins, on l’espère ! Entre temps, à force de retailler le texte et le jeu à la mesure du talent de son interprète principal, le sens, le but et la raison d’être de la pièce se sont éclipsés.

Parallèlement, l’illusion s’accrédite au fil des répétitions que le jeu, parfois adéquat, au pire inégal de l’acteur se renmieute. La maladresse de l’interprétation et ses poussées incontrôlées d’émotion dans toutes les directions ne rendent pas l’interprète plus convaincant mais presque touchant. À la générale, le remplaçant se révèle ni bon, ni mauvais. On se croise les doigts en répétant qu’il a fait du bon travail comme on dit d’un politicien qu’il a fait une bonne campagne. Serait-il devenu acceptable ? On se plaît à l’espérer en secret.

Mais le soir de la première, toutes les fausses illusions volent en éclats. Le verdict du public tombe comme les votes dans une boîte de scrutin et il est sans appel. La réaction des spectateurs s’avère identique à celle de l’équipe de production lors de la première lecture : l’interprète du premier rôle n’a pas l’étoffe d’un premier rôle et il entraîne toute la distribution derrière lui. Contrainte à prendre ses repères sur une boussole désaimantée, la troupe, qui ne savait plus trop dans quelle parodie elle jouait, a perdu le Nord et la partie.

On comprend que l’insuccès d’une pièce puisse tenir à une erreur de distribution, mais on accepte mal qu’il puisse en être de même de l’indépendance de toute une nation. Encore moins cette surprenante hésitation qu’on a eu à la corriger.

Au théâtre comme en politique, les bons choix jouent le rôle qu’on leur a confié, les mauvais jouent à le jouer. Le seul accent de vérité qu’on puisse espérer tirer de ce type d’acteur serait qu’il en prenne subitement conscience. Mais trêve de fausses espérances ! Les erreurs de distribution sont toujours victimes de leurs insuccès, d’un bide, d’un four ou de la pire défaite électorale d’un parti, jamais responsables ! Ils ont toujours tout fait ce qu’il fallait faire ! Un bois clair ne sonne pas comme une contrebasse, mais il semble être dans la nature d’un ukulélé de toujours s’entendre jouer comme un Steinway.