L'Orient Express de la rue Mont-Royal

2007/06/06 | Par Jean-Claude Germain

Sur la photo: rue Mont-Royal à Montréal en 1951

J’aurais eu du mal à faire le compte des moyens de locomotion qu’empruntaient les héros de tous les récits d’aventure que j’avais lus.

Les Juifs traversaient la mer rouge à pied sec, les chevaliers de la Table ronde s’égaraient dans la forêt de Brocéliande à cheval, les pirates et les corsaires faisaient la course en bateau, les Touaregs s’enfonçaient dans le désert à dos de chameaux, les trains transportaient les canons de la révolution au Mexique, les voitures tiraient de la mitraillette dans les rues de Chicago, les princes hindous visitaient l’Atlantide en sous-marin, les journalistes enlevaient des missionnaires en ballon et les pilotes de ligne franchissaient les Andes pour livrer la poste en avion, mais personne ne semblait avoir entendu parler du tramway. Et encore moins de l’aventureux 52 !

À l’échelle de Montréal, la ligne 52 de la rue Mont-Royal aurait pu se comparer – le luxe en moins – à celle de l’Orient Express par la diversité des territoires qu’elle était appelée à traverser. Ce n’est pas le tramway qui fait la ligne, c’est le parcours. Et celui-là était à nul autre pareil. Les 52 prenaient rail à la sortie des abattoirs rue D’Iberville - un emplacement occupé aujourd’hui par le Journal de Montréal. Jusqu’à la rue De Lorimier, le trajet était un réchauffement. Un entre-deux sans histoire toujours en attente de se donner une personnalité.

L’entrée sur le Plateau historique se faisait progressivement : d’abord un portail majestueux de frontons de banques, une chocolaterie Jean et Charles qui connaissait son heure de gloire tous les ans à Pâques, Tony Pappas pour l’exotisme du nom, Le Cheval noir pour les rares adeptes de la viande chevaline, et coin Papineau : le feu d’artifice. Des cinémas : le Dominion, le Papineau et le Passe-temps. Des cinq-dix-quinze : Kresge’s, Woolworth’s. Un grand magasin à rayons : Messier.

Des barbiers à tous les coins de rue, la taverne Normand, la pharmacie Michon, Giroux, Dionne, Reitman’s, Grover’s, des hardware stores, des snack bars, des soda bars, des delicatessens avec des pots de piments rouges dans la vitrine, des magasins de lingerie et de chaussures, des bijouteries et même une boutique de chinoiseries. Jusqu’à l’église des Pères du Saint-Sacrement dont la paroisse desservait les bourgeois cossus de la rue Saint-Hubert, les arrêts étaient multiples comme il se doit sur la grande rue d’un village.

À partir de Saint-Denis jusqu’à Saint-Laurent, on avait l’impression de se frayer un chemin dans l’arrière-cour de ces deux grandes artères, un bric à brac où s’entassaient pêle-mêle des commerces aussi dépareillés qu’incongrus. Un souk où le vendeur de machines à coudre et le réparateur de parapluie vivaient côte à côte en parfaite disharmonie, au milieu de magasins de retailles de tissus, de formes de chapeaux, de boutons et de paillettes, d’articles de plomberie ou de ferblanterie. L’endroit rêvé pour partir à la recherche d’un modèle de washeur discontinué.

Coin Saint-Laurent, le conducteur quittait son poste pour actionner les rails mobiles et le 52 s’engageait à contre-courant dans le couloir de l’immigration. Il roulait en direction du port alors que les nouveaux arrivants, avec les Italiens comme fer de lance, montaient toujours plus haut vers le Nord. Rétcheul ! R-a-chel ! lance le contrôleur. Nous entrions dans le royaume de la confection. L’industrie de la guénille n’avait pas pignon sur rue comme les boutiques. Elle éparpillait discrètement ses ateliers de misère dans les édifices à plusieurs étages qui longeaient la Saint-Lawrence.

Le soir, au retour, le 52 était envahi par une horde de babouchkas. Rien ne pouvait résister à la poussée polonaise et ukrainienne de l’Europe centrale qui sortait d’une longue journée dans un sweat shop comme un obus sort de la culasse. Nous n’avions guère d’autre choix que d’obéir au mouvement irrésistible de l’immigration qui nous poussait vers l’avant du tramway.

Heureusement que la seule entrée était située à l’arrière. Sinon l’offensive en sens inverse d’un nouveau bataillon de babouchkas nous aurait littéralement oblitérés. Auraient-elles dansé de joie ? L’exubérance n’était pas de la gamme de leurs émotions qui se limitait à une variété de grognements d’impatience. Avec leurs foulards attachés au menton, d’où leur surnom, et leur visage fermé, toutes les babouchkas semblaient moulées dans une même tristesse inguérissable.

Doulouth ! Dul-u-t-te ! Maintenant l’ambiance, la texture et le décor étaient juifs. Moishe’s, le bain Shubert, Schwartz’s, Berson & son’s, le fabriquant de pierres tombales hébraïques, Warshaw’s, la Saint Lawrence Bakery.

Ma connaissance du monde juif se résumait alors au goût très sucré d’un vin aux raisins noirs cacher. Lorsque ma mère était une toute jeune modiste, sa bourgeoise juive l’amenait avec elle à New York à tous les printemps pour assister au fameux défilé de Pâques, l’Easter Parade, sur la Cinquième avenue. Elle était là, tout comme les couturières new-yorkaises, pour observer de près les nouveaux chapeaux, les nouvelles robes et les réinterpréter ensuite pour la clientèle de sa patronne.

À tous les Chanukahs, cette dernière avait pris l’habitude de lui offrir une bouteille de vin Manischewitz. Ma mère y avait pris goût et depuis à tous les Noëls, la bouteille carrée faisait partie de la panoplie des alcools. Si un peuple à un boire aussi sucré, disait mon père, y doit avoir manqué d’affection rare dans sa vie ! C’était le moins qu’on puisse dire.

En traversant la rue Sherbrooke, on apercevait à droite, l’église orthodoxe grecque Sainte Trinité et en abordant la côte, à gauche, le fronton de la Brasserie Ekker’s et sur la plateforme de chargement, les barils de la bière Black Horse et plus bas, à gauche, l’édifice L. O. Grothé, fabricant émérite du cigare du peuple, le Peg-top.

La rue Ontario marquait l’entrée du Red light avec Le Faisan doré rebaptisé Café Montmartre, ancêtre au même endroit de tous les night-clubs montréalais sous un autre nom, le Frolics Cabaret, et grand initiateur des folles nuits de la métropole avec l’arrivée dans les années vingt d’une Queen of the Main, Texas Guinan et son cri de ralliement nocturne Hello Suckers !

Coin Sainte-Catherine, le conducteur quittait son poste une deuxième fois pour aiguiller son tramway vers l’Ouest. En raison de la circulation automobile dans toutes les directions, l’opération nous donnait habituellement le temps de lire et de relire les titres à l’affiche des cinémas Crystal et Midway, invariablement des films de guerre : Okinawa, Guadalcanal, Saïpan, Pearl Harbor, D Day.

En roulant dans le no man’s land entre les deux villes, on laissait derrière le Blue Sky et la Librairie tranquille, le Gayety’s, palais en résidence de la deuxième reine de la Main, Lily St-Cyr, le Saint-Germain-des-prés, le Continental, le bel édifice à plusieurs étages d’un marchand de meubles Woodhouse et l’immense terrain de la maison de réforme Saint-Jean Bosco où l’on a érigé la Place des arts par la suite.

La ville anglaise et le centre-ville – par opposition au bas-de-la-ville qui était l’ancien centre – débutaient rue Bleury par une première rangée de cinémas, le carré Phillips et une cathédrale protestante, Christ Church, flanquée de deux temples du commerce au détail, Morgan’s – plutôt arsenic et vieilles dentelles à la mode Agatha Christie – et Eaton’s – définitivement modern style.

Encore tout jeune, j’étais déjà un habitué du fameux restaurant du neuvième étage. Le décor Art déco de Jacques Carlu convenait parfaitement à ma mère. Au milieu des jeux de lignes et des géométries de formes abstraites, on était un peu à Paris, au Bœuf sur le toit, sans le savoir et sans Joséphine Baker et son bal nègre. Comme ses sœurs, ma mère était née pour porter un chapeau cloche et danser le charleston. Ses visites hebdomadaires du mercredi dans les grands magasins lui permettaient de suivre l’évolution de la haute couture et de vérifier la façon pour ne pas perdre la main.

La rangée de cinémas et de grands magasins se poursuivait jusqu’à la rue Peel dont le coin était, aux dires des Anglos, le centre de la métropole comme c’était le cas de l’intersection Young and Bloor à Toronto. Un coin de rue ? Lequel des quatre ? Celui qui donne sur un kiosque de journaux, International News, où le jour comme la nuit, les dernières éditions des grands quotidiens du monde entier sont disponibles. Ou celui qui ouvre sur le Golden Square Mile ?

On longe maintenant un quartier huppé, sauf pour Chez Paree, une boîte de strip-tease qu’on devine rue Stanley. Un marché Dionne pour les riches où, en toutes saisons, on trouve des fruits ou des légumes dont le restant de la ville a oublié l’existence. Ogylvie’s, un magasin à rayons pour les snobs, l’International Music Store pour la musique en feuille, quelques librairies, une arrogante église protestante, Layton’s pour les pianos et le nec plus ultra du four o’clock tea, le restaurant Murray’s.

G-u-y-y-y-e ! Gui ! Et le grand théâtre de la haute société qui fréquentait le Ritz-Carlton.  Le Her Majesty’s ! Louis Jouvet et sa troupe y avaient joué. Le climat de la Catherine changeait à nouveau. Une dernière tache de français, après Saint-Mathieu : Le Paris, un restaurant. Ensuite, les commerces semblaient bouder les passants et se refermer sur eux-mêmes. Qui êtes-vous pour nous déranger dans nos mots croisés ?.

Atwater ! Le Forum ! Tout le monde descend ! Si vous trouvez pas de billets pour la partie, je repars dans 15 minutes ! Le samedi ou le dimanche après-midi, mon père avait toujours les siens pour le match des Royaux de Montréal. À l’époque, n’entrait pas qui voulait dans la ligue Nationale ou dans l’équipe des Canadiens. La période de probation s’éternisait et la qualité du jeu de la ligue senior était exceptionnelle.

Le capitaine de l’équipe Pete Morin était trop léger pour les majeures. Doug Harvey, qui n’avait pas la cote auprès de Dick Irving, attendait son tour en préparant les jeux avec une maestria élégante et fluide. Jimmy Orlando avait le calibre de la grande ligue, mais il était interdit de séjour aux États-Unis pour ses accointances avec la mafia. Propriétaire du El Morocco et amant de Lily St-Cyr, il jouait pour le plaisir. Il n’était pas le seul d’ailleurs.

Les Royaux affrontaient différentes villes du Québec dont Shawinigan. J’avais un faible pour son gardien de buts, un grand slacque déguingandé, tout en bras et en jambes, qui endossait un chandail différent de celui son équipe. Il était rayé noir et blanc à l’horizontale comme un prisonnier.

Comme il s’ennuyait dans ses buts, il lui arrivait de passer derrière son filet et de faire une montée avec la rondelle jusqu’à la ligne bleue. Une fois, il a même poussé la provocation jusqu’à la franchir avec ses longues foulées et de déjouer le gardien de buts adverse.  C’était le délire dans les estrades !
Quelle aurait été la réaction de Marco Polo, si après un voyage aussi aventureux que celui du 52, il avait eu la surprise de découvrir le Forum plutôt que Cathay ? Sans doute la même ! Un total ravissement ! Et il serait revenu chez lui dans la même journée !