Comment on fabrique la pauvreté

2007/06/26 | Par Claude Philippe Nolin

Photo: CSN nouvelles

Le 13 mai dernier, le Devoir publiait sous la plume de Fabien Deglise un article confirmant l’accentuation du clivage entre les riches et les pauvres depuis les vingt dernières années. L’article, intitulé : « Les riches sont plus riches, les pauvres sont plus pauvres », nous informait que la classe moyenne se rétrécit au pays, plusieurs de ses représentants se sont appauvris de 3 % alors que d’autres, dans une moindre mesure (2 %), se sont enrichis. L’article de Deglise se basait sur une étude de Statistiques Canada intitulée « Inégalité et redistribution du revenu au Canada, 1976 à 2004 ».

Dans son article, Deglise cite le statisticien René Morissette de Statistique Canada pour expliquer l’origine de cette disparité grandissante. Selon l’étude, c’est la combinaison de l’affaiblissement des systèmes de redistribution de la richesse collective au cours des dernières années et des inégalités croissantes des revenus offerts par le marché du travail depuis plus de 30 ans qui en serait la cause.

Une cause qui interpelle le mouvement syndical

Une autre cause semble être ignoré par tous les grands intervenants de notre société. Elle contribue elle aussi mais à long terme à appauvrir la classe moyenne.

Avez-vous déjà réfléchi à la manière dont nous avons l’habitude d’attribuer les hausses salariales dans les entreprises, surtout celles qui sont syndiquées?

On applique généralement un pourcentage annuel uniformisé, qui peut-être soit négocié, si on peut établir un rapport de force et qu’on est syndiqué, soit imposé lorsqu’on dépend de la « conjoncture » et du bon vouloir de son employeur. Ce taux fixe d’augmentation (dont la durée varie) est appliqué pour l’ensemble des échelons de toutes les échelles salariales en vigueur pour cette organisation. Et ce, qu’importent les écarts entre les différentes catégories d’employés; techniciens, professionnels, le personnel de bureau et de soutien. Tous reçoivent un même pourcentage d’augmentation.

Si vous êtes syndiqué, il vous est peut-être arrivé de jeter un œil sur les différentes échelles de salaire de votre convention collective et de constater évidemment les écarts salariaux. C‘est très instructif, surtout si on peut bénéficier d’un certain recul. Ainsi, si vous calculez l’écart entre les augmentations des différentes catégories de travailleurs, vous constaterez que les augmentations consenties aux bas salariés sont moindres que celles que reçoivent les catégories d’employés mieux rémunérés.

Concrètement, une augmentation de 2 % sur 20 000 $, c’est la moitié de celle qu’on obtient sur 40 000 $ et le tiers de celle sur 60 000 $. C’est choquant, surtout lorsqu’on se trouve à être parmi les bas salariés.

Une incidence à long terme sur les écarts salariaux

Par exemple, avec une simple indexation moyenne de 1 % par année sur vingt ans, un salarié qui recevait 40 000 $ en 1986, recevait 8 324,36 $ de plus pour l’année 2005, soit 48 324,36 $. Celui qui recevait 20 000 $ n’obtenait que 4 162,18 $ de plus pour la même période, soit moins de la moitié du montant qu’a reçu le salarié précédent.

L’écart entre les gains des deux salariés a augmenté d’année en année, passant de 200 $ la première année à plus de 4 162 $ à la vingtième. Si nous excluons de notre calcul la différence salariale initiale annuelle de 20 000, le cumul de cet écart sur vingt ans se solde par une différence de gains de 40 380,08 $ au bénéfice des hauts salariés.

Multipliez ces montants par vos propres chiffres si vous croyez avoir de meilleures augmentations salariales durant ces 20 dernières années.

Le seuil de faible revenu rattrape les bas salariés

Puisqu’une augmentation salariale de 1 % est inférieure à l’augmentation du coût de la vie (1,4 % au Québec entre février 2006 et janvier 2007, une moyenne annuelle de 3,15 % entre 1996 et 2007), il est évident que les bas salariés se font lentement, mais sûrement rattraper par le seuil de faible revenu (14 794 $ pour une personne seule et 29 589 $ pour un couple avec 2 enfants en 2004).

Vous me direz que de nombreux syndicats réussissent habituellement à négocier de meilleures augmentations de salaires. Mais même avec une augmentation de 3 % par année, les bas salariés n’auraient pas maintenu l’écart qui les sépare du seuil de faible revenu depuis les dix dernières années. Et même si leurs augmentations avaient suivi la même courbe que le seuil de faible revenu, leur pouvoir d’achat aurait tout de même perdu plus de 44,16 % sa valeur en raison de l’inflation.

L’iniquité de la répartition des augmentations salariales, combinée avec la faiblesse de ces augmentations, concourt à appauvrir les bas salariés au prise avec l’inflation. Nous avons donc là un problème systémique grave, un système qui fabrique inéluctablement de la pauvreté...

C’est certain, les augmentations de salaire consenties depuis les vingt dernières années n’ont pas permis à la plupart d’entre nous de maintenir leur pouvoir d’achat. Comme nous l’avons dit plus haut, nos augmentations salariales sont souvent en deçà de la moyenne des dix dernières années de l’indice annuel des prix à la consommation, qui lui est de 3,15 %.

Nous avons les moyens de faire autrement.

 Nous pourrions par exemple négocier un pourcentage d’augmentation sur la masse salariale annuelle de l’entreprise et diviser ce montant par le nombre total d’heures régulières à travailler pour l’année. Le montant résultant serait alors appliqué à chaque échelon des échelles salariales, pour chaque catégorie d’employés.

L’avantage d’agir ainsi est que l’écart entre les hauts et les bas salariés, qu’importe les salaires et les échelons, reste constant plutôt que de s’agrandir au fil des années.

Même si nous réussissions à négocier des augmentations salariales supérieures à celle du niveau du seuil de faible revenu (ce que nous nommions anciennement le seuil de pauvreté) et à augmenter ainsi notre pouvoir d’achat, il faut tout de même s’interroger sur ce problème structurel.

Les grandes centrales syndicales ne semblent pas avoir développé de réflexions sur le sujet, même si de rares syndicats locaux ont déjà débattu du sujet. Des mécanismes particuliers et d’application locale devront probablement être développés afin d’assurer une réelle équité.

Nous serions hypocrites de continuer d’un côté, à dénoncer les mesures inéquitables des gouvernements au nom de la lutte contre la pauvreté et de l’autre, à refuser de faire nous-même un geste en faveur des plus démunis parmi les nôtres. Nous le serions également de nous contenter d’applaudir lorsque nos politiciens votent des lois contre la pauvreté chez les enfants mais de refuser dans un même temps d’utiliser un moyen à notre portée pour assurer un revenu décent à leurs parents.

Certaines personnes que j’ai contactées ont dit craindre de présenter une telle proposition aux travailleurs syndiqués, redoutant que les débats provoqués n’entraînent une perte de solidarité syndicale. Mais, peut-on parler réellement de solidarité lorsqu’on condamne une part importante des travailleurs à la pauvreté?

Si les organisations syndiquées ont la capacité d’intervenir plus facilement face à ce problème, cela en va autrement pour les entreprises non-syndiquées. Il y a de plus en plus d’entrepreneurs progressistes mais malheureusement, ils semblent encore très minoritaires. L’expérience passée nous a démontré que les entreprises optaient habituellement pour le plus simple et le moins cher.

Peut-être devrons-nous tout de même attendre une nouvelle réglementation sur les normes du travail pour pallier un éventuel manque de sensibilité des employeurs.

En attendant, puis-je vous suggérer de soulever le point dans vos milieux de travail…