Le Projet d’Union Nord-Américaine

2007/08/11 | Par Rodrigue Tremblay

Sur la photo: les présidents états-unien et mexicain, George W. Bush et Felipe Calderon.

Attendez-vous à une réaction fort négative de la part de la population canadienne, mais aussi de la part des Américains et des Mexicains, quand ils apprendront dans le détail ce que le trio de Bush-Calderon-Harper a concocté ces dernières années, dans le plus grand secret et sans aucun débat public.

En effet, les trois gouvernements relativement impopulaires qui trônent présentement à Washington, Ottawa et Mexico, se sont associés à de très grandes compagnies, la plupart américaines, afin d’établir les bases d’une future Union Nord Américaine (UNA), aussi appelée le projet pour une « Intégration Profonde » .

Il s’agirait d’une nouvelle alliance de type permanent à l’intérieur de laquelle les Américains auraient de facto une influence prépondérante. Elle obligerait le Canada et le Mexique à harmoniser de nombreuses lois et règlements en fonction des intérêts du monde du « Big Business » et de ceux des administrations américaines avant tout préoccupées par leurs ambitions impériales et non-démocratiques à travers le monde.

Le libre-échange soufflé à un niveau supérieur

Il va de soi qu’un tel plan d’intégration continentale poussée, tant au plan économique que politique, s’éloigne considérablement de l’idée originale d’échanges équitables et libres, pour les biens et les services, grâce à l’abolition des barrières tarifaires et non-tarifaires entre les pays de l’hémisphère. Cette idée a d’abord pris forme avec l’Accord de libre-échange (ALÉ) de 1988, entre le Canada et les États-Unis.

Par la suite, en 1994, le Canada dut accepter que le Mexique se joigne à l’Accord de libre échange nord-américain (ALÉNA), l’obligeant aussi à faire des concessions substantielles quant à l’application de la Loi sur Investissement Canada, laquelle régit les prises de contrôle étrangères de compagnies canadiennes, en plus de garantir aux États-Unis un accès privilégié aux ressources énergétiques canadiennes.

Tout cela aurait dû suffire à ouvrir le marché américain aux entreprises canadiennes. Il semble, cependant, que ce ne soit point le cas. Les grandes sociétés et le gouvernement américain veulent se servir du prétexte de la lutte au terrorisme pour aller beaucoup plus loin et extraire encore plus de concessions de la part du Canada.

En effet, sous la pression de grandes entreprises, la plupart américaines, lesquelles ont des installations des deux côtés de la frontière, et des préoccupations sécuritaires de l’administration américaine, l’idée initiale de libre-échange est soufflée et poussée à un niveau bien supérieur. Ce qui est proposé est ni plus ni moins de transformer les accords de libre-échange en une organisation politique parapluie qui serait une sorte d’organisation parallèle à l’Union Européenne avec son regroupement de 27 pays.

Une intégration plus poussée que l’Union européenne

En réalité, le projet nord-américain pourrait même dépasser ce qu’a accompli l’UE en matière d’intégration économique et politique. Ainsi, en Europe, les deux douzaines et davantage de pays-membres ont conservé leur mainmise sur leurs forces armées et sur leur politique étrangère et, ce qui est important, il ne s’y trouve aucun pays en position d’exercer une influence hégémonique sur l’ensemble de l’Union.— Ce ne serait pas, bien sûr, le cas en Amérique du nord, à cause du poids prépondérant des États-Unis par rapport aux deux autres pays.

Dans les faits, ce qui est sur la table pourrait conduire le Canada, le Mexique et les États-Unis, trois pays très différents en matière de populations, de cultures et d’orientations, à intégrer de facto leurs forces armées et à fusionner leurs politiques étrangères, de manière à former une sorte de Forteresse Nord-Américaine, laquelle opérerait nécessairement sous le protectorat des États-Unis.

Par nécessité, en effet, ce serait les États-Unis et son gouvernement qui auraient le gros bout du bâton dans une telle alliance, alors que les deux autres partenaires seraient relégués au statut de quasi-colonies politiques et économiques.

Je doute que cela puisse fonctionner.— D’une part, les Canadiens n’accepteront jamais que le Canada devienne une colonie des États-Unis et le gouvernement minoritaire actuel de Stephen Harper en subira les conséquences s’il persiste dans cette direction.

Les Canadiens ne souhaitent nullement voir leurs forces armées et leur politique étrangère être de facto fondues dans celles de l’Amérique impériale. D’autre part, ils ne souhaitent aucunement voir leurs ressources naturelles placées sous contrôle américain et être exploitées en presque totalité par des entreprises américaines qui ont peu ou pas de considération pour la souveraineté du Canada et pour le bien-être des Canadiens. De même, les Canadiens en très grande majorité ne souhaitent guère voir disparaître le dollar canadien au profit d’un dollar américain de moins en moins bien vu dans le monde, comme certains l’ont suggéré.

Une opération mystérieuse menée par de grandes entreprises

Néanmoins, toutes ces craintes pourraient se réaliser à terme si les efforts en grande partie secrets qui sont présentement déployés aux plus hauts niveaux, dans le cadre de l’opération mystérieuse connue sous l’acronyme anglais de SPP, c’est-à-dire le programme baptisé de Partenariat nord-américain pour la sécurité et la prospérité (PSP), connu aussi sous le vocable d’« Intégration Profonde ».

Cette initiative d’intégration fut officiellement lancée lors d’un sommet entre George W. Bush (USA), Vicente Fox (Mexique) et Paul Martin (Canada), dont les assises se tinrent dans la ville de Waco au Texas, le 23 mars 2005.

Ce sont de grandes sociétés canadiennes et des compagnies de moins en moins « canadiennes », telle Alcan sur le bord d’être vendue à la britannique Rio Tinto, et des filiales canadiennes de sociétés américaines, qui sont à la tête de cette campagne en faveur d’une Union nord-américaine.

Au Canada, elles sont regroupées dans le Conseil Canadien des Chefs d’Entreprises (CCCE), lequel fait des pressions auprès du gouvernement Harper en faveur du plan. — Le Conseil Canadien des Chefs d’Entreprises compte quelque 150 membres corporatifs.

À côté de grandes sociétés et banques canadiennes, on y trouve les filiales des grandes compagnies américaines impliquées au Canada, telles les sociétés du Pont, Fed X, General Electric, General Motors, Chrysler, Hewlett-Packard, Home Depot, IBM, Imperial Oil, Kodak, 3M, Microsoft, Pratt & Whitney, Suncor, Wyeth, Xerox, etc. — Pour ces dirigeants, le Canada n’est pas un pays distinct des États-Unis, mais un marché adjacent qu’il importe d’investir et de contrôler.

Les grands objectifs

C’est il y a quatre ans, en janvier 2003, que le CCCE lança son Initiative Nord-Américaine de sécurité et de prospérité (INASP). Les politiciens emboîtèrent le pas par la suite. Les grands objectifs de l’initiative du CCCE étaient initialement regroupés dans une stratégie à cinq volets :
1— La Réinvention des frontières entre le Canada, les États-Unis et le Mexique ;
2— La Maximisation des efficiences réglementaires ;
3— La négociation d’un pacte continental global de sécurité énergétique ;
4— La négociation d’une alliance militaire pour la défense nord-américaine ;
5— Et, la création d’un nouveau cadre institutionnel pour la nouvelle Union Nord-Américaine.

Par la suite, le Conseil Canadien des Chefs d’Entreprises s’associa à deux autres organisations, la première étant le « Council on Foreign Relations », un organisme américain connu pour son appui à la guerre de George W. Bush contre l’Irak, et la deuxième était le « Consejo Mexicano de Asuntos Internacionales » mexicain.

Le groupe de travail conjoint, baptisé le « Independent Task Force on the Future of North America », publia un rapport en mai 2005 dont le titre était « Construire une Communauté Nord-Américaine. » Le rapport proposait 39 recommandations spécifiques dont le but était d’en arriver à faire disparaître de facto les frontières et d’établir un espace économique unique sécurisé, grâce à une entente politique nord-américaine entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.

Vers l’Union Nord-Américaine ?

En un mot, la recommandation centrale du groupe de travail était de constituer, à compter de 2010 (dans seulement trois ans !!!) une communauté économique sécurisée pour l’ensemble du continent, l’Union Nord-Américaine, avec un périmètre commun comprenant une structure tarifaire commune, un système commun de sécurité, et assortie de l’émission d’une carte commune de transitage frontalier.— On a là l’essence même du projet pour une « Intégration Profonde » : un seul marché, une seule frontière économique, et un seul système officiel de sécurité. Personne n’avance l’idée pour l’instant d’un « seul drapeau » ou d’une « même monnaie », mais cela pourrait venir à terme.

C’est ce projet qui a fait l’objet de discussions lors de sommets politiques tenus à Waco, Texas, en 2005, afin d’en faire le lancement, et ensuite en mars 2006, à Cancun au Mexique. À ce dernier sommet, il fut convenu de créer un Conseil de la Compétitivité Nord-Américaine (CCNA), composé de 30 hommes d’affaires provenant en nombre égal de chaque pays.

C’est maintenant à ce groupe de travail tri-national qu’il incombe d’établir les priorités du programme PSP (ou SPP en anglais) et de piloter le processus d’intégration profonde grâce à des transformations gouvernementales dans les trois pays. — Les 20-21 août prochain, dans un sommet au Château Montebello, à Montebello, Québec, le président étatsunien George W. Bush, le premier ministre canadien Stephen Harper et le président mexicain nouvellement élu, Felipe Calderon, se rencontreront pour discuter des progrès enregistrés dans l’avancement du programme PSP, lors d’un troisième sommet.

La plupart des Canadiens pensaient, jusqu’à tout récemment, que l’initiative trilatérale entreprise visait avant tout à faciliter le commerce et les voyages entre les trois pays, d’une manière compatible avec les nouvelles exigences de sécurité qui sont apparues depuis les évènements du 11 septembre 2001.

En effet, si c’était là le seul objectif de ces discussions trilatérales au niveau politique et bureaucratique, lesquelles ont d’ailleurs commencé dès 2001, la plupart comprendrait qu’il est nécessaire d’en arriver à de nouveaux arrangements administratifs afin de réduire la durée de transitage des autos et des camions aux postes frontaliers, soit par des installations physiques agrandies, soit par l’instauration de systèmes de prédédouanement. Dans cette perspective, les gens n’auraient pas cette crainte de voir leur gouvernement s’apprêter à laisser tomber des pans entiers de souveraineté nationale.

Plus d’un soupçonnent, cependant, que les longues lignes de camions canadiens que l’on observe fréquemment aux postes frontaliers américains, six ans après le 9/11, témoignent d’une certaine mauvaise foi de la part du gouvernement américain, lequel semble utiliser la menace terroriste pour mousser son protectionnisme et pour exercer des pressions indues sur le gouvernement relativement inexpérimenté de Stephen Harper. Les Canadiens ne sont pas sans se rappeler, en effet, comment le gouvernement de George W. Bush a refusé de se plier aux nombreux jugements des tribunaux d’arbitrage de l’ALÉNA et a forcé le Canada à accepter une entente de commerce réglementé pour le bois d’œuvre.

Quoiqu’il en soit, on doit se rendre à l’évidence que les objectifs du projet « Intégration Profonde » vont beaucoup plus loin que la simple réduction des périodes de transitage aux postes frontaliers. Ces objectifs sont très nombreux, très controversés et fort risqués pour la souveraineté nationale du Canada, car ils vont beaucoup plus loin que de simplement agrandir les installations frontalières et d’harmoniser les mesures de contrôle pour les flux commerciaux et touristiques.

En réalité, le but ultime de l’opération « Intégration Profonde » est d’en arriver à créer une Union Nord-Américaine de nature politique, et non pas seulement économique, à l’intérieur de laquelle les trois pays, mais surtout un plus petit pays comme le Canada, en viendraient à perdre des éléments importants de leur souveraineté.

Ce serait une structure politique et économique qui ressemblerait à l’Union Européenne, avec ses deux douzaines et davantage de pays-membres, mais qui prendrait en Amérique du nord une coloration impérialiste. — L’ALÉNA serait transformée en une union douanière et les deux pays juniors seraient forcés d’adapter leurs lois et règlements pour qu’ils soient conformes aux lois et règlements américains, y compris l’obligation de se conformer aux politiques américaines en matière de défense et de politique étrangère.

Comme on le voit, on est passablement loin de l’idée de simplement faciliter les contrôles frontaliers pour le mouvement des biens et des personnes. Ce que ces sommets tenus dans le secret visent est davantage la mise sur pied d’une nouvelle alliance politique globale entre les États-Unis, le Canada et le Mexique.

De quasi-colonies des États-Unis

Mais, à cause de la force de gravité, cela signifierait, en pratique, que les États-Unis feraient du Canada, et jusqu’à un certain point du Mexique, des quasi colonies des USA. — En effet, les États-Unis sont une sorte d’éléphant politique qui fait tout à sa tête, surtout depuis qu’il est dirigé par le tandem Bush-Cheney, alors que le Canada et le Mexique font, au mieux, figure de petit castor et de petit renard à ses côtés. Ceci pourrait avoir comme conséquence d’entacher considérablement la qualité de la démocratie canadienne.

Et, c’est là où le bât blesse. Dès qu’un pays de taille moyenne accepte de fusionner sa politique de la défense à celle d’un grand pays — dans le cas des États-Unis, il s’agit d’un empire de surcroît — il devient très difficile à un tel pays de conserver une politique étrangère autonome. — Sa souveraineté nationale risque alors d’être réduite et compromise d’une façon irréversible.

Ils sont nombreux les Canadiens qui craignent à juste titre que le projet d’« Intégration Profonde » qui fait présentement l’objet de discussions, et qui est agressivement moussé en certains milieux, n’oblige le Canada — à laisser tomber toute velléité d’avoir une politique étrangère, indépendante de celle des États-Unis, — à voir ses Forces armées, devenir dépendantes de celles des États-Unis, et, — à abandonner son contrôle sur les rentes économiques et le développement de ses ressources naturelles, nommément sur les ressources en pétrole et en gaz, de même que sur les ressources hydrauliques et hydroélectriques.

Certains entrevoient même le jour où des pressions se feront sentir pour que le Canada laisse tomber le dollar canadien, au profit du dollar américain, provoquant par le fait même la perte d’indépendance pour ses politiques monétaires et fiscales.

Si ces appréhensions et inquiétudes peuvent sembler exagérées, peut-on néanmoins s’interroger sur les précautions qui sont prises pour sauvegarder la souveraineté et l’indépendance du Canada ? Quels seraient les fondements démocratiques d’une union politique élargie ? Quels sont les coûts politiques et économiques par rapport aux gains économiques anticipés ? Il n’y a pas eu d’étude entreprise, que je connaisse, qui aurait évalué correctement ces questions afin de fournir un éclairage valable pour un débat public de bon aloi.

Par conséquent, force nous est de conclure que le projet pour une « Intégration Profonde » et poussée du Canada dans le giron américain est fondamentalement déficient, sinon carrément subversif au plan politique.

Une absence de débat public

Il n’y a eu aucun débat public articulé sur cet enjeu, même si tôt ou tard le gouvernement minoritaire de Stephen Harper devra sûrement consulter et persuader la population canadienne avant de formuler des législations qui permettraient de concrétiser la mise en oeuvre du projet.

Un tel débat public n’a pas eu lieu jusqu’à maintenant. Tout au contraire, tout semble être mis en oeuvre pour empêcher la population de suivre ce qui se discute, puisque tout se déroule à huis-clos. Cela devrait suffire à soulever des doutes, même si ces discussions au plus haut niveau politique n’ont pas encore force de loi.

Dans un avenir plus ou moins lointain, les ententes ad hoc qui font présentement l’objet de discussions devront être concrétisées dans des ententes formelles ou même insérées dans un nouveau traité entre les trois pays. On nie que ce soit là l’intention, mais la logique de l’opération milite fortement en faveur d’un tel dénouement.

Personnellement, je crois que l’enjeu est suffisamment important pour que, tôt ou tard, on tienne un référendum pan-canadien sur toute la question de l’« Intégration Profonde ». En effet, il est impossible de rendre justice à une telle question compliquée dans le cadre d’une élection générale, alors qu’un parti politique peut prendre le pouvoir avec une minorité de votes en se faufilant entre plusieurs autres partis. Une élection générale ne peut apporter la légitimité requise à un projet politique d’une telle ampleur. Pour se faire, il faudrait un référendum pan-canadien afin que la population souveraine puisse se prononcer sur la question.

Rodrigue Tremblay est professeur émérite de sciences économiques à l’Université de Montréal et a été ministre dans le gouvernement de René Lévesque.

Il peut être rejoint à l’adresse suivante : rodrigue.tremblay@yahoo.com

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