Plainte contre Radio-Canada

2007/09/06 | Par Échec à la guerre

Les signataires suivants, membres de la section Québec de l’Alliance Canadienne pour la paix et du regroupement Échec à la guerre:

M. Brian Barton, représentant le Comité de Solidarité/Trois-Rivières
M. Normand Beaudet, représentant le Centre de Ressources sur la Non-Violence
Mme Judith Berlyn, représentante de l’Initiative de Westmount pour la Paix
Mme Mila Guillory, représentante du groupement préoccupé par l’environnement et les questions sociales à l’Église Unitarienne de Montréal
M. Pierre Jasmin, représentant les Artistes pour la Paix

adressent en date du 2 septembre 2007 la plainte suivante à Mme Julie Miville Dechêne, ombudsman des services français de Radio-Canada.

Ils demandent à l’ombudsman d’investiguer et de donner l'heure juste sur la couverture profondément biaisée de la guerre en Afghanistan (des mois juillet et août) par la télévision de Radio-Canada. Ils voudraient ainsi s’assurer que Radio-Canada cesse de sous-représenter le point de vue de la majorité des Canadiens francophones (présentement les 2/3) s’opposant à la présence de l’armée canadienne en Afghanistan.

1. Liberté de la presse

Les organismes qui déposent la plainte désirent d'abord réaffirmer leur appui à la politique journalistique de Radio-Canada, mais considèrent qu'à de nombreux égards, cette politique, en ce qui concerne la guerre en Afghanistan, n'est pas respectée. Car nous croyons que le premier principe de liberté de presse est actuellement bafoué par la télévision française.

La liberté de la presse, écrite et électronique, constitue un des fondements de notre société et l’objectivité représente une valeur incontournable de cette liberté de presse. L’objectivité est mise à mal lorsque seule la position gouvernementale est couverte de façon systématique. Et c’est le cas. La position minoritaire du gouvernement Harper et le point de vue tactique des militaires sont omniprésents, au détriment des points de vues alternatifs véhiculés par les organismes de paix, la population en général, les partis fédéraux d’opposition et les chercheurs universitaires, presque unanimement opposés à la manière dont le général Rick Hillier mène les opérations militaires de l’armée canadienne en Afghanistan.

(Image: SRC. Bernard Derome en reportage en Afghanistan)

Facilité et déséquilibre

La télévision de Radio-Canada a sombré dans la facilité en n’invitant à toutes fins pratiques que des analystes qui sont des :
- ex-militaires (entre autres, MM. Rémi Landry et Gilles Paradis),
- professeurs des collèges militaires de Kingston et de St-Jean
- spécialistes en stratégie militaire de centres de recherches dépendant financièrement du gouvernement (chaires fédérales)
pour faire une analyse tactico-stratégique du conflit sur le terrain.

Les journalistes de Radio-Canada utilisent les ressources des Forces Canadiennes pour effectuer une couverture terrain du conflit et côtoient des militaires envers lesquels ils se rendent dépendants pour leur sécurité, leur bien-être, leur logement et leur transport; ceci affecte l’équilibre du traitement effectué. Leurs reportages sont donc teintés d’une profonde sympathie envers les militaires, mais hélas aussi envers leur mission controversée.

Tous les événement relatifs au conflit : départs de soldats, arrivées de soldats en Afghanistan, offensives, morts de soldats, rapatriements de soldats, funérailles de soldats et retours des militaires deviennent autant d’occasions pour « louanger le courage des soldats qui perdent leur vie pour le bien de la population afghane ». Et pour des raisons éthiques, à ces moments, on refuse de remettre en question le bien-fondé de la mission. Nous croyons pour notre part que même lorsque ces événements sont couverts, la mission d’information doit se poursuivre, en laissant place à d’autres sujets. Sinon, il n’y aurait jamais de bons moments pour véhiculer le message de ceux qui s’opposent à la mission et en questionnent le bien-fondé.

Une couverture complaisante de la guerre

Le contexte particulier de la guerre en Afghanistan nuit profondément à la libre circulation des idées, des opinions et de l'information, essentielle à la défense de la liberté individuelle. Nous croyons que la forme de censure exercée par Radio-Canada est une brèche fondamentale à l'idéal démocratique. Si, tel que la politique journalistique de Radio-Canada le souligne, le journalisme électronique est devenu une composante majeure du monde de l'information, il doit jouir de cette liberté et en assumer les obligations et responsabilités. Or, Radio-Canada se discrédite en couvrant de manière complaisante la guerre conduite par le gouvernement minoritaire de Stephen Harper.

En principe, la Société Radio-Canada se doit de rester indépendante du pouvoir politique ou gouvernemental pour sa gestion et sa programmation, et même en situation de guerre, devrait remplir le rôle qui lui est confié dans le cadre du système canadien de radio et télédiffusion. En principe, l'autorité conférée par le Parlement à son Conseil d'administration devrait garantir l'autonomie de Radio-Canada : les administrateurs délimitent et protègent l'intérêt public en s'assurant que la Société s'acquitte de sa mission. Nous désirons réaffirmer que la relation à distance de la société d’État est essentielle à l'indépendance de Radio-Canada, particulièrement en ce qui a trait à ses pratiques journalistiques. Et cette autonomie ne va jamais sans responsabilités.

2. RESPONSABILITÉS DE LA PRESSE

La politique contemporaine est complexe, mais le message véhiculé par Radio-Canada sur la guerre en Afghanistan est simpliste et déconnecté de la réalité. L'angle de traitement tactico-militaire choisi amplifie le fossé qui ne cesse de s'élargir entre ce que nous savons et ce que nous devrions savoir pour prendre des décisions éclairées. En ce sens, Radio-Canada ne réussit qu’à attiser le scepticisme des Canadiens francophones. Dans cette période capitale de l’histoire du pays, nous avons aussi un besoin capital de moyens d'information réellement efficaces et crédibles. Or, Radio-Canada semble de moins en moins faire partie de ces moyens.

Les médias doivent jouer un rôle de plus en plus important d’analyse et de mise en contexte. Le public canadien, de plus en plus instruit et averti, grâce aux technologies alternatives d‘informations, s'attend donc à un niveau de qualité élevé que seule une grande diversité de points de vue peut apporter. La question de confiance dans les médias est cruciale. Or, cette confiance nous semble, en ce moment, ébranlée à la société d’état, vu son manque d’objectivité dans le traitement de l’information.

Ce que la couverture omet de dire

Nous vous présentons ici quelques points omis par la couverture actuelle inadéquate de Radio-Canada.

- L’ennemi numéro 1 des États-Unis en Asie Centrale étant l’Iran, la mission en Afghanistan a toutes les caractéristiques d’une stratégie d’encerclement géographique et d’étouffement économique du pays. Aucune analyse en ce sens nous semble avoir été présentée, malgré le fait que les présidents Karzaï (Afghanistan) et Al-Maliki (Irak) au cours des dernières semaines ont souligné que « l’Iran n’est pas le problème dans la région, c’est une partie de la solution », soulevant par leurs propos la colère du président Bush. Serait-ce manquer d’objectivité que de rappeler que la politique américaine des trente dernières années en Asie Centrale et en Irak, a été de contenir l'influence iranienne: guerre Iran-Irak, deux guerres en Irak et maintenant présence offensive en Afghanistan?

- Aussi, fait impossible à omettre, l’enjeu géopolitique numéro 1 dans la région est de tenter de contenir l’influence de la Russie et de l’Iran sur les ressources fossiles de la côte est de la mer Caspienne, où se trouvent les anciens États de l’empire soviétique. L’Occident veut de plus avoir un rôle à jouer face aux puissances économiques émergeantes de l’Asie Centrale (la Chine et l’Inde).

- On nous dit que le retrait des troupes de l’OTAN en Afghanistan voudrait dire l’abandon du peuple afghan aux mains des Talibans. Quiconque suit la situation de la région a entendu parlé de l’Organisation de coopération de Shangaï fondée en 2001, une alliance militaire qui regroupe tous les pays de la région, y compris les forces militaires russe, chinoise, indienne, pakistanaise. Or, aucun de ces pays n’est véritablement sympathique au retour des talibans. Quelle prétention de croire que nous sommes les seuls à nous soucier du sort de la population afghane. La télévision de Radio-Canada nous a-t-elle informé sur les opérations militaires de l’organisation de Shangai, il y a deux semaines?

- Radio-Canada a rapporté avec complaisance les achats controversés et les propos discrédités de l’ex-ministre de la Défense, Gordon O’Connor, sans jamais présenter les nombreuses critiques qu’ils suscitaient. Parmi ses derniers propos qui ont causé sa démotion, Radio-Canada a transmis sa prévision que le Canada cesserait bientôt les opérations offensives et s’occuperait à former l’Armée Nationale Afghane (ANA).

L’ANA est une armée qui coalise une foule de minorités ethniques comme les Hazara, les Tadjiks, certaines factions Pachtounes anti-talibanes, les Baloutches majoritairement sunnites… On retrouve au pays ces factions divisées, sans oublier certains Jihadistes importés d’Arabie Saoudite et des Chiites révolutionnaires affectés par l’influence et l’interférence iranienne sur les plans politique, militaire et idéologique. Le plus inquiétant est que la principale motivation des ces ethnies ou groupes minoritaires est la haine des talibans, qui sont une faction radicale des populations pachtounes du sud, elles-mêmes majoritaires.

La solution du Canada est donc, en collaboration avec les États-Unis, d’armer à coup de milliards en matériel militaire et d’entraîner une armée nationale composée d’ethnies minoritaires contre une ethnie majoritaire. Et cette irresponsabilité dénoncée par aucune analyse à Radio-Canada est véhiculée comme une solution par les sympathisants de la mission de l’armée canadienne, cette mission que Radio-Canada ne remet absolument pas en question…

- Aucune couverture systématique du tordage de bras militaro-politique pour provoquer l’intervention militaire pakistanaise à la Mosquée Rouge n’a été transmise par Radio-Canada qui assiste, sans commenter, à la multiplication des efforts de déstabilisation du Pakistan afin de boucler la boucle de l’encerclement géographique de l’Iran, tout ceci en plein territoire pachtoune.

- Lors du sommet de Montebello, Radio-Canada a commenté l’angle économique de la prospérité et de la sécurité, sans un seul reportage sur les enjeux de la défense ni sur le libellé du libre échange qui protège les ententes de partage de production de matériel de défense. L’interventionnisme gouvernemental est dénoncé par la ZLÉA en matières d’environnement, en droits syndicaux, en compensations sociales, en subventions dans tous les secteurs de l’économie, sauf pour ce qui est de l’industrie de la défense. Il ne resterait aux gouvernements que l’ « illégitime » industrie de la défense pour stimuler le développement économique en toute légalité?

- Radio-Canada a-t-elle commenté que les gens qui profitent le plus de la réorientation offensive de la politique de défense sont les industries militaires? Le complexe militaro-industriel attend la prochaine campagne électorale, excité par les annonces de juteux contrats militaires par le gouvernement Harper, dont le processus d’adjudication des contrats est déjà sous évaluation par la Vérificatrice du Canada. Malheureusement, lorsque les contrats seront alloués, il sera trop tard pour que les commentaires des journalistes aient quelque influence positive sur le développement durable et pacifique de notre pays.

- A-t-on entendu des reportages sur le fait que l’armée cible les gens moins favorisés pour son recrutement et sur la campagne des associations étudiantes contre le recrutement des forces canadiennes? Pourtant, les jeunes, avant de s’enrôler pour la guerre, devraient connaître les vraies raisons derrière l’offensive militaire. On passe complaisamment les publicités de l’armée, qui n’embauche pas comme les autres employeurs. L’armée enrôle, avec les fatales conséquences que l’on connaît. Elle rend aussi la vie impossible aux enrôlés lorsque le contrat n’est pas respecté. On ne parle pas ici d’un employeur comme les autres.

Radio-Canada doit diversifier ses sources et fournir une information libre

On pourrait multiplier les exemples qui illustrent les failles dans la couverture de Radio-Canada : par exemple, le non examen des sérieuses négligences de sécurité ayant mené aux épouvantables événements de septembre 2001, l’utilisation frauduleuse du devoir d’assistance pour mobiliser les forces armées de l’OTAN, les tractations et pressions pour obtenir l’assentiment réservé de l’ONU, les raisons de l’extrême froideur des pays européens à s’impliquer dans les actions offensives, les réserves que les pays comme l’Allemagne imposent à l’utilisation des armes en Afghanistan et surtout l’abandon complet du multilatéralisme et des missions de paix agréées par tous les pays membres de l’ONU etc

Radio-Canada doit répondre aux attentes de la population en termes d’information. Elle doit assumer ses responsabilités envers la société canadienne francophone, son devoir de fournir une information libre, d’autant plus que la société d’état jouit à cet égard d’une protection constitutionnelle. La télévision de Radio-Canada doit diversifier ses sources d’information, en vérifiant les antécédents des personnes ressources invitées et en invitant aussi des analystes indépendants provenant de secteurs diversifiés, autres que les études stratégiques et militaires.

Elle doit cesser de caricaturer l’opposition à la guerre, par son recours fréquent à des entrevues auprès d’incompréhensibles drogués tatoués; la démocratie exige certes que leur point de vue s’exprime aussi, mais il y a une limite à leur diffusion partiale utilisée comme une grossière tactique de guerre. Car pendant ce temps, toute analyse sérieuse susceptible de remettre en question la raison d’être de cette mission de guerre est évacuée.

Il est encore surprenant que les sondages montrent que les Canadiens francophones sont de plus en plus opposés à la mission. Et ils savent l’être, tout en exprimant leur compassion pour vos journalistes blessés et les soldats victimes de la funeste orientation que le général Rick Kill those scumbags Hillier a imprimée à l’armée. Radio-Canada n’a jamais relayé les communiqués et lettres des Artistes pour la Paix ou du Centre de Ressources sur la non-violence dénonçant au cours des dernières années les dérives agressives de l’armée canadienne.

Radio-Canada doit rendre des comptes à la population et au Parlement

Nous soulignons le fait que les médias électroniques, en particulier, ont l'obligation de présenter une information équitable, exacte, complète et équilibrée. Ce devoir incombe sans conteste à un diffuseur public respecté comme Radio-Canada, d’autant plus que sa couverture radiophonique est plutôt exemplaire à cet égard, sans doute en partie grâce aux émissions de lignes ouvertes. Mais en ce moment, à la télévision, et les nombreux exemples mentionnés ci-haut en font foi, les informations en ce qui concerne la guerre en Afghanistan sont non objectives, incomplètes, biaisées et profondément déséquilibrées. Radio-Canada doit rendre des comptes immédiatement à ses téléspectateurs.

Nous demandons aussi qu’elle rende des comptes dans les plus brefs délais au Parlement et à la population du Canada par l'intermédiaire de son Conseil d'administration.

Dans ce contexte, nous, organismes pour la paix québécois, membres de l’Alliance Canadienne pour la paix et d’Échec à la guerre, déposons une plainte formelle à la Société Radio-Canada et demandons :

1- Une analyse prompte et sommaire de la situation par l’ombudsman de Radio-Canada
2- Une réponse formelle des autorités responsables de la couverture de la guerre en Afghanistan sur les nombreuses omissions mentionnées et sur la quasi absence d’opinions articulées opposées à la guerre en Afghanistan en ondes
3- Une réponse formelle des autorités concernées sur le choix de couvrir et d’analyser l’information par un angle pratiquement exclusif d’ordre tactico-militaire et l’absence d’analyse géo-politique indépendante
4- Une réponse du Conseil d’administration sur les moyens qu’il entend prendre pour corriger la situation

La population canadienne francophone a droit à une information équitable, exacte, complète et équilibrée.

Sources :

Pierre Jasmin : 514-987-3000, 3937#
www.artistespourlapaix.org
aplp@mac.com

Normand Beaudet 514-895-9880
www.nonviolence.ca
crnv@nonviolence.ca