La surveillance de René Lévesque...

2007/11/12 | Par Pierre Cloutier

On a appris cette semaine que l'administration fédérale canadienne avait constitué un dossier secret de 2 520 pages sur l'ex-premier ministre du Québec, René Lévesque, dont beaucoup de pages sont encore censurées.

Se prévalant de l'article 3m) de la Loi fédérale sur la protection des renseignements personnels, L.R. 1985, c. P-21 qui permet la diffusion à des tiers des renseignements personnels détenus par l'administration fédérale sur une personne décédée il y a plus de 20 ans, certains journalistes anglophones ont obtenu une copie du dossier et publié les renseignements les plus «croustillants» et «sensationnalistes», à savoir le comportement sexuel prétendument excessif de M. Lévesque envers les femmes.

La première question qu'il importe de se poser dans ce dossier est celle de savoir comment cette surveillance policière abusive et illégale de l'ancien premier ministre a pu s'exercer sans que le premier ministre du Canada, M. Pierre Elliott Trudeau, et une partie de son cabinet n'aient été mis au courant.

De 2 choses l'une : où l'ordre venait du premier ministre lui-même, ou le cabinet Trudeau était d'une incompétence et d'un amateurisme qui dépassent l'entendement. Je penche plutôt vers la première hypothèse en rappelant quelques faits de base.

Le mémorandum de Trudeau : surveiller les séparatistes

Le 17 décembre 1969, le premier ministre Trudeau présentait au Comité du cabinet sur la sécurité et le renseignement un mémorandum intitulé : «Current threats to National Order and Unity : Quebec separatism».

Dans ce mémorandum, M. Trudeau demandait que les services de renseignement fédéral, dont le plus connu était le Service de sécurité de la GRC, dont le mandat n'était pas encadré par une loi mais par un simple décret ministériel, de considérer les «séparatistes» - et non pas les terroristes - comme les communistes, c'est-à-dire d'utiliser à leur endroit des méthodes clandestines de surveillance et de contre-espionnage («counter action»).

Le 19 décembre 1969, le comité du cabinet sur la sécurité et le renseignement, dont faisaient partie entre autres Marc Lalonde et John Starnes, cet ex-diplomate qui fut le premier civil nommé à compter du 1er janvier 1970 comme directeur du Service de sécurité de la GRC, ordonnait à ce service de produire un rapport complet sur «l'état du séparatisme» au Québec afin de constituer une base sur laquelle on pourrait s'appuyer pour élaborer et mettre en oeuvre des «contre-mesures positives» («positive counter-action»).

La Commission McDonald révèle les actes criminels de la GRC

En 1981, soit 12 ans plus tard, la Commission d'enquête sur certaines activités de la Gendarmerie Royale du Canada (la commission McDonald) révélait au grand jour la commission de nombreux actes illégaux et criminels par les membres du Service de sécurité de la GRC, dont le vol des listes de membres du Parti québécois, survenu dans la nuit du 8 au 9 janvier 1973.

Dans son troisième rapport intitulé «Certaines activités de la GRC et la connaissance qu'en avait le gouvernement», la commission McDonald a cherché à savoir si des ministres ou des hauts fonctionnaires étaient au courant d'activités ou de pratiques de la GRC, non autorisées ou prévues par la loi.

Cependant, elle a omis, par inadvertance ou délibérément, de se pencher sur le mémorandum du premier ministre Trudeau, daté du 17 décembre 1969, et sur le procès-verbal de la réunion du Comité du cabinet sur la sécurité et le renseignement qui a eu lieu le 19 décembre 1969, mais dont le procès-verbal porte la date du 5 janvier 1970.

Dans son témoignage devant la commission McDonald, John Starnes a pointé du doigt le premier ministre Trudeau et certains membres de son cabinet en alléguant que les ordres avaient été donnés lors de la réunion du 19 décembre 1969, mais, malgré cela, le cabinet fédéral ne fut pas blâmé ni inquiété pour la commission des actes criminels et seul le «menu fretin» fut désigné du doigt.

Le mandat du SS de la GRC

D'autre part, il est quasi impossible d'imaginer que le premier ministre du Québec, René Lévesque, ait été «ciblé» par le SS de la GRC sans une approbation ministérielle préalable.

Même si le mandat du SS de la GRC n'était pas défini par une loi, comme l'est aujourd'hui le Service canadien du renseignement de sécurité, il n'en demeure pas moins que le mandat était suffisamment précis pour viser exclusivement ceux et celles qui se livraient à des activités clandestines ou subversives et excluaient volontairement - il va de soi - ceux et celles qui, comme le premier ministre Lévesque, s'adonnaient à des activités politiques parfaitement légales et démocratiques dans le respect absolu de la constitution canadienne.

Comment une telle dérive a-t-elle pu être possible? Comment l'administration fédérale a-t-elle pu commettre un acte aussi ignoble, mesquin, abusif et méprisable à l'endroit d'un premier ministre du Québec et par surcroît, d'un homme aussi intègre que René Lévesque qui n'a jamais hésité une seule seconde à condamner fermement toute forme de violence politique et qui a toujours agi dans le respect des règles démocratiques?

Après Lévesque, la liste pourrait être longue

Le Parti québécois s'est fait cambrioler et voler ses listes de membres en 1973 sans que personne ne proteste et voilà qu'on apprend maintenant que son père fondateur était l'objet lui aussi d'une surveillance personnelle, privée et intime allant jusqu'à s'intéresser à sa vie sexuelle. Si l'administration fédérale s'est comportée de la sorte envers M. Lévesque, il est raisonnable de penser qu'elle l'a fait aussi à l'endroit de d'autres politiciens souverainistes, vivants ou décédés et la liste pourrait être longue.

Tous les militants souverainistes devraient avoir le courage de demander aux Archives nationales du Canada une copie des renseignements personnels les concernant détenus par l'administration fédérale et ceux des personnages politiques décédés depuis plus de 20 ans. Il suffit d'en faire la demande au responsable de l'accès à l'information et à la protection des renseignements personnels aux Archives Nationales du Canada, car tous les dossiers du SS de la GRC ont été transférés à cet endroit après la création du Service canadien du renseignement de sécurité en 1983.

Enfin, ce qu'il y a de plus incompréhensible dans ce dossier, c'est que personne ne réagit et personne n'exige des excuses de la part du gouvernement du Canada. Ni les dirigeants du Parti québécois, ni ceux du Bloc, ni ceux du Conseil de la souveraineté ou des groupes ou organisations souverainistes ou encore tout simplement des démocrates de bonne foi n'ont fait entendre leur voix pour protester et exiger des excuses.

Je ne comprends pas non plus que la famille et les amis de M. Lévesque laissent ainsi souiller sa mémoire sans rien dire. Cela dépasse l'entendement.

Nous sommes rendus bien bas dans la lâcheté et nous n'avons pas une très haute opinion de la démocratie pour passer sous silence un telle ignominie.

Pierre Cloutier

L'auteur est avocat. Il s''intéresse depuis fort longtemps aux questions de sécurité et de renseignement, particulièrement au Québec et au Canada, et il est auteur d'un mémoire de maîtrise en droit public sur ce dossier.