Le mathématicien de la langue

2007/11/13 | Par Ginette Leroux

Cet article est paru à l'origine dans le numéro 208 de L'aut'journal, soit en avril 2002.

Charles Castonguay est professeur titulaire au département de mathématiques et de statistique de l'Université d'Ottawa. Ardent défenseur de la langue française, critique des démographes Henripin et compagnie qu'il accuse de vouloir « faire dire n'importe quoi aux chiffres », le mémoire qu'il présente à la Commission des États généraux du français, la Commission Larose, tenue en août dernier en fait preuve.

« L'avenir du français au Québec ne sera assuré que lorsque les transferts linguistiques à Montréal se répartiront au prorata des populations de langue française et de langue anglaise. Si l'on ne se donne pas les moyens de réaliser cet objectif, on se leurre. Le poids des francophones baissera jusqu'à un niveau tel que l'actuelle politique sera remise en question, à la faveur d'un bilinguisme dont on connaît l'issue », voilà en résumé son plaidoyer.

Publié ce mois-ci (en avril 2002 - ndlr) conjointement par L'aut'journal et les Éditions Trois-Pistoles, Larose n'est pas Larousse réunit ses chroniques parues dans L'aut'journal sur la question.

Un anglophone originaire d'Ottawa

Comment Charles Castonguay, un anglophone originaire d'Ottawa, en est-il venu à épouser la cause linguistique québécoise ? Une énigme que son histoire personnelle nous aide à déchiffrer. C'est suite à la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976, après une décennie d'engagement actif au sein du PQ, que sa nouvelle identité se précise : d'anglo-ontarien, il devient anglo-francisé. En 1980, de retour à Hull, ses écrits deviennent plus universitaires, ses recherches plus fouillées, ses préoccupations plus ciblées.

« Québec veut probablement ce que je voudrais, avoue-t-il, la réconciliation du Canada français et du Canada anglais sur une base de partenariat d'égal à égal. » Un espoir qui s'amenuise au fil des années, croit-il, mais ce qui ne l'empêche pas de continuer à informer les Québécois souverainistes, les francophones hors Québec, les fédéralistes, même les anglophones, sur les dangers que court la langue française.

Il est alors en mesure de formuler sa propre perspective qu'il présente sur un ton ferme. Pour avoir une influence sur le cours des choses, il prend la parole par l'écrit et les conférences. Afin de mieux comprendre le chemin parcouru, il faut connaître l'homme derrière les idées.

Des origines mixtes

Charles Castonguay est anglophone. Son identité est claire. Pourtant, Castonguay n'est-il pas un patronyme francophone ? «Métissage, explique-t-il. C'est une chose assez courante dans les zones de contact entre le Canada français et le Canada anglais. »

Du côté maternel, ses grands-parents étaient des immigrants de langue allemande venus de la Prusse orientale. Son grand-père avait servi dans l'armée de Bismarck. Après la paix de 1871, appréhendant une autre guerre, il arrive au Canada et s'installe à Ottawa.

À cette époque, il y avait là une colonie allemande florissante qui considérait importante la transmission de sa culture à la génération née au Canada. Sa mère, née à Ottawa en 1900, est allée à la petite école allemande et a été élevée dans la religion luthérienne de son père, bien que sa mère fut catholique.

Mais avec la Première Guerre mondiale, la discrimination contre les Allemands s'est fait sentir à Ottawa. Cela s'est accentué avec la Deuxième grande guerre. Ainsi, les racines allemandes se sont estompées. Sa mère s'est anglicisée tout comme la communauté qui s'est dissoute. Elle ne lui a jamais transmis l'allemand. « C'est tout naturellement que ma famille du côté allemand s'est anglicisée, l'anglais et l'allemand étant des langues germaniques. J'étais donc anglophone, ma mère ne parlait pas français. »

Du côté paternel, son grand-père épouse une Irlandaise catholique. La mort prématurée du grand-père à 45 ans fait en sorte que la langue de la grand-mère s'impose à la maison. « Mon père a toujours parlé anglais avec ma grand-mère; ma mère et moi évidemment parlions anglais avec elle aussi; je ne l'ai jamais entendue parler français et je ne sais même pas si elle pouvait parler français », précise-t-il.

Les origines de Charles Castonguay sont décidément mixtes. « Je suis issu d'un mariage mixte, mon père aussi, et la famille de ma mère est passée de l'allemand à l'anglais. » L'anglais est sa langue maternelle. Suite à un « accommodement » entre ses parents, il fait son entrée à l'école francophone.

« Ma mère s'est convertie au catholicisme de façon à pouvoir épouser mon père. Je pense qu'il y a eu là un genre de négociation, probablement inconsciente, entre les deux conjoints. Elle avait cédé pour la religion, elle a aussi cédé pour l'école. »

Vivre à la frontière de deux mondes

« Le français, je l'ai reçu en tirant la langue pour recevoir l'hostie », dit-il en riant. Il apprend le français à l'école primaire séparée franco-ontarienne et catholique. On était en Ontario, mais la mentalité des francophones était indissociable de la culture canadienne-française du côté québécois de la rivière. « C'était un véritable cours d'immersion avant la lettre. On anglicisait la cour d'école, mais on parlait français dans les corridors et dans les salles de cours. »

Il prend ses premiers cours d'anglais au high school, une école secondaire confessionnelle fondée et dirigée par les Pères Oblats. Un mélange de laïcs et de prêtres assuraient les cours; ces derniers offraient les cours de français, de latin et de religion tandis que les laïcs donnaient les cours de chimie, de géographie et d'anglais.

Retour donc à l'anglais. Un vrai plaisir. Il se met alors à fréquenter la Ottawa Public Library et la Carnegie Library. « On lisait jusqu'à sept romans par semaine mon frère et moi. » Dans la communauté anglophone, même au Québec, l'incitation à la lecture est fortement liée au milieu scolaire. «Ça vient du protestantisme, dit-il. Luther voulait que chacun soit alphabétisé et puisse lire la Bible afin de développer un rapport personnel avec le Très-Haut. »

De là, les différentes sectes protestantes. « Quand j'écoute Bach, ses passions, ses cantates, c'est simple, c'est direct, c'est très luthérien », ajoute-t-il. Dans l'Église catholique, la hiérarchie fait loi, ce qui a eu pour effet de garder le peuple dans l'ignorance pour mieux encadrer et éventuellement mobiliser les fidèles.

Charles Castonguay a navigué entre deux mondes linguistiques et culturels : anglophone de sa mère et francophone de son père, et il est parvenu sans heurt à concilier les deux parties de lui-même.

Les études universitaires

Sur les conseils de son professeur James J. Gillespie, lui-même officier et pilote dans l'aviation britannique durant la Deuxième Guerre mondiale, il s'engage dans les Forces Armées canadiennes pour payer ses études universitaires.

Une fois le contrat signé, Charles Castonguay commence ses études de premier cycle à l'Université d'Ottawa. Les programmes étaient structurés de façon à ce que les anglophones puissent suivre une formation en anglais et les francophones en français. Leur contenu était riche en littérature de langue maternelle française ou anglaise, mais pauvre en enseignement de la langue seconde. Il opte pour l'anglais.

Le directeur du département de français le convoque à son bureau. «Pourquoi, avec un nom comme Castonguay, vous inscrivez-vous dans le programme anglais?», lui demande-t-il, outré. « Ici je suis libre, lui répond Charles sans sourciller, je ne suis plus à l'école secondaire; à l'université, on choisit son cours. »

Le directeur était rouge de colère. Il s'appelait Bernard Julien, le frère de Pauline. « Je ne le savais pas à l'époque, raconte Castonguay. Je pensais que c'était encore un de ces emmerdants d'oblats qui voulait faire de moi un militant pour la cause française. J'ai refusé. Du déjà vu à l'école élémentaire, puis au secondaire. Ça me paraissait conservateur, renfermé sur soi, rétrograde, sombre : je sentais qu'ils voulaient faire de nous une sorte de militants de remparts; ça ne m'intéressait strictement pas. »

Le genre de francophonie pratiqué à l'époque, notamment chez les minorités comme à Ottawa, n'était pas très emballant pour un jeune.

À la fin du bac, ses bonnes notes lui permettent d'obtenir un délai de service militaire pour faire sa maîtrise. Il n'en a pas été de même pour le doctorat. « Qu'est-ce qu'on peut faire avec un doctorat en mathématiques dans l'aviation? », se demandaient ses supérieurs. Dommage, parce qu'il avait été accepté à Berkeley. Il a donc fallu qu'il fasse ses trois années de service militaire avant d'entreprendre ses études doctorales.

La poésie, l'amour et la langue française

Au cours de la première année de service, il est affecté aux quartiers généraux à Ottawa comme mathématicien conseil. Se sentant désœuvré, il s'inscrit à un cours de littérature française. C'était en 1963, il avait 23 ans. « Mon prof André Renaud était fascinant. Il connaissait bien sa matière et il avait le don du verbe. Entre Rutebeuf et Rimbaud, j'ai intériorisé le français. C'est par la poésie qu'on entre vraiment dans une langue. »

Peu après, il rencontre Lise, celle qui allait devenir sa femme. Elle était originaire du vieux Hull, québécois et francophone. Sa vie se déroulait essentiellement du côté québécois de la rivière, celle de Charles du côté ontarien. Les chansons de Gilles Vigneault ont rapproché une fille de Hull et un gars d'Ottawa. La poésie et l'amour réunis ont dessiné son univers francophone.

Les bienfaits de la coercition

Il poursuit son service militaire au Collège militaire de Saint-Jean. Pour la première fois de sa vie, il se retrouve dans un milieu francophone et en pleine Révolution tranquille. Nous sommes en 1964-1965. Lise l'accompagne, elle enseigne au cégep. Quant à lui, il enseigne aux jeunes officiers. Les anglophones ont des professeurs anglais et les francophones des professeurs français. La langue de communication publique quotidienne est le français pendant la moitié du mois et l'anglais l'autre moitié du mois.

Le système coercitif fonctionne à merveille. « Si un officier élève était pris à parler une langue contraire à la langue du jour, soit en allant à son cours, à la cafétéria ou encore le soir en se promenant, il était puni, se rappelle-t-il. À 6h du matin, il devait courir autour des bâtiments, faire des push-up. Il n'y a pas une langue plus difficile à apprendre qu'une autre si la motivation est là, et la motivation peut prendre la forme d'une contrainte.»

Ses obligations acquittées envers l'armée, il reçoit une offre d'emploi de l'Université d'Ottawa qui, largement anglophone depuis sa création en 1953, cherche à répondre à une grande partie de sa clientèle maintenant francophone. La décision est prise : les jeunes mariés, parents d'un bébé, achètent une maison à Hull parce que «pour Lise, il n'était pas question d'habiter en Ontario ».

Pour avoir un poste permanent, un doctorat est essentiel. Il s'inscrit donc à l'Université McGill. Il oriente son choix vers la philosophie des mathématiques et l'épistémologie avec comme sujet de thèse : Meaning and existence in mathematics (Sens et existence en mathématiques). «J'ai décidé de réfléchir sur les mathématiques. Comment sait-on ce qu'on pense savoir ? Sait-on quoi que ce soit ? Quel est le fondement de la vérité en mathématiques ? »

Le thème de la vérité, ce désir de certitude, a toujours été omniprésent chez Charles Castonguay. « Chez d'autres personnes, c'est la soif de Dieu sous différentes formes ou encore l'amour ou l'expression artistique », précise-t-il. Nous sommes en 1968. Au Québec, ça bouge beaucoup à ce moment-là.

Une décennie d'implication active

Deux ans plus tard, c'est la Crise d'Octobre. « J'ai compris que si jamais un felquiste se présentait à la porte pour demander refuge, Lise l'abriterait. » À la même époque, René Lévesque se présente dans le comté de Laurier et tient une assemblée en anglais. « Il y avait plus de quatre cents personnes dans la salle, beaucoup d'atmosphère. Après quarante-cinq minutes, des gens au fond de la salle ont commencé à scander En français ! En français !, ce qui a été repris par la salle.

Écoutez, c'est une soirée d'information pour les anglophones, ça va se poursuivre en anglais, s'est exclamé René Lévesque. Tout le monde a applaudi. Il avait le don de manier les foules. J'étais parmi les trois ou quatre anglophones présents; tous les autres étaient des francophones. Mais la soirée s'est terminée en anglais. Ça m'avait beaucoup impressionné parce j'avais des hésitations sur le nationalisme québécois. »

La Loi des mesures de guerre imposée par Pierre E. Trudeau a été la goutte qui a fait déborder « son vase ». « Comme Canadien anglais, j'avais honte; je trouvais ça injuste. » Il prend alors conscience que le Canada anglais, loin de vouloir comprendre le Canada français, loin de vouloir une réconciliation, cherche plutôt par des moyens militaires à le briser. « Et Trudeau a été très explicite. Son objectif était de mettre fin au nationalisme canadien-français », ajoute-t-il.

Il est intéressant de constater le profil linguistique similaire entre Trudeau et Castonguay. L'un comme l'autre étaient issus d'un mariage mixte entre francophone et anglophone. « Pour Trudeau, le nationalisme canadien-français était celui que moi non plus je n'avais pas aimé quand j'étais jeune : style renfermé, dominé par le clergé, plutôt replié sur le passé. » Mais là s'arrête la ressemblance. « Trudeau simplifiait; je suppose que lui aussi cherchait sa vérité. Mais sa vérité, c'était lui-même. Il l'a vue dans le miroir, trop imbu de lui-même. »

Son idéal était plutôt Lester B. Pearson, un grand diplomate, selon lui. Il rappelle qu'il a mis sur pied la Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme dont le mandat était de faire des recommandations de façon à ce que le Canada se développe sur la base d'un partenariat entre les deux peuples fondateurs, d'égal à égal. « C'était parfait pour moi. C'était une façon de réconcilier mes deux univers. »

Mais la situation politique du Québec l'enthousiasme. « Le volet social-démocrate du Parti québécois, le mouvement indépendantiste perçu comme un mouvement de libération, c'était emballant », déclare-t-il. Il devient membre du PQ. L'explosion culturelle, la chanson, le théâtre, le cinéma, le mouvement écologiste anglo-saxon (Small is beautiful), tout le pousse à s'impliquer de façon active. « C'est à ce moment-là que je suis né politiquement », reconnaît-il.

Son doctorat terminé en 1971, sa permanence est acquise à l'Université d'Ottawa en 1972. À trente ans, il est professeur agrégé. Les enfants sont alors d'âge scolaire. Avec sa femme, il participe à des comités d'école. C'est aussi l'époque des coopératives de consommation. Tous deux deviennent membres très actifs du club coopératif de consommation de Hull.

Ils s'impliquent à fond au sein de l'organisation du PQ. Ils impriment le journal du PQ chez eux pour informer les membres des enjeux, des débats. Aussi, ils assurent la formation des militants pour qu'il y ait une vraie qualité de vie démocratique en plus d'une participation aux débats politiques qui amènent le programme du PQ à se transformer. Ils sont idéalistes. « Bien que nous nous soyons heurtés à l'establishment, ce furent des années très formatrices », reconnaît-il.

Année charnière

1976 est pour lui une année charnière. Suite à la prise du pouvoir par le Parti québécois, à la fois satisfait mais aussi un peu refroidi par la politique partisane, il délaisse le parti. Les règles du jeu ont changé. Il oriente plutôt son action vers la Société nationale des Québécois (SNQ) et l'Association canadienne des francophones ontariens (ACFO). Il participe à des débats, prononce des conférences.

Son identité se précise, sa mutation se fait sentir. Il réalise qu'il s'est assimilé. D'où ses recherches approfondies et ses écrits-chocs sur les transferts linguistiques. Il devient spécialiste de la question, non seulement au Québec mais aussi au Canada.

« N'oublions pas que je suis parti d'Ottawa et que je suis rendu à Hull (Gatineau maintenant), ce n'est pas rien. Deux mondes différents : le Canada anglais et le Canada français; ce petit pont-là est très important, très significatif. »

Que réserve l'avenir ? Son vœu le plus cher est de passer le flambeau, former des jeunes capables de continuer le combat, d'animer le débat et, espère-t-il, assurer ainsi la postérité.