La militarisation de l’Amérique du nord

2007/11/19 | Par Pierre Dubuc

En présentant Rodrigue Tremblay, Michel Chossudovsky n’a pas manqué de souligner que ce dernier, qui fut ministre de l’Industrie et du Commerce dans le premier gouvernement de René Lévesque, avait été élu avec le Parti Québécois exactement 31 ans auparavant.

Commercer n’exige pas qu’on vende son âme

Rodrigue Tremblay a analysé les aspects économique, politique et militaire de la relation du Canada et du Québec avec les États-Unis, en se concentrant surtout sur les deux premiers volets.

Il a rappelé que le Québec et le Canada ne pouvaient pas au plan économique tourner le dos aux États-Unis, dont le marché constitue le quart de l’économie mondiale. Cependant, selon l’auteur de Indépendance et marché commun Québec-USA (1970), « commercer n’exige pas qu’on vende son âme ».

« Quand les Etats-Unis achètent notre pétrole et nos ressources naturelles, ils ne sentent pas obligés d’adopter nos valeurs, constate-t-il. Je ne vois pas pourquoi nous devrions faire autrement ».

Tout en rappelant qu’il a été un des seuls au Canada à s’opposer à l’achat de l’Alcan par Rio Tinto, Rodrigue Tremblay affirme qu’il « n’est pas nécessaire de vendre nos entreprises au plus offrant », d’autant plus que ces transactions opèrent une pression à la hausse sur le dollar canadien.

« Le problème est politique, précise Rodrigue Tremblay. Mais le gouvernement Harper n’a aucune vision, aucune stratégie industrielle. »

L’économiste s’en est également pris à ceux qui veulent troquer le dollar canadien pour le dollar américain et qui souhaitent que le Canada devienne le 13e district de la Réserve fédérale américaine. « L’Argentine l’a expérimenté, dit-il. Ça été une réédition de la fable du pot de terre et du pot de fer. Le pays est entré en récession, puis en dépression. Ce fut une véritable tragédie, jusqu’à ce qu’il revienne au peso. »

Comment alors stabiliser le dollar canadien ? Rodrigue Tremblay donne l’exemple de la Norvège qui a créé un fonds d’épargne collectif de plus de 200 milliards avec les revenus des ventes du pétrole de la Mer du Nord. « Le Canada pourrait faire la même chose avec les revenus du pétrole de l’Alberta », déclare le professeur émérite de l’Université de Montréal, mais sans se faire d’illusions sur la volonté du gouvernement Harper d’aller dans cette direction.

Du pyramidage colonial

Au plan politique, Rodrigue Tremblay reproche au gouvernement conservateur d’entretenir avec les États-Unis le même type de relations que le Canada entretenait jadis avec la Grande-Bretagne. « Plutôt que d’avoir des relations de bon voisinage, on revient à des relations de type coloniales. Dans le cas du Québec, on est une colonie d’une colonie. C’est du pyramidage colonial. »

Tremblay est sévère à l’égard des États-Unis. « Leur constitution est bonne, mais elle est violée. Nous n’avons plus devant nous une démocratie, mais une plutocratie. À cause de la cherté des médias, l’argent domine la vie politique. Ce n’est pas un hasard si les deux candidats présumés pour la présidence, Hillary Clinton et Rudolph Giuliani, viennent de New York, le centre financier des États-Unis. Des gens possèdent des fortunes de 400 ou 500 milliards. C’est facile pour eux de mettre 100 millions de dollars sur un candidat. »

Rodrigue Tremblay cible également le complexe militaro-industriel contre lequel le président Eisenhower avait mis les États-Unis en garde à la fin des années 1950.

« Nous assistons à la militarisation de l’économie américaine comme ce fut le cas en Allemagne au cours des années 1930. Les dépenses militaires américaines représentent 60% du total mondial. On a dépensé jusqu’ici 3 500 milliards $ en Irak. C’est trois fois l’économie canadienne. »

Le professeur Tremblay s’inquiète qu’on vénère aujourd’hui chez nos voisins du sud la mémoire d’Harry Truman. « Ce fut un des pires présidents de l’histoire, responsable des bombardements de Hiroshima et Nagasaki », précise-t-il en rappelant que Churchill et Eisenhower étaient contre parce que le Japon était sur le point de capituler.

« Il y a un an, enchaîne-t-il, à peine 10% de la population américaine considérait que l’Iran représentait une menace. Aujourd’hui, à cause de médias comme Fox News, l’opinion publique a basculé et une majorité est favorable à ce qu’on bombarde l’Iran. »

Michel Chossudovsky est intervenu pour rappeler que, dans son allocution radiophonique annonçant le bombardement d’Hiroshima, le président Truman déclarait qu’on avait bombardé une base militaire pour préserver la vie des populations civiles. « C’est le même discours que tiennent les néo-conservateurs américains lorsqu’ils affirment que les mini-nukes nucléaires qu’on s’apprête à larguer contre l’Iran ne toucheront pas les populations civiles. »

Rodrigue Tremblay constate également le retour aux expéditions coloniales. « L’historien britannique Arnold Toynbee considérait qu’il y avait des cycles historiques de 100 ans. Il y a 100 ans, les États-Unis menaient des guerres coloniales contre Cuba et les Philippines. Par la suite, les deux grandes guerres mondiales ont été des guerres défensives pour les États-Unis. Aujourd’hui, avec Bush, on revient aux expéditions coloniales ».

« Il est intéressant de noter, poursuit Rodrigue Tremblay, qu’il y a 100 ans le Canada envoyait des soldats contre les Boers en Afrique du sud, tout comme aujourd’hui on envoie des soldats en Afghanistan. »

Selon le professeur Tremblay, le Québec français, avec à peine 2,2% de la population de l’Amérique du Nord, ne pourrait survivre à une telle intégration aux États-Unis et se doit de garder ses distances.

L’affaiblissement des trois pays avec le libre-échange

En présentant le second conférencier, le géographe Jules Dufour, Michel Chossudovsky a souligné qu’il venait d’être fait Chevalier de l’ordre national du Québec. Familier avec l’Amérique latine où il a séjourné de nombreuses années, Jules Dufour a rappelé les grandes étapes de l’intégration en cours depuis l’entrée en vigueur du traité de libre-échange entre les États-Unis et le Canada en janvier 1989, suivi par l’ajout du Mexique avec l’ALENA en 1994.

« La principale conséquence a été un affaiblissement des trois pays », de conclure Jules Dufour. « Au Canada, entre 1989 et 1994, on a perdu 500 000 emplois manufacturiers. Sous la menace de délocalisation de leurs entreprises, les salariés ont accepté des contraintes à la syndicalisation, une baisse générale des salaires et une augmentation de la précarité du travail. »

« Au plan environnemental, c’est un désastre. Le transport par camionnage a augmenté considérablement avec pour conséquence une hausse des émissions de gaz à effet de serre. Les OGM et les pesticides sont en progression constante. »

Jules Dufour considère que le processus d’intégration est toujours en cours. Il en prend à témoin le Sommet de Montebello sur le Partenariat pour la prospérité et la sécurité (PSP). « On appelle cela un partenariat, alors que c’est le plus fort – les États-Unis – qui dicte ses conditions. Quant à la sécurité, c’est surtout celle des approvisionnements en pétrole et en ressources naturelles des multinationales. De porteurs d’eau, nous sommes devenus des porteurs d’énergie. »

Le géographe craint une tiers-mondialisation de certaines parties de l’Amérique du Nord. « En plus des baisses de salaires et des contraintes supplémentaires au droit de s’organiser en syndicats, il y a des lourdes menaces de privatisation des services publics. Le secteur le plus vulnérable est celui de la santé. »

Jules Dufour s’inquiète de la militarisation de la société canadienne. Lors de son allocution, il a donné l’Arctique en exemple. « On dit que notre souveraineté sur l’Arctique serait en danger. C’est surtout un prétexte utilisé par Harper pour l’achat d’équipements militaires. On construit un port en eaux profondes et on achète sept navires militaires. Et ce ne sont même pas des brise-glace ! », s’étonne-t-il.

Des ententes méconnues du grand public

Dans une troisième présentation, Michel Chossudovsky s’est surtout attardé aux enjeux géopolitiques et militaires de la militarisation de l’Amérique du Nord. Selon le directeur du Centre de recherche sur la mondialisation, il y a beaucoup d’aspects méconnus du grand public de décisions intervenues au lendemain du 11 septembre 2001.

Il mentionne la création par le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld au début de 2002 du US Northern Command qui visait à étendre la juridiction militaire américaine sur une zone englobant l’Amérique du Nord à partir des Caraïbes jusqu’au pole nord. « L’accord, précise Michel Chossudovsky, permet le déploiement de troupes américaines partout au Canada et la présence de navires de guerre américains dans les eaux territoriales canadiennes.

Le gouvernement de Jean Chrétien a d’abord refusé la participation du Canada à cette intégration. Les États-Unis ont répliqué en proposant une structure transitoire, le Binational Planning Group, en vigueur jusqu’en 2004. Puis, lors d’un entretien entre Paul Martin et George W. Bush en décembre 2004, il a été convenu de prolonger le mandat de cet organisme jusqu’au printemps 2006.

« Le 28 avril 2006, nous dit Michel Chossudovsky, un nouvel accord est intervenu entre le ministre de la Défense Gordon O’Connor et l’ambassadeur américain au Canada. Bien que NORAD existe toujours formellement, sa structure organisationnelle coïncide désormais avec celle de NORTHCOM. Cet accord a été ratifié quelques semaines plus tard par le Parlement canadien sans aucun débat. C’est la plus grave atteinte à la souveraineté du Canada. »

En mars 2007, le comité sur les forces armées du Sénat américain a confirmé que le nouvel accord sur le NORAD avait été officiellement renouvelé, pour inclure un système d’alerte maritime.

Le directeur du Centre de recherche sur la mondialisation rappelle cet incident d’un Canadien intercepté par des navires américains dans les eaux territoriales canadiennes.

« C’est l’imbrication des forces armées canadiennes dans la structure militaire américaine et les aventures militaires de l’Oncle Sam. C’est un projet d’annexion pur et simple », conclut-il.

« Cette réflexion est exclus de nos médias », déclare Michel Chossudovsky en racontant qu’il a envoyé un texte à ce sujet au Toronto Star. « Il a été accepté à quatre reprises. Mais il n’a jamais été publié. »

Les trois présentations ont été suivies d’un débat sur lequel nous reviendrons prochainement dans un autre texte.