« Réveillez-vous, avant que nous, on se réveille »

2007/11/20 | Par Mohamed Lotfi

Jean-François Nadeau, n'avait pas tort de rappeler, dans un texte publié au Devoir du samedi 3 novembre, que malgré toute l'attention médiatique qui entoure les sans abri depuis des années, le problème de la pauvreté au Québec demeure entier et le phénomène des sans abri n'en est que la pointe de l'iceberg.

Mais ce rappel fort pertinent s'est trompé de cible.

Je n’y peux que hurler, expliquer…

Selon le responsable des pages culturelles du Devoir, l'engagement de plusieurs artistes pour sensibiliser l'opinion public à la pauvreté, notamment dans le cadre des activités de l'ATSA (L'Action Terroriste Socialement Acceptable), ne change rien au fondement structurel de la pauvreté.

D'après lui, « Il faut, plus que des engagements individuels, des politiques et des actions communes efficaces ».

Je lui rappelle que déjà en 1976, Patrick Straram, poète situationiste, clôturait un discours sur le phénomène des sans logis avec ces mots: « Je n'y peux que hurler, expliquer.. ». L'engagement des artistes n'a d'autres prétentions que de rappeler, sensibiliser en vue d'aboutir justement à des politiques et des actions communes.

Et c'est parce que les choses ne changent pas beaucoup, justement, qu'une nouvelle génération d'artistes poursuit le combat en variant, d'année en année, de styles, de couleurs et de cris en mettant à l'œuvre l'imagination et la conscience. Leurs armes se déploient en charges symboliques parfois assez frappantes contre le cynisme dominant.

Contrairement aux fatalistes qui condamnent les pauvres à rester pauvres, qui n'imaginent pas une grande ville sans itinérants, des artistes se soulèvent pour dire à leurs manières NON à la pauvreté. NON à l'injustice.

Une question obsédante

À chaque manifestation artistique, la balle est lancée dans le camp des gouvernants et des gouvernés.

Je ne suis pas un spécialiste de la pauvreté. Malgré plusieurs reportages et interventions artistiques sur le phénomène, la même question m'obsède toujours: Comment avons-nous appris à se donner bonne conscience devant différentes formes de pauvreté..?

Je parle de la pauvreté dont souffre 1 million de québécois. Je parle de notre silence devant les coupures dans l’aide sociale et l’assurance-emploi. Notre silence devant l’abolition des programmes de logements sociaux. Notre silence devant le manque des ressources en santé mentale.

En tant qu'artiste citoyen, moins guidé par des bons sentiments que par mon indignation, je joins ma voix à celles d'autres artistes qui voudraient briser le silence.

Dernier recours, 16 ans déjà…

C'est avec plaisir que Réal Capuano et moi, nous avons accepté l'invitation de l'ATSA pour joindre notre modeste oeuvre à celles d'autres artistes de l'État d'urgence 2007. Nous présentons des photos, un montage sonore et un film, pour faire parler le temps, 16 ans après la fermeture de Derniers recours..

Plus ça change, plus c'est pareil..

Imaginez ce qui reste d'une gare à la fin d’une guerre. Imaginez des hommes et des femmes cherchant refuge au coin d'une ville attaquée. Cette impression, je l'ai ressentie un jour de l'hiver 1989, en entrant pour la première fois à Dernier recours, 1250 rue Sanguinet, au cœur de Montréal.

Un mois plus tard, le 24 mars 1989, j'y suis retourné, cette fois accompagné d'une équipe de tournage. Réal Capuano artiste photographe, Mathieu Duncan cameramen et une quinzaine d'autres bénévoles de trois radios communautaires.

C'était un vendredi de Pâque. L'ambiance était à la fête. Durant toute la nuit, la parole des sans abri était à l'honneur. Une cinquantaine d'hommes et de femmes, dont l'itinérance était devenue un mode de vie, ont parlé à cœur ouvert en direct sur les ondes de CINQ, CIBL et CKUT.

Des voix écorchées

18 ans plus tard, à partir de dix heures de témoignages, j'ai retenu pour l'État d'urgence 2007 quelques extraits sonores, mettant en vedettes André Gauthier, autoproclamé Roi des clochards et son compagnon de route, Gerry « Chita » Larrivée.

D'une voix écorchée, chacun des deux hommes s'était emparé du micro pour livrer sa peine et sa joie. Pour dire qu'il existe. Pour dire « Réveillez-vous avant que nous autres, on se réveille ».

Un film « Sans titre »

De cet évènement radiophonique, des images ont été captées pour un film qui n'a jamais vu le jour. Un film sans budget et « Sans titre ».

Un film dont le montage est inachevé. Un film ou les sons sont encore séparés de leurs images. Un film que je sors tout droit de mon sous-sol pour en projeter quelques extraits.

De ce film « Sans titre », les images de Réal Capuano, photographiste urbain, sont le témoignage d'une époque. À vous de voir, en les regardant bien, ce que les mots ne peuvent dire.

Peut-être qu’à travers ces 36 images captées un soir d'hiver 1989, vous vous ferez une petite idée sur le progrès d'une société, presque vingt ans plus tard.

Pendant trois ans, pour des milliers d'itinérants de Montréal, Dernier recours était devenu un lieu de vie. Ce coin de la ville, aussi chaotique en apparence, était leur chez-eux. On y retrouvait du café, de la chaleur et un sentiment d'appartenance. Mais faute de budgets et suite aux protestations de certains commerçants de la rue Sainte-Catherine, Dernier Recours de la rue Sanguinet a fermé ses portes le 15 août 1991.

Plus la misère est dispersée, moins elle nous saute en face. Voilà pourquoi la Ville de Montréal avait jugé qu'il fallait mieux pour son image de cacher un coin de chez-nous.

Deux ans après la fermeture de Dernier recours, André Gauthier est mort, dans la rue.. Une chanson lui a été dédiée par Boule noire, « Le King ».

Le maire Tremblay n’a rien dit, aucune question ne lui a été posée…

Pourquoi le plus élémentaire des droits, celui d'avoir un toit sur la tête, n'est pas encore notre priorité sociale et politique..?

Pourquoi malgré tous les cris d'alarme, lancés depuis 20 ans, sur le phénomène de l'itinérance à Montréal, on se contente encore, de guignolé en guignolé, de se donner bonne conscience..?

Pourquoi une commission sur l'Itinérance, réclamée par plusieurs, n'a pas encore vu le jour.. ?

Pourquoi dans un pays aussi riche, des milliers d'hommes et de femmes, n'ont pas le droit fondamental d'être et de se sentir chez-eux..?

Ces questions sont celles de tous les artistes citoyens engagés à combattre la pauvreté dans toutes ses formes. Si la réponse des gouvernants tarde à venir, c'est aussi parce qu'elle correspond à l'indifférence des gouvernés.

Malgré les engagements internationaux du Québec et du Canada, l'action des soixante dix organismes d'aide aux itinérants à Montréal et vingt quatre à Québec se limite à soulager un problème qui relève de la santé publique.

À son passage à l'émission « Tout le monde en parle » dimanche dernier, le Maire de Montréal Gérald Tremblay n'a pas caché qu'il se représentera aux élections de 2009. Dans ses paroles longues et passionnées pour l'avenir de Montréal, aucun mot sur la pauvreté, encore moins sur les sans abri. Aucune question ne lui a été posée sur le sujet non plus.

À l'occasion d'évènements comme celui de l'ATSA, des artistes essayent de nouveau de combler le vide entre l'insouciance des gouvernants et l'indifférence des gouvernés à l'égard de la pauvreté.

Une façon de rappeler aux uns et aux autres le message du Roi des clochards, « Réveillez-vous avant que nous autres, on se réveille ».

Mohamed Lotfi
Journaliste et artiste participant à l'État d'urgence 2007

Dernier recours, la nuit du 24 mars 1989
Photo: Réal Capuano


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