Discours d'eau (en dix courts)

2007/11/29 | Par Benoit Rose

En 2005, Saël Geydan-Lacroix et Frédéric Julien débarquent au Mexique avec l’idée de tourner un premier film sur la question de l’eau. Avant d’arriver au pays, les deux bacheliers en sciences politiques de l’UQÀM ont déjà un faible pour le Mexique et l’Amérique latine. Frédéric Julien connaît bien le pays de Zapata pour y avoir séjourné plusieurs fois, notamment lors d’une formation en cinéma documentaire anthropologique.

Ils viennent de fonder à deux les Productions l’Envers et débarquent enfin sur le terrain sans grande préparation, sans plan de tournage précis. Ils ont en tête de faire un film sur les femmes mazahuas, sur leur lutte et leurs moyens d’action. Les Mazahuas sont les autochtones qui vivent dans les hauteurs de l’État de Mexico, là où l’eau est abondante, mais massivement acheminée vers la capitale par le controversé système hydraulique Cutzamala, construit au début des années 80.

Les femmes mazahuas ont soif

Le Mouvement mazahua en défense de l’eau est le principal mouvement social impliqué dans la défense de la ressource de l’État de Mexico et le plus connu à l’échelle nationale. « De par leur situation, explique Saël, les premières personnes qui ont à gérer le problème du manque d’eau dans les communautés, ce sont les femmes. Ce sont elles qui sont responsables de toutes les tâches domestiques et de marcher des kilomètres pour aller chercher de l’eau le matin, pendant que les hommes vont en grande partie travailler dans la capitale. » Elle sont donc les plus exaspérées, les plus directement concernées, et ainsi les plus mobilisées.

En septembre 2004, les femmes mazahuas réussissaient un petit tour de force en attirant l’attention médiatique sur leurs revendications : munies d’armes en bois symboliques ou datant de la révolution mexicaine, les femmes se constituent en Armée des femmes zapatistes et assiègent l’usine d’assainissement du système Cutzamala. Elle réclament l’accès à l’eau de leurs terres ancestrales. Dans un pays où les autochtones sont marginalisés et sous représentés dans les médias, une telle action prend énormément de valeur.

Les images des femmes mazahuas circulent et font le tour du monde à l’époque, jusqu’aux yeux des deux cinéastes en herbe. Le gouvernement de Vicente Fox s’engage alors à munir les communautés autochtones d’un système pouvant leur acheminer, à elles aussi, de l’eau potable. Mais les promesses du gouvernement sont aussi de l’ordre du symbolisme : aucun résultat tangible n’a été obtenu par la suite. Une promesse lancée vers les montagnes, mais revenues par les eaux, en quelque sorte.

Le système géant Cutzamala et la politique nationale

Intéressés d’abord par la perspective locale, les cinéastes ont été nécessairement amenés à parler de la façon dont le gouvernement mexicain gère la ressource à l’échelle nationale.

La construction du Cutzamala, un géant conçu pour pomper l’eau des montagnes jusqu’au monstre métropolitain, est à l’origine de l’expropriation sans compensation de centaines d’hectares de terres communales et d’une véritable catastrophe écologique, explique Frédéric Julien: disparition de sources, baisse du débit de plusieurs cours d’eau et pollution de la principale rivière de l’État par des rejets contaminés. De plus, le réseau fuit à hauteur de 35%.

« Loin de chercher à remédier au problème, déplorent les cinéastes, le gouvernement et son organe spécialisé, la Comision Nacional del Agua (CNA), cherchent à étendre les ramifications du système Cutzamala de manière à pomper encore plus d’eau, encore plus loin. Aussi, plusieurs craignent que le système Cutzamala ne soit bientôt privatisé, suivant la tendance observable au pays et encouragé par la CNA. »

Une logique mondiale à la privatisation

La privatisation de la gestion de l’eau est déjà, du moins en partie, une réalité mexicaine mais aussi internationale. La tendance à la pousser plus loin s’inscrit dans une logique mondiale. Les cinéastes ont donc décidé de parler des trois perspectives : locale, nationale et internationale. Un défi de taille pour un premier film, de là la division en chapitres pour éviter l’éparpillement et la confusion.

Les réseaux d’aqueducs sont des biens collectifs inestimables qui ont coûté des milliards et qui ont été bâtis sur plusieurs décennies, raconte Frédéric. « Il y a des entreprises qui arrivent et qui n’achètent pas les infrastructures, mais qui signent des contrats à long terme avec des municipalités, des sociétés d’État ou des États-nations pour entretenir ces réseaux-là, administrer la distribution et la gestion de l’eau, et évidemment, percevoir les tarifs.»

Il rappelle que, malgré le miroitement d’une baisse de tarifs et d’une gestion professionnelle de l’eau, dans presque tous les pays où la gestion a été privatisée, ceux-ci ont augmenté et souvent de façon drastique, comme à Cochabamba en Bolivie, où les gens se sont rebellés.

Le gros show du Forum mondial de l'eau

Le 4e Forum mondial de l’eau (FME) qui s’est tenu à Mexico en mars 2006 fut une occasion, pour les partisans de la privatisation, de créer un consensus de plus en plus large autour des vues du Conseil mondial de l’eau (CME) - l’organisme fondateur des FME - et de la Banque mondiale. Grâce à sa correspondance au journal Alternatives, Frédéric a pu obtenir une accréditation et ainsi pénétrer, avec sa caméra, dans l’enceinte hautement sécurisée du forum. Un gros spectacle.

Cet événement est un point culminant, après un travail de longue haleine de propagande par les médias et de lobbying effectué à toutes les instances, explique Frédéric. « On crée carrément un contexte pour faciliter la signature de contrats. Il y a des séances de négociations qui sont à l’horaire entre des partenaires publics et privés pour signer ce genre de contrats. »

Des paysans pauvres jusqu'à Carlos Slim

Du local au mondial, Discours d’eau présente en 34 minutes le leader paysan M. Suastegui Munoz de l’État de Guerrero, Andrés Barreda, chercheur universitaire, Jorge Legoretta, urbaniste, Maude Barlow, militante canadienne, mais aussi Carlos Slim, magnat mexicain des télécommunications et homme le plus riche au monde, Loïc Fauchon, président du CME, Jacques Labre, employé de Suez Environnement, et quelques autres.

Saël tient à rappeler que se battre pour l’eau est risqué. Dans l’État de Guerrero, il y a eu déjà des assassinats politiques. Du côté mazahua, le leader Santiago Perez Alvarado a été emprisonné arbitrairement pendant trois mois à partir de juillet dernier. Au moment de l’entrevue, il venait d’être relâché.

Le film a été projeté en première mondiale lors des dernières Rencontres internationales du documentaire de Montréal, et ses artisans en sont présentement à travailler pour sa distribution.

Discours d’eau (en dix courts), moyen-métrage documentaire, 34 minutes, 2007.