Le peuple invisible

2007/12/02 | Par Pierre Demers

Les maudits sauvages, c’est le titre d’un film allégorique réalisé en 1971 par Jean-Pierre Lefebvre où un coureur des bois de 1670 enlève une Amérindienne qu’il amène vivre dans le Montréal de 1970. Ils y meurent tous les deux d’acculturation.

C’est une histoire d’amour qui finit mal comme les films de Desjardins et de Monderie sur la forêt boréale hier, et aujourd’hui, sur les Algonquins.

Filmer de l’intérieur avec amour

Pour faire un film comme Le peuple invisible, il faut nécessairement tomber en amour avec son sujet, désirer plus que tout s’en approcher doucement, vouloir le découvrir de l’intérieur, partager avec les autres – les spectateurs – une sympathie de tous les instants.

Avertir le reste du monde que ces gens-là sont nos voisins, nos frères, nos sœurs. Les aimer en les filmant et vouloir en le faisant changer leur sort.

Pour faire un film comme Le peuple invisible, il ne faut pas avoir peur de tout laisser tomber, y compris ses préjugés et les idées reçues de tout le monde autour, pour recommencer une histoire à zéro. Celle des Algonquins d’Abitibi et d’ailleurs.

Les paroles des derniers humains

Ce qu’on aime des films de Desjardins et de Monderie, et ce qu’on aime aussi des chansons-poèmes de Desjardins, c’est qu’ils vont à l’essentiel, ne s’encombrent pas de mille précautions.

Portent en eux et en elles la liberté totale de dire la vérité et de la montrer à la face de tous. Toujours penser que les images, les paroles qu’on entend et qu’on filme sont celles des derniers des humains.

Les Algonquins du Peuple invisible sont les derniers des humains, ce qui nous les rend attachants et sujets d’amour.

Une documentation fouillée avec la poésie qui rôde autour

Ça ne veut pas dire que les deux cinéastes tournent pour autant les coins ronds de la nécessaire documentation du documentaire qu’ils pratiquent avec vigilance.

Le peuple invisible apporte avec lui des références histoires vérifiables, soignées, claires, des recherches de spécialistes des causes amérindiennes comme l’ethnologue Rémi Savard, collaborateur des films d’Arthur Lamothe.

Desjardins et Monderie ont fouillé minutieusement les traités et les lois concernant les Algonquins pour établir leur démonstration. Ils ont parcouru leur territoire et nous le révèlent à l’écran.

À tout moment dans le film, Desjardins se transforme en prof d’histoire et en vulgarisateur de l’exploitation des territoires amérindiens. Il le fait sur le ton fraternel comme lorsqu’il dénonce les capitalistes dans ses chansons.

Tout le monde comprend, les idées sont claires, la révolte et le goût de la partager passent d’une claque. On est loin du discours politique ou financier. La poésie rôde toujours autour des propos et des images qu’on entend et qu’on voit.

L’intérêt de ce film sur l’exploitation des Algonquins au cours de l’histoire du Québec et du Canada réside évidemment sur sa documentation et ses rappels essentiels.

Notre indifférence annexionniste

Mais Le peuple invisible tient aussi et surtout la route et sa force de frappe de ses témoignages d’Amérindiens spoliés dans leur âme. Le film nous le rappelle bien.

Les Algonquins comme les autres peuples amérindiens n’ont pas le sens de la propriété territoriale comme les Blancs. Ils ont seulement besoin de beaucoup d’espace naturel pour vivre en harmonie avec la forêt, la rivière et les animaux qui y respirent.

Comme une peau de chagrin, l’histoire écrite par les Blancs a brûlé la leur.

Par la force de ces témoignages recueillis dans des communautés perdues qu’on découvre, Kitigan Zibi, Pikogan, Winneway, Lac Rapide, Lac Simon, Kitcisakik, partout où les Algonquins tentent de survivre, ce film nous consterne.

Il travaille avec ses images et son commentaire épuré comme seul Desjardins sait le réciter, il nous balance au corps une série de coups de poings qui nous rappellent que les Blancs du Québec ignorent tout de la présence de ces peuples amérindiens isolés dans les camps de concentration que le Fédéral nomme des réserves. Plutôt des réservoirs de désespoir.

Ce film accuse notre ignorance et notre indifférence comme celle des cinéastes avouée au point de départ.

Marcher dans les empreintes d’Arthur Lamothe et Pierre Perrault

Le peuple invisible travaille son spectateur comme les meilleurs documentaires du cinéma ethographique d’Arthur Lamothe, du cinéma de la parole de Pierre Perrault.

Il fait ce que font les meilleurs films du direct d’ici, donne la parole aux sans voix et inventorie le territoire (algonquin) sous tous ses angles.

On tombe en amour avec ces enfants qui crèvent de faim et d’ennui dans des maisons-taudis et des écoles-zoos. Avec ces femmes qui déménagent leur maison dans des poches de hockey.

On tombe en amour avec ces vieillards qui admettent avec une franchise désarmante que les Amérindiens n’ont pas besoin des autres pour se détruire, qu’ils le font eux-mêmes au grand soleil.

Il faudrait citer les propos filmés auprès des victimes d’abus de toutes sortes dans les couvents et collèges de sœurs et de curés qui servaient aux autorités blanches des années 50 pour blanchir les jeunes sauvages. Réentendre leurs hésitations, leurs silences avant d’avouer leur détresse.

Un rappel nécessaire

Le peuple invisible se sert également de manière accablante des films de propagande religieuse et politique du temps, entre autres, En Pays neufs(1933) de l’abbé Maurice Proulx tourné lors de la colonisation de l’Abitibi et des films des communautés religieuses qui vantent le mérite du passage des jeunes indiens dans les pensionnats catholiques.

Montées en parallèle avec les Amérindiens qui se souviennent de leurs sévices dans ces institutions, ces images d’archives sont peut-être les plus révoltantes du film. Ils nous rappellent (en ces temps où certains évêques du Québec ont la nostalgie de ce bon vieux temps) que l’Église catholique en complicité avec les autorités politiques a dépouillé le peuple algonquin et les autres de leurs références culturelles.

Le peuple invisible de Desjardins et Monderie est une belle histoire d’amour qui finit mal parce qu’on en évoque la fin dans la dernière image du film montrant la définition du mot ethnocide :destruction d’un peuple, d’une société sur le plan culturel.

Cette démonstration de la disparition à petits feux des Algonquins est désarmante.

Ce film nous saisit par les cheveux tout en nous faisant oublier un instant la légèreté de trop de productions (fictions et documentaires) québécoises courantes qui ne font que (nous) flatter le présent dans le sens du poil.

LE PEUPLE INVISIBLE
de Richard Desjardins et Robert Monderie

(Photos : Jérémie Monderie-Larouche)

P.S.

Un film invisible…


J’ai difficilement vu Le peuple invisible et un court métrage de la série Wapikoni au cinéma Odyssée de Chicoutimi le 26 novembre dans des conditions techniques pitoyables.

La lampe du projecteur DVD n’était pas à la hauteur. En achetant mon billet, la caissière a même signalé que la projection était mauvaise.

Le film a tenu l’affiche une semaine. Ce serait sans doute intéressant que les documentaires québécois soient mieux respectés dans le circuit commercial quand ils s’y retrouvent par hasard jumelés à Brume, Détention secrète, Drôle d’abeille, Le Frère Noël, Gangster américain, Il était une fois, La légende de Beowulf, Lions et agneaux et Le merveilleux Emporium de M.Magorium, les habituels films américains qui meublent les écrans des régions du Québec colonisées par Hollywood depuis toujours.