Un coin du ciel

2007/12/06 | Par Ginette Leroux

Soixante-huit minutes de chaleur humaine, de rencontres inoubliables. Soixante-huit minutes d’une réalité montréalaise, méconnue sinon ignorée de la majorité, mais combien criante chez ceux qui la vivent au quotidien, les immigrants et leurs aidantes « naturelles », les intervenantes du CLSC Parc-Extension.

Karina Goma, la réalisatrice de l’excellent film Un Coin du ciel présente l’univers de ces Québécois en devenir qui tentent du mieux qu’ils peuvent de s’intégrer dans notre société de droits et de libertés.

Un coin du ciel façon « patchwork » culturel québécois

En ouverture, la caméra balaie l’artère principale du quartier, fixant la gare Jean-Talon, les boutiques de saris et d’épices indiennes, les restaurants de souvlakis. Puis le CLSC, le quartier général de l’espoir.

Nous sommes dans Parc-Extension où se juxtaposent 75 communautés, 30 langues, 5 religions et des histoires de vies à la trame bigarrée, complexe et parfois déroutante. Un coin du ciel façon « patchwork » culturel québécois que ce quartier multiethnique de Montréal, le plus densément peuplé avec ses 31 400 résidents qui se partagent une superficie totale de 1,67 kilomètre carré.

Dans la salle d’attente, quelques hommes, beaucoup de femmes au regard inquiet, interrogateur. Des femmes au visage angoissé. Il n’y a que les petits qui dorment dans les bras de leur mère, paisibles, emmitouflés dans l’insouciance de l’enfance.

Des rats et des proprios

« Des rats dans le berceau de mon enfant, ce n’est pas acceptable », confie une Pakistanaise à Tassia Giannakis, technicienne en assistance sociale. « Dans votre pays, vous étiez habituée de vivre avec ces bestioles », oppose le propriétaire à ses récriminations.

Cette réponse désarçonnerait n’importe qui. Tassia, comme l’appellent affectueusement les personnes du quartier qui réclament son aide et ses lumières, lui répond, qu’au Québec, la Régie du logement existe pour aider les locataires comme elle à mettre les propriétaires récalcitrants face à leurs responsabilités. Pour cela, elle doit déposer une plainte.

Calmée, la néo-Québécoise reprend confiance, sachant que Tassia sera à ses côtés tout au long de la longue démarche.

Même combat pour Mme Krimian, une Arménienne restée seule suite à la mort de sa mère et de son frère. « Injuste, c’est injuste. On est dans un pays démocratique et je ne peux pas accepter ça », lance-t-elle en entrant dans le bureau, furieuse d’avoir reçu de son propriétaire une lettre de relocalisation. Son appartement sera rénové. « Big liar », vocifère la dame angoissée à l’intention du vicieux propriétaire.

Des gens qui manquent de mots pour se défendre

Elle ne veut pas quitter son quartier par peur de perdre ses repères. L’intervenante lui promet d’écrire pour elle une lettre pour revendiquer ses droits. « On leur donne des services qu’elles n’ont jamais eus », explique Tassia. Ces gens manquent de mots pour se défendre, aux prises avec une structure administrative qui leur échappe.

Entre maintenant monsieur Tran, un Vietnamien de 86 ans. Il a besoin d’aide pour remplir sa demande de passeport. Marié, divorcé, célibataire? « Je suis seul, répond-il. Je n’ai pas d’amis. » Deux témoins doivent signer sa demande. « Un voisin, votre propriétaire, votre fils peut vous trouver quelqu’un…? », lui suggère madame Giannakis.

Il repart, souriant, comme il est arrivé. « Il n’a sûrement rien compris de ce que je lui disais. Il reviendra. Demain peut-être… », assure l’intervenante. Ces situations sont le lot quotidien des intervenantes du CLSC Parc-Extension.

L'ouverture n'est pas la noyade

« Je suis devenue une Grecque fanatique depuis que je travaille ici », raconte Tassia Giannakis qui est née et a grandi à Montréal, dans le quartier Saint-Henri. Francophone, elle maîtrise naturellement le grec et l’anglais. Ces langues lui servent abondamment dans le poste qu’elle occupe depuis 29 ans.

Pour sa part, Hélène Greffard est née dans la ville de Québec. Son premier contact avec une culture différente de la sienne lui est venu par son père. Des Amérindiens avec qui il était en relation d’affaires venaient à la maison. « Ils avaient la peau foncée, ils étaient très différents de moi », se souvient-elle.

Comme sa collègue, elle prêche pour l’ouverture. « L’ouverture dans le différent n’est pas la noyade », prévient celle qui ne veut pas être minoritaire dans un quartier multi-ethnique. Elle préfère habiter un quartier limitrophe.

Le Réno-Dépôt des problèmes

Le CLSC est le Réno-Dépôt des problèmes. Les besoins sont toujours les mêmes : logements insalubres, problèmes de santé, de pauvreté, d’éducation. Ils ont tous les mêmes craintes et les mêmes espoirs.

L’espoir de retourner dans le pays natal à l’arrivée s’émousse après 5 ans, car après 5 ans, on devient étranger dans son propre pays. Alors, on attend 10 ans et c’est pire encore.

Le rôle des intervenantes est alors primordial. Ces gens doivent être dépannés, sécurisés.

Chanter et croire en l'avenir

Les portraits que nous brosse la documentariste sont touchants. Celui des Jabourian, père et fils l’est particulièrement. « Mon papa était chauffeur de camion. Tout jeune, il a vécu le génocide de son pays, ses parents y ont perdu la vie », raconte le fils Jabourian en train de nourrir son père, âgé de 95 ans, à la cuillère. Immigré au Liban, la guerre l’a rattrapé. À Montréal, il a trimé dur pour subvenir aux besoins de sa famille.

Maintenant, son fils prend soin de lui, sa mère étant décédée peu de temps avant le début du tournage. Père et fils sont charmants et aiment chanter. Chevalier de la table ronde, allons voir si le vin est bon. Allons voir, oui, oui, oui, Allons voir, ba ba ba, répond le presque centenaire qui, malgré une quasi aphonie, retient la vie de ses yeux rieurs et bat le rythme avec ses mains.

Karina Goma, dont les parents sont arrivés du Caire dans les années 1960, s’est prise d’affection pour les gens de Parc-Extension. On le sent tout au long du film.

À l’heure où le Québec se questionne sur la survie de la langue française, il suffit d’entendre chanter M. Jabourian fils dans une langue empreinte d’une saveur toute québécoise pour croire en l’avenir.

Un coin du ciel /Où l'on vivra tous deux ma chérie /Un coin du ciel /Où l'on s'aimera toute la vie… Un air qui nous trotte dans la tête longtemps.

Un coin du ciel de Karina Goma prend l’affiche vendredi le 7 décembre.