Fidel a joué un rôle actif pour contrer le coup d’État contre Chavez

2008/01/02 | Par L’aut’journal 

Dans Fidel Castro : biographie à deux voix, publié aux Éditions Fayard/Galilée, Fidel Castro raconte à Ignacio Ramonet comment il s’est transformé en reporter pour porter secours à Hugo Chavez lors du coup d’État du 11 avril 2002.

Ramonet: Un coup d’État a eu lieu le 11 avril 2002 à Caracas contre Chavez. Avez-vous suivi ces événements?

Castro : Ce 11 avril, quand nous avons appris, à midi, que la manifestation convoquée par l’opposition avait été déviée par les putschistes et qu’elle s’approchait du palais de Miraflores, j’ai tout de suite compris que de graves événements étaient sur le point d’éclater.

En fait, je suivais en direct le déroulement de cette marche sur la chaîne publique Venezolana de television, qui diffusait encore à ce moment-là. Très vite, les provocations se sont succédées, les coups de feu fusaient, faisant de nombreuses victimes.

Quelques minutes après seulement, Venezolana de television a cessé de retransmettre. Les nouvelles ont commencé à nous parvenir par bribes et par différentes voies. On a appris que certains hauts officiers s’étaient prononcés publiquement contre le président. On affirmait que la garnison présidentielle s’était retirée, et que l’armée était sur le point d’attaquer le palais de Miraflores.

Des personnalités vénézuéliennes téléphonaient à leurs amis à Cuba pour leur faire leurs adieux car elles étaient déterminées à résister et à mourir; elles parlaient concrètement de s’immoler.

Entretien téléphonique Castro-Chavez

Très tôt dans l’après-midi, j’avais essayé de joindre le président vénézuélien par téléphone. Impossible! En pleine nuit du 12 avril, à 0 h 38, c’est finalement Chavez qui m’appelle.

Je lui demande où en est la situation. Il me répond : « Nous nous sommes retranchés dans le palais. Nous avons perdu la seule force militaire qui aurait pu agir. On nous a ôté toute possibilité de communiquer par télévision. J’analyse la situation, mais je ne dispose d’aucun moyen militaire. »

Très rapidement, je lui ai demandé : « Combien d’hommes as-tu sous tes ordres?

- Entre 200 et 300, mais tous sont exténués.

- As-tu des tanks?

- Non, nous en avions, mais ils ont tous regagné le quartier général. »

Et moi, de nouveau : « Quelles sont les autres forces dont tu pourrais disposer? »

Il me répond : « Il y a d’autres troupes, mais elles sont trop loin, et je n’arrive pas à entrer en contact avec elles. »

Il faisait référence au général Raul Isaias Baduell et à ses parachutistes de la division blindée, et à d’autres forces d’intervention, mais il lui était impossible d’entrer en contact avec ces unités bolivariennes loyales.

Avec le maximum de délicatesse, je lui ai alors demandé s’il me permettrait de lui faire une suggestion.

« Puis-je te donner mon avis? »

« Je t’écoute », m’a-t-il répondu.

Je lui ai alors suggéré, en essayant d’être le plus persuasif possible : « Présente les conditions d’un arrangement honorable et digne, afin de préserver la vie des hommes qui t’entourent, ce sont les plus loyaux. Ne les sacrifie pas, et toi non plus. »

Il me répond, la voix pleine d’émotions : « Tous sont prêts à mourir ici. »

Un coup de fil décisif

J’ai donc enchaîné, sans perdre une seule seconde : « Je n’en doute pas, mais je crois pouvoir réfléchir de façon plus sereine que toi en ce moment. Ne démissionne pas, exige des conditions honorables et des garanties pour ne plus être victime d’une félonie, car je pense que tu dois rester en vie. Par devoir vis-à-vis tes compagnons. Ne t’immole pas ! »

Il était très clair pour moi que la situation dans laquelle se trouvait Chavez ce 12 avril 2002 était profondément différente de celle qu’avait connue Salvador Allende le 11 septembre 1973. Allende n’avait pas un seul soldat. Chavez, lui, pouvait compter sur la majorité des soldats et sur de nombreux officiers de l’armée, particulièrement les plus jeunes.

Je lui répétais : « Ne démissionne pas « Ne te démets pas! »

Nous avons abordé d’autres questions : la manière dont je pensais qu’il devait abandonner provisoirement le pays, et comment me mettre en rapport avec un officier qui exercerait une véritable autorité dans les rangs putschistes pour lui indiquer que Chavez était disposé à quitter le pays, mais sans démissionner pour autant.

À Cuba, nous allions essayer de mobiliser l’ensemble du corps diplomatique, et envoyer deux avions à Caracas avec notre ministre des Relations extérieures et un groupe de diplomates étrangers pour tenter de ramener Chavez ici. Il a réfléchi quelques secondes, puis a finalement accepté ma proposition. Maintenant, tout dépendait du chef militaire ennemi.

Dans le livre de Rosa Miriam Elizade et Luis Baez, Chavez Nuestro, José Vicente Rangel, alors ministre de la Défense, qui sera ensuite vice-président, qui se trouvait au côté de Chavez au moment des faits, affirme textuellement dans un entretien avec les auteurs : « Le coup de téléphone de Fidel a été décisif et déterminant pour éviter l’immolation. Ses conseils nous ont aidés à voir clair dans l’obscurité. Il nous a beaucoup aidés. »

Chavez, Allende : deux situations différentes

Ramonet : Avez-vous encouragé Chavez à résister les armes à la main?

Castro:  Non, au contraire. C’est ce qu’avait fait Salvador Allende avec héroïsme, selon moi, et c’était ce qu’il devait faire vu les circonstances, mais il l’a payé courageusement de sa vie, comme il s’y était engagé.

Chavez avait trois solutions : se retrancher à Miraflores et résister jusqu’à la mort; sortir du palais et tenter de rassembler le peuple pour déclencher une résistance nationale, avec de très faibles probabilités de succès, vu la situation; ou bien abandonner le pays sans démissionner ni se démettre, dans le but de reprendre la lutte avec de fortes chances de l’emporter rapidement. Nous lui avons suggéré de choisir la troisième option.

Mes derniers mots, lors de cette conversation téléphonique, étaient fondamentalement choisis pour le convaincre : « Sauve ces hommes si courageux qui luttent en ce moment à tes côtés dans cette bataille pour l’instant inutile. »

Mon idée était la suivante : j’avais la conviction qu’un dirigeant aussi populaire et charismatique que Chavez serait, après avoir été renversé et trahi dans de telles circonstances, et si on ne le tuait pas, réclamé par le peuple avec encore plus de force – et cette fois avec le soutien du meilleur des forces armées, j’en étais convaincu –, et qu’il reviendrait inévitablement au pouvoir. Voilà pourquoi j’ai pris la responsabilité de lui proposer ce plan.

À ce moment précis, quand on a entrevu la réelle possibilité d’un retour victorieux et rapide de Chavez, il n’était plus question qu’il meure en combattant, comme l’avait si héroïquement fait Allende. Et ce retour victorieux de Chavez s’est effectivement produit bien avant ce que j’aurais jamais imaginé.

Chavez suit les conseils de Fidel

Ramonet : Comment avez-vous essayé d’aider Chavez depuis La Havane?

Castro : Eh bien, la seule chose que nous pouvions faire à partir d’ici, c’était de recourir à la diplomatie. En pleine nuit, nous avons convoqué à La Havane tous les ambassadeurs accrédités et nous leur avons proposé d’accompagner notre ministre des Relations extérieures Felipe Pérez Roque à Caracas, pour récupérer pacifiquement Chavez, président légitime du Venezuela.

Il ne faisait aucun doute pour mois qu’en très peu de temps Chavez serait de retour, porté en triomphe par le peuple et par ses troupes. Pour l’heure, il fallait juste empêcher qu’il se fasse tuer.

Nous avons proposé d’envoyer deux avions, au cas où les putschistes accepteraient qu’il parte en exil. Mais le chef militaire des putschistes a refusé la proposition, et il a dans le même temps annoncé à Chavez qu’il serait traduit devant un conseil de guerre.

Chavez a alors endossé son uniforme de parachutiste et, accompagné de son fidèle assistant, Jesus Suarez Chourio, il s’est rendu au fort Tiuna, le quartier général des militaires putschistes.

Quand je l’ai appelé, comme convenu, deux heures après son appel, Chavez avait déjà été fait prisonnier par les putschistes et il n’y avait plus de contact avec lui. La télévision repassait en boucle la nouvelle de sa « démission » afin de démobiliser ses partisans et le peuple.

La fille de Chavez téléphone à Fidel

Mais, toujours ce 12 avril, quelques heures plus tard, Chavez s’est débrouillé pour passer un coup de téléphone. Il a pu ainsi parler à sa fille Maria Gabriela. Il lui a dit qu’il n’avait pas démissionné, qu’il était un « président emprisonné ». Et il lui a demandé de me tenir informé pour que je diffuse cette information partout.

Aussitôt sa fille me contacte, vers 10 heures du matin, et me rapporte ce que lui a dit son père. Je lui demande : « Serais-tu disposée à répéter au monde entier ce que tu viens de me dire? »

Elle m’a dit ceci : « Je ferai n’importe quoi pour mon père », phrase admirable qui témoignait de sa détermination.

Je suis alors entré en contact avec Randy Alonso, journaliste et animateur du programme de la télévision cubaine Table ronde. Muni d’un dictaphone, Randy a contacté Maria Gabriela sur son portable. Il était presque 11 heures du matin. On a enregistré la déclaration de Gabriela, qui s’exprimait de manière claire et posée, très convaincante, puis nous l’avons retranscrite et envoyée à toutes les agences de presse accréditées à Cuba.

Ces propos ont été diffusés au Journal télévisé cubain vers 12h40. On avait également remis l’enregistrement aux chaînes de télévision internationales accréditées à La Havane.

La CNN, complice, n’arrêtait pas de diffuser depuis le Venezuela les nouvelles de source putschiste; mais vers midi, leur correspondante à La Havane a pu retransmettre la déclaration on ne peut plus éclairante de Maria Gabriela qui a fait l’effet d’une bombe.

Un autre appel de Gabriela

Ramonet : Et quelles en ont été les conséquences?

Castro : Et bien, cette information est arrivée aux oreilles de millions de Vénézuéliens, majoritairement antiputschistes, ainsi qu’à celles des militaires demeurés fidèles à Chavez, mais qui avaient été trompés et paralysés par les rumeurs mensongères de sa démission.

Vers 23h15, Maria Gabriela m’a rappelé. Un accent tragique dans la voix. Je ne l’ai pas laissée finir sa phrase, je lui ai demandé : « Que s’est-il passé? »

« Mon père a été transféré cette nuit, par hélicoptère, vers une destination inconnue. »

Je lui ai dit : « Alors, il faut agir sur-le-champ, les gens doivent entendre cette nouvelle au plus vite, de ta propre bouche. »

Randy était près de moi; il avait un dictaphone avec lui, et nous avons recommencé ce que nous avions fait à midi le jour même. L’opinion vénézuélienne et le monde entier ont été informés du transfert de Chavez, en pleine nuit, vers une destination inconnue. Nous étions dans la nuit du 12 au 13 avril 2002.

De très bonne heure le samedi 13, je reçois un nouvel appel de Maria Gabriela. Elle me dit que les parents de Chavez sont inquiets, et qu’ils souhaitent me parler depuis Sabenata, dans l’État vénézuélien de Barinas, et faire une déclaration.

Je l’informe qu’une agence de presse internationale est en train de diffuser une annonce selon laquelle Chavez aurait été conduit à Turiamo, une base navale située dans l’État d’Aragua, sur la côte nord du Venezuela. Je lui dis que, vu les précisions et les détails, cette nouvelle semble véridique. Je lui recommande d’essayer d’en savoir davantage à ce sujet.

Elle m’indique que le général Lucas Rincon, inspecteur général des forces armées, souhaite également s’entretenir avec moi par téléphone et qu’il veut faire, lui aussi, une déclaration publique.

Fidel, toujours au téléphone

La mère et le père de Chavez me téléphonent alors; tout est normal, selon eux, dans l’État de Barinas. La mère m’informe que le chef de la garnison locale vient de parler avec son époux, père du président et gouverneur de cet État. J’ai essayé de les tranquilliser du mieux que je pouvais.

Le maire de Sabaneta, le lieu de naissance de Chavez, m’appelle à son tour. Il veut, lui aussi, faire une déclaration à la presse internationale. Au passage, il m’apprend que Chavez peut vraiment compter sur la loyauté de toutes les garnisons. Son optimisme est perceptible.

Je m’entretiens avec le général Lucas Rincon. Il m’affirme que la brigade des parachutistes, la division blindée et la base de chasseurs-bombardiers F-16 s’opposent au coup d’État et sont prêtes à intervenir.

Je me hasarde à leur suggérer de faire le maximum pour essayer de trouver une solution sans que les militaires en viennent à se battre entre eux. Il était évident que le coup d’État allait vers l’échec. Nous n’avons pas pu recueillir la déclaration du général Lucas Ricon parce que la communication a été coupée et qu’il a été impossible de la rétablir.

Quelques minutes après, Maria Gabriela appelle de nouveau pour me dire que le général Raul Isaias Baduell, chef de la brigade des parachutistes, veut me parler, et que les forces loyales de la base de Maracay, des troupes d’élite, désirent adresser une déclaration au peuple du Venezuela et à l’opinion internationale.

J’étais très désireux d’en savoir davantage, et j’ai donc immédiatement appelé le général Baduell pour qu’il me précise quelques détails, avant de poursuivre notre conversation. Il m’a répondu et a complètement satisfait ma curiosité; de chacune de ses phrases émanait une grande combativité.

Je lui ai aussitôt dit : « Tout est prêt pour votre déclaration. » Mais il m’ a demandé d’attendre un peu : « Je vous passe le général de division Julio Garcia Montoya, secrétaire permanent du Conseil national de sécurité et de défense. Il nous a rejoints pour apporter tout son soutien à notre position. » Montoya, plus âgé que les jeunes chefs militaires de la base de Maracay, ne commandait pas de troupes à ce moment-là.

Le général Baduell me passe alors le général Garcia Montoya. Très respectueux de la hiérarchie militaire, Baduell était à la tête de la brigade de parachutistes qui constituait un pilier fondamental de cette base de Maracay qui comptait également d’autres puissantes composantes : des chars, de l’infanterie blindée et une escadrille de chasseurs-bombardiers. Cette base se trouvait précisément dans l’État d’Aragua.

Garcia Montoya, officer le plus haut gradé, a fait preuve, dans ses propos, d’une grande intelligence; son plan était fort convaincant et très adapté à la situation. Il m’a affirmé que, au fond, les forces armées vénézuéliennes demeuraient fidèles à la Constitution. Il avait tout dit.

Avec mon téléphone portable et le magnétophone de Randy, je m’étais transformé en une sorte de reporter de presse qui recevait et diffusait les nouvelles et les déclarations publiques. J’étais témoin de la formidable contre-attaque du peuple et des forces armées bolivariennes du Venezuela.

(NDLR: On se rappellera que les Vénézuéliens sont descendus massivement dans la rue pour protester contre le coup d’État et que les soldats restés fidèles à Chavez ont appelé à un contre-coup d’État. Ils ont repris le contrôle du palais présidentiel et ont retrouvé Chavez pour le libérer. Le 13 avril, Chavez était de retour au palais présidentiel.)