Redistribution des compétences dans les services sociaux

2008/01/25 | Par Camille Beaulieu

Camille Beaulieu est correspondant à Rouyn-Noranda

Obnubilé par ses compressions budgétaires, Québec a cristallisé la pénurie qui affecte aujourd’hui encore des millions de Québécois en incitant 564 omnipraticiens à la préretraite en 1997-98. Dix ans plus tard, le Gouvernement Charest professionnalise la santé mentale et les relations humaines pour mieux protéger le public; avec menace d’un résultat comparable.

Des milliers d’agents de relations humaines et de techniciens (en travail social, en éducation spécialisée et en intervention en délinquance) se feront tasser au profit des membres d’ordres professionnels (travail social, psychoéducation, psychologie, etc.), tous de formation universitaire, moins nombreux, plus chers, et dont rien ne prouve qu’ils seront plus efficaces.

Doit-on crier à la boulette administrative, au désengagement de l’État ou à la privatisation rampante?

Redistribution des compétences

Le projet de Loi 50, qui sera étudié à partir du 12 février prochain en commission parlementaire, redistribue les compétences dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines.

Entre autres bouleversements, le projet accroît les champs réservés aux 6 400 membres (de pratique publique et privée) de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec et rétrécit celui des 4 000 techniciens en travail social (du réseau public et des organismes communautaires.)

Ces derniers seront dorénavant cantonnés, c’est le scénario le plus optimiste, dans l’évaluation préliminaire en protection de la jeunesse, alors qu’ils oeuvrent depuis toujours dans des secteurs comme l’application de la loi des jeunes contrevenants, la curatelle publique ou la santé mentale.

Les 18 000 éducateurs spécialisés des établissements de la santé et des services sociaux, de l’éducation et du réseau communautaire ne sont pas mieux nantis.

Leurs représentants n’ont pas même été consultés lors des étapes préliminaires du projet de loi. La brique leur est tombée dessus lors du dépôt du rapport d’un comité d’experts, le Rapport Trudeau, à l’Office des professions du Québec (OPQ) en mars 2006.

Compétents : oui ou non…that’s the question

Curieusement, le ministère de l’Éducation, des Loisirs et des Sports du Québec (MELS) a révisé pas plus tard qu’en 2001 la validité des programmes d’études collégiales des techniciens en travail social et des éducateurs spécialisés, scrutant minutieusement l’adéquation des compétences associées à ces techniques aux besoins des milieux d’intervention.

C’est donc brutalement qu’on tire le tapis aujourd’hui sous les pieds de ces travailleurs en réservant nombre de leurs attributions traditionnelles, tout particulièrement l’évaluation des besoins des clientèles, aux membres des ordres professionnels.

Ces intervenants d’expérience regroupés au sein de leurs propres associations deviendront de simples exécutants, à moins de rallier à titre d’intervenants mineurs les ordres professionnels qui tiendront dorénavant le haut du pavé.

D’autres, particulièrement en éducation spécialisée ou en relations humaines, n’auront pas même ce choix, faute d’avoir opté il y a longtemps parfois pour la formation académique devenue aujourd’hui idoine.

Or, les techniciens en travail social, les éducateurs spécialisés et les agents de relations humaines, composant une nette majorité des intervenants en milieu communautaire et le gros des effectifs des centres jeunesse, CHSLD, centres de réadaptation et centres de santé et de services sociaux, sont déjà en pénuries, particulièrement dans les régions.

Au point où l’association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS) prévoyait recruter 6 000 éducateurs spécialisés, 4 500 agents de relations humaines, 3 000 travailleurs sociaux et 950 techniciens en travail social au cours des dix prochaines années.

Ces projections ne tiennent évidemment pas compte des besoins des organismes communautaires; comme Le Pont de Rouyn-Noranda qui œuvre à la réhabilitation et la réinsertion de personnes souffrant de maladies mentales : « La moitié de mes neuf intervenants sont techniciens et je n’ai jamais constaté de différence avec les bacheliers, résume Karine Godin, la directrice générale, mais ils ne pourront plus travailler. Je devrai engager des bacheliers, plus chers : Est-ce que Québec va augmenter nos subventions ? »

Beaucoup d’organismes communautaires, croit Madame Godin, ne sont pas même informés de ce qui leur pend au bout du nez.

Relève de la garde par attrition

Le rapport Trudeau prône d’ailleurs, prudence élémentaire dont est encore dépourvu le projet de loi, un statu quo temporaire : c’est-à-dire le maintien jusqu’à nouvel ordre des travailleurs en place pour ne pas chambarder le secteur social d’un seul coup.

La relève de la garde se ferait par attrition, nonobstant l’opportunité de remplacer par des professionnels mieux payés des techniciens reconnus compétents à la fois par le ministère de l’Éducation et la plupart des employeurs publics.

« Il n’y a pas de problème de compétence dans le réseau », confirme Catherine Bourgault, porte-parole de l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS).

L’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec (OPTSQ) ne partage évidemment pas cette quiétude. L’encadrement est nécessaire, expose le président Claude Leblond, pour protéger le public dans l’exercice des professions de la santé mentale ou des relations humaines. N’importe qui aujourd’hui peut exercer le métier de travailleur social sans être membre de l’ordre.

« Les craintes des techniciens en travail social ne sont pas fondées. Nous accueillons favorablement les recommandations du rapport Trudeau prônant l’encadrement des techniciens en travail social par l’Ordre des travailleurs sociaux. » La nouvelle loi, de toute façon, résume-t-il, ne va pas entrer en vigueur le lendemain de sa sanction.

C’est dans ce tourbillon d’incertitude que le Regroupement national des techniciens en travail social et la Coalition québécoise des professionnels de l’éducation spécialisée plaident in extremis ces jours-ci la reconnaissance de leurs pratiques devant l’Office des professions du Québec (OPQ) et les législateurs chargés de la rédaction définitive de la loi.

Québec se décharge de ses responsabilités au profit des ordres professionnels

Le projet de loi transfère de Québec vers les comités d’éthique des ordres professionnels la responsabilité du contrôle des pratiques dans chacun des établissements du réseau. C’est la règle de la professionnalisation.

La Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN) ne s’y trompe pas, dont le vice-président, Laurier Goulet, dénonce cette délégation en douce des pouvoirs du ministère et des employeurs « aux ordres professionnels qui n’attendent que cela ! »

Convaincue que la protection du public est déjà assurée par la loi, l’éthique des établissements et les conventions de travail, la FSSS s’oppose à la création de nouveaux ordres professionnels ou à l’intégration contrainte de groupes de travailleurs déjà organisés.

La Fédération se félicite par contre de l’encadrement resserré en psychothérapie, domaine où pullule le charlatanisme, et de la priorité accordée à la prévention du suicide.

La FSSS presse donc Québec d’évaluer plus sérieusement l’ensemble de ses répercussions avant d’aller de l’avant avec ce projet de loi.

« Là où le bât blesse, tranche de son côté Hélène Le Brun, conseillère au service de l’action professionnelle pour le secteur de la santé et des services sociaux à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), c’est l’accessibilité aux services publics ! »

La CSQ estime que le projet de loi 50 aura peu d’impacts sur les techniciens en éducation spécialisée et des effets mesurés sur les techniciens en travail social.

La centrale appréhende toutefois un contrecoup dévastateur sur les professionnels, comme les agents de réadaptation et les agents de relations humaines, qui travaillent déjà sans être membres d’un des ordres professionnels et qui vont carrément perdre leurs prérogatives.

« Il y a unanimité des syndicats comme des patrons là-dessus. Nous réclamons des mesures de droits acquis. Sinon on va accentuer gravement les pénuries, particulièrement en régions ! »

Privatisation rampante des services sociaux

« Nous sommes d’abord préoccupés par l’impact du projet de loi sur le réseau des établissements communautaires, explique Johanne Dionne, responsable du comité professionnalisation au Regroupement national des techniciens(nes) en travail social du Québec (RNTTSQ). Soit les techniciens en travail social deviennent professionnels et plus dispendieux pour leurs employeurs, soit ces établissements vont se retrouver avec des travailleurs réduits à l’impuissance. »

Or, explique Madame Dionne, le professionnalisme et son corporatisme élitiste heurtent les valeurs du travail social. Une allusion à la cassure idéologique entre techniciens en travail social et travailleurs sociaux professionnels.

Par formation, les premiers analysent les problèmes sociaux dans une perspective structurelle; la maladie mentale, par exemple, peut trouver sa source dans le chômage, la pauvreté ou l’exclusion. Tandis que certaines formations universitaires en travail social et l’Ordre des travailleurs sociaux privilégient une approche plus individuelle de ces questions.

« La population sera la première victime de ce projet de loi, qui en réalité pave le chemin à la privatisation des services sociaux! »

Les travailleurs en techniques d’intervention en délinquance entretiennent eux aussi leurs inquiétudes, parfois les mêmes.

« C’est une dévalorisation majeure de la formation technique, explique Hélène Fillion, coordinatrice du département au collège François-Xavier Garneau. Les employeurs pourtant (tant du réseau public que du réseau communautaire) sont satisfaits de nos finissants ! C’est un changement qui va coûter cher ! »

Mais, cela n’est pas tant ce surcoût du personnel qui inquiète au Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) que l’élargissement de certaines prérogatives à un plus grand nombre de professionnels.

Le projet de loi étend ainsi le pouvoir d’évaluation et de contention des personnes souffrant de maladie mentale, réservé aujourd’hui aux psychiatres, à d’autres professionnels comme les travailleurs sociaux, les psychologues, les conseillers en orientation. « Ça va faire beaucoup de monde devant nous autres avec une arme dans les mains ! » s’inquiète Jean-Nicolas Ouellette, responsable des communications au regroupement.

L’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), pour sa part, dénonçait déjà dans le rapport Trudeau une répartition des actes professionnels reflétant davantage l’influence de certains intérêts corporatistes que la pratique concrète des techniciens visés.

L’Alliance craint que ce projet « déresponsabilise » les employeurs et déplore les limbes dans lesquels le comité d’experts relègue des professions complètes « importantes en santé mentale, souvent en première ligne, » comme les agents de relations humaines dépourvus de diplôme de criminologie ou de sexologie.

L’ange ou la bête

Le ministre responsable de l’application des lois professionnelles, Jacques P. Dupuis, évoquait un large consensus en présentant son projet de loi. Virtuelle évidemment, cette unanimité, hormis dans les hautes sphères de l’office des professions et des milieux professionnels. On est souvent déconnecté du terrain à Québec.

La commission parlementaire corrigera peut-être ce travail qui sent son officine gouvernementale avec un zest de compagnonnage. Les services sociaux ont déjà subi leur lot de chambardements au Québec, et on s’y interroge sur l’utilité d’une nouvelle réforme, là où des correctifs suffiraient peut-être : tous ne montrent-ils pas du doigt la psychothérapie et la prévention du suicide.?

Le refrain est connu : à trop vouloir faire l’ange on fait la bête.

NDR : Les données sur les effectifs de travailleurs émanent de l’AGESSS en ce qui concerne le réseau public, et sont des approximations pour les établissements communautaires.

Photo : Clément Allard