Borderline ou l'amour tout croche

2008/02/06 | Par Ginette Leroux

Les paroles de la chanson de Burt Baccarat - I just don’t know what to do with myself - qu’on entend en ouverture résument à elles seules le sentiment trouble dans lequel nous plongent les premières secondes du film.

Au beau milieu d’un appartement, est étendue une jeune fille nue sur un matelas nu, ses poupées éparpillées sur le plancher. Un homme nu est couché sur elle. Lui, c’est Tchéky, son professeur de création littéraire. Elle, c’est Kiki.

Puis, la caméra fixe un filet de sang qui coule librement le long du cou, poursuit sa route vers les seins, revient sur la bouche beurrée de rouge à lèvres. Ce n’est pas du sang. Elle est soûle. Ses amis lui ont organisé un gros party pour ses 20 ans.

Rien ne la retient. Aucune pudeur. « Je suis sans frontière… à cause de ma peau à l’envers… », confie-t-elle à la caméra. En quelques tours de manivelle, on entre dans le monde sombre, souvent à la limite du supportable, de Kiki Labrèche.

C’est qu’elle ne l’a pas eu facile, Kiki! Née d’un père manquant et d’une mère manquée, son enfance est fuckée. Sa mère, schizophrène, en proie à des crises de folie doit céder sa place. La grand-mère, alcoolique, prend le relais de sa fille comme elle peut.

Il n’y a que l’école qui réussit à la petite fille de dix ans. Là, elle peut fuir les assauts répétés de ses deux « mères » qui lui enfoncent leur amour « tout croche » dans la gorge. « J’ai peur d’être folle comme toi, moman », crie-t-elle à sa mère internée.

Refaire son « arbre gynécologique »

Une des grandes réussites du film est d’avoir juxtaposé ces trois générations de femmes liées par la peur d’être folle, de le devenir ou encore que l’autre le devienne.

Ces retours dans le temps éclairent parfaitement tous les désordres qui découlent de cet univers clos dans lequel évolue Kiki, « perdue entre poupées et valium ». On comprend pourquoi la jeune paumée de l’amour voudrait retourner dans le ventre de sa mère pour y refaire son « arbre gynécologique ».

Kiki a tellement peur de ne pas être aimée. Alors que lui importe d’ouvrir les jambes pour tous ceux qui semblent l’aimer. Sa collection d’hommes en dit long sur le rapport trouble qu’elle entretient avec son corps et la sexualité. « Chaud sur ma bouche, froid dans mon corps », dit celle qui aime prendre mais ne jamais être prise. Dans ce tordeur d’émotions passent ses 20 ans.

À 30 ans, Kiki rassemble les pièces de son casse-tête. L’enfant à l’imagination débordante qu’elle était à 10 ans reprend ses droits tandis que s’éloigne l’instable et insatiable Kiki de sa vingtaine. « Je me suis trouvée avant de me chercher », reconnaît celle dont la rédemption viendra par l’écriture.

Malgré la grande réticence de Kiki, Michael s’immisce dans sa vie. Ce jeune pâtissier, très conventionnel, lui offre une relation différente des autres et lui tend le passeport vers sa vie intérieure. Elle apprend à s’abandonner.

Trois générations de femmes

Isabelle Blais prête au personnage de Kiki à 20 et à 30 ans tout son talent de comédienne qui cumule une grande variété de rôles depuis le début de sa carrière amorcée en 1998 au théâtre avec la pièce Les Sorcières de Salem.

Son jeu admirablement maîtrisé rend, à la fois et de façon exceptionnelle, l’immature assoiffée d’amour qu’est Kiki à 20 ans et, sans contredit, avec grâce et bonheur la même jeune fille qui, 10 ans plus tard, amorce une vie nouvelle. Sans aucun doute sa meilleure prestation.

Les deux femmes de la vie de Kiki Labrèche, sa mère folle personnifiée par Sylvie Drapeau et Angèle Coutu, dans le rôle de la grand-mère, sont remarquables. Sylvie Drapeau a su apprivoiser avec brio la maladie mentale dans laquelle évolue son personnage. Ses silences font mal à voir.

Quant à Angèle Coutu, ses yeux rendent avec justesse la détresse et le désenchantement qu’une vie de misère a enfantés. Un trio féminin impressionnant.

Attention! Certaines scènes de nudité sont dures, crues, limites. C’est vrai. Mais elles ne sont jamais gratuites. Steve Asselin, le directeur de la photographie, a su les envelopper, les protéger, les réchauffer. Allez plutôt en juger par vous-même!

De vraies magiciennes

À la réalisation, Lyne Charlebois a accompli un travail à la mesure du rêve qu’elle portait depuis des années suite à ses expériences télévisuelles et aux centaines de vidéoclips réalisés jusqu’à ce jour.

Coscénariste avec Marie-Sissi Labrèche, l’auteure de Borderline et de La Brèche, les deux passionnées ont su puiser à même l’architecture autofictive des deux romans, remixant l’écriture hyperbolique de Marie-Sissi en de mini-feux d’artifice. De vraies magiciennes.

L’univers romanesque de Marie-Sissi Labrèche est le royaume de la résilience. « Je me suis toujours dit que ça ne pouvait pas être juste ça, quitte à adapter ma réalité à mon imaginaire. Toujours trouver un sens au malheur. Faire du beau avec du pas beau. L’huître ne fabrique-t-elle pas l’encre qui la protégera du grain de sable envahisseur et qui lui permettra de se transformer en perle? », m’a-t-elle confié lors d’une entrevue réalisée en 2004, au moment de la sortie de La Brèche, son deuxième roman.

Une grande réalisation québécoise à ne pas manquer.

Borderline sort en salle le 8 février.

Pour une critique des romans Bordeline et La Brèche