Le jugement Chaoulli « revisité »

2008/02/06 | Par Pierre Dubuc

par Pierre Dubuc

Une analyse approfondie du jugement de la Cour suprême justifie amplement le recours à la clause « nonobstant »



Le 9 juin 2005, la Cour suprême du Canada rendait un jugement qui permettait aux Québécois de contracter des assurances privées pour payer des soins médicaux administrés par le secteur privé, ouvrant ainsi la porte à la création d’un système parallèle de santé.

Dans la foulée de cet arrêt, le gouvernement Charest adoptait la loi 33 qui permet la création de cliniques privées de chirurgie et mettait sur pied le Comité Castonguay qui doit remettre son rapport à la mi-février.

Dans ce contexte, il est utile de jeter un second regard sur l’arrêt Chaoulli, adopté à la majorité simple, quatre juges contre trois. La position des trois juges dissidents est d’autant plus importante que l’évolution de la situation confirme les craintes qu’ils ont exprimé.

La rédaction de l’arrêt est l’œuvre de la juge Marie Deschamps, qui a reçu l’appui de trois juges du Canada anglais, alors que les deux autres juges (Louis LeBel et Morris J. Fish) en provenance du Québec étaient dans le camp des dissidents.

Qui est la juge Marie Deschamps?

La nomination de Marie Deschamps par le premier ministre Chrétien au plus haut tribunal du pays en 2002 a surpris le monde juridique et les habitués de la Cour suprême, mais pas les milieux libéraux du Québec et, plus particulièrement, l’élite du milieu des affaires qui a pignon sur les berges du lac Memphrémagog dans les Cantons de l’est.

Marie Deschamps est la conjointe de Paul Gobeil, président du Conseil du trésor dans le gouvernement Bourassa et architecte de son programme de privatisation et de déréglementation.

Rappelons que, dans le domaine de la santé, le groupe de travail présidé par Paul Gobeil – baptisé « le comité des sages » – recommandait notamment à l’époque la privatisation des centres hospitaliers de petite et de moyenne taille et la mise en place d'un ticket modérateur.

Une juge qui penche toujours du même côté

Depuis son nomination à la Cour suprême, la juge Deschamps ne s’est pas signalé par son progressisme.

Dans la cause des retraités de la compagnie Singer de Saint-Jean-sur-Richelieu, alors que le tribunal jugeait que les congés de cotisation que s'était autorisés la compagnie pendant 20 ans étaient de l'argent qui revenait aux retraités qu'elle devait maintenant rembourser en plus des sommes puisées dans la caisse de retraite pour payer les honoraires des avocats qui la représentaient devant les tribunaux, la juge Marie Deschamps exprimait sa dissidence et estimait pour sa part que l'employeur Singer était autorisé à prendre congé de contribution compte tenu du surplus accumulé dans la caisse de retraite.

Dans un autre jugement, la juge Marie Deschamps autorisait Hydro-Québec à couper l'électricité à ceux qui étaient incapables de payer leur compte. Dans une autre cause, elle rejetait une requête en recours collectif qui visait le détaillant de matériel informatique Dell Computer Corporation, relativement à l'affichage de prix erronés dans internet.

Dans une cause célèbre sur les congés parentaux, elle rendit le jugement qui déboutait le Québec. Le gouvernement du Québec contestait le droit d'Ottawa d'utiliser la caisse de l'assurance emploi pour d'autres fins que celle d'offrir un soutien financier temporaire aux chômeurs.

Mais la Cour suprême statuait que le gouvernement fédéral avait le pouvoir constitutionnel de créer des programmes sociaux tels que les congés de maternité ou les prestations de compassion en utilisant la caisse de l'assurance emploi.

La juge Marie Deschamps, qui a rédigé l'avis au nom des sept magistrats qui ont entendu la cause, reconnaissait candidement la dimension politique de l'analyse judiciaire: «Il est délicat de fixer les limites à l'évolution de la compétence constitutionnelle en se fondant sur la structure du Canada. Cette notion fait souvent appel à la conception qu'un tribunal donné peut se faire du fédéralisme. Les repères du fédéralisme peuvent varier d'un juge à l'autre et reposent sur des notions politiques plutôt que juridiques.»

Dans la cause Chaoulli, ce sont encore des considérations politiques qui ont présidé à la décision de la Cour suprême et qui ont fait l’objet de divergences entre les quatre juges majoritaires et les trois juges minoritaires.

La cause Chaoulli

Rappelons les faits tels que les présente la Cour suprême

George Zeliotis souffre, au fil des ans, de plusieurs problèmes de santé qui l’amènent à dénoncer les délais du système de santé public québécois. Jacques Chaouilli est médecin et tente sans succès de faire reconnaître ses activités de médecine à domicile et d’obtenir un permis pour exploiter un hôpital privé indépendant.

Les deux contestent la validité de la prohibition de l’assurance maladie privée que prévoient les art. 15 de la Loi sur l’assurance maladie (« LAM ») et 11 de la Loi sur l’assurance-hospitalisation (« LAH »). Ils font valoir que cette prohibition les prive de soins de santé qui ne sont pas assujettis aux délais d’attente inhérents au régime public. Ils estiment notamment que les art. 15 LAM et 11 LAH portent atteinte aux droits qui leur sont garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’art. 1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Primauté au judiciaire ou au politique ?

Pour éviter de mettre la Charte canadienne sur la sellette, la juge Marie Deschamps a l’astuce d’invoquer la Charte québécoise plutôt qu’à la Charte canadienne. Mais elle affirme surtout la primauté du judiciaire sur le politique, une interprétation que lui contestent les juges dissidents.

La juge Deschamps, appuyé par trois autres juges du ROC (Reste du Canada), écrit : « Les tribunaux ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique. Lorsque, comme en l’espèce, les tribunaux disposent des outils nécessaires pour prendre une décision, ils ne doivent pas hésiter à assumer leurs responsabilités. La déférence ne saurait entraîner l’abdication par le pouvoir judiciaire de son rôle devant le pouvoir législatif ou exécutif ».

Les trois juges dissidents rétorquent que « dans le présent pourvoi, notre Cour doit décider si la Constitution habilite la province de Québec non seulement à établir un régime de santé complet unique, mais également à empêcher la création d’un secteur de la santé parallèle (privé) en interdisant la souscription et la vente d’assurance maladie privée. Cette question a longuement été débattue partout au Québec et ailleurs au Canada durant plusieurs campagnes électorales fédérales et provinciales. Le débat ne peut pas être tranché par la voie judiciaire, comme s’il s’agissait d’un simple problème de droit constitutionnel ».

Ils ajoutent que « la conception, le financement et l’exploitation d’un système de santé public dans une société démocratique moderne représentent un défi de taille qui oblige à faire des choix difficiles. Confier la conception du système de santé aux tribunaux ne représente pas un choix judicieux ».

Pour l’utilisation de la clause nonobstant

La Constitution du Canada permet au Québec de se soustraire à ce jugement partial en faveur des biens nantis qui menace de détruire son système de santé public. Le Québec peut invoquer la clause dérogatoire – la clause nonobstant – qui lui permet de se soustraire à ce jugement de la Cour suprême.

Dans le contexte actuel, l’utilisation de la clause « nonobstant »serait non seulement un geste progressiste visant à protéger notre système de santé des griffes des pouvoirs financiers, il s’agirait aussi d’un geste de légitimité politique écartant cette ingérence du pouvoir judiciaire dans les affaires qui relèvent de la responsabilité exclusive des représentants élus par le peuple.

Au surplus, il s’agirait d’un geste de souveraineté pour le Québec en rétablissant l’état du droit tel qu’il aurait dû être si trois juges du reste du Canada n’y avaient mis leur nez ! Car six juges québécois – le juge de la Cour supérieure, les trois juges de la Cour d’Appel et deux juges de la Cour suprême – tous nommés par Ottawa, en vinrent à la conclusion que la Charte québécoise des droits et libertés ne sauraient recevoir d’application dans une affaire qui ne relève pas des tribunaux supérieurs, dont ils sont des membres. Selon eux, ce pouvoir relève exclusivement de la souveraineté du pouvoir politique de l’Assemblée nationale du Québec.

Sur notre site, vous trouverez

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