Gaza : d'une prison à un zoo

2008/02/17 | Par Darryl Li

La gestion d'une prison vise à entraver et à réprimer la liberté; dans un zoo, la question est de savoir comment garder en vie ceux qu'on maintient à l'intérieur, dans le souci de la façon dont ceux, à l'extérieur, vont pouvoir les regarder.

La question de la liberté n'est jamais soulevée. La crise de l'électricité actuelle aide, pour ainsi dire, à illustrer ce changement politique.

La quasi-totalité de l'énergie de Gaza est fournie par Israël, à la fois directement depuis son propre réseau électrique - Israël se paie sur les revenus fiscaux qu'il collecte au nom de l'Autorité nationale palestinienne (ANP) -, et indirectement avec les livraisons de carburant par la compagnie israélienne Dor Alon à l'unique centrale électrique de Gaza, payées par l'Union européenne.

Gaza connaît une crise d'énergie électrique depuis juin 2006, quand les hélicoptères de combat israéliens ont lancé leurs missiles sur les transformateurs de la centrale électrique, suite à la capture d'un soldat israélien, la rendant inutilisable (1).

Israël a par la suite entravé toutes possibilités de réparation en bloquant ou retardant l'entrée des pièces de rechange et des matériels dans la Bande. La centrale fonctionne à l'heure actuelle à un niveau infime de ses capacités, répondant à moins d'un tiers des besoins de Gaza en électricité.

Avant même que la fourniture du carburant pour la centrale ne soit coupée, le 20 janvier 2008, la plupart des gens de Gaza subissaient de fréquentes coupures, jusqu'à 8 heures par jour (2).

Aggravant ce problème, l'intention annoncée par le cabinet de sécurité israélien, le 19 septembre, de couper l'approvisionnement en électricité et en carburant de Gaza.

La méthode du domptage d’un fauve

Le 29 novembre 2007, la Cour suprême israélienne a jugé que l'arrêt des fournitures en carburant pouvait être autorisée, arguant que la décision de l'État de réduire la quantité du carburant transférée à Gaza n'affectait pas les « besoins humanitaires essentiels » de la population (3).

La Cour a autorisé la poursuite des réductions de carburant, mais elle a réservé sa décision sur les coupures programmées en électricité, demandant parallèlement à l'État un complément d'informations pour lui permettre de se prononcer.

L'interaction entre l'État et la Cour est révélatrice de la façon dont Israël gère l'après désengagement de Gaza, et d'une mentalité de gardien de zoo.

En 2006, Israël a décidé que la meilleure façon de punir les habitants de Gaza pour la capture de l'un de ses soldats était de leur porter un coup exceptionnel, un acte spectaculaire de violence qui conduirait à une privation généralisée (4).

Maintenant, il recherche les mêmes résultats - par l'arrêt de l'électricité avec ses conséquences sur la vie quotidienne - mais par des moyens plus mesurés et à long terme.

Cette différence dans la démarche est identique à celle qu'il y a entre les coups qu'on porte à la tête d'un prisonnier rebelle pour l'obliger à se soumettre, et le domptage d'un fauve où l'on dose soigneusement la longueur de sa laisse et son alimentation.

La notion d'« humanitarisme essentiel »

Cette réorientation exigeait d'abord de balayer la base juridique, d'où l'absence de toute référence dans la décision de la Cour du 29 novembre à un antécédent, traité ou texte juridiques, ce qui reflète la vision de Gaza qu'avait l'État pour après son désengagement : une zone qui n'impliquerait pour lui aucune contrainte juridique.

Le droit international de l'occupation, sur lequel la Cour se fonde pour ses décisions relatives à Gaza, du moins en théorie - sans restrictions contre la colonisation - est absent, y compris l'interdiction absolue des punitions collectives (art. 33 de la Quatrième Convention de Genève).

La décision de la Cour doit se lire uniquement comme une sorte d'exercice de calcul pratique, hypothétique ; le tribunal agit plus en administrateur qu'en juge, tel un partenaire dans le dosage des souffrances que les gens de Gaza doivent endurer.

Au lieu d'un quelconque cadre juridique, l'État a proposé - et la Cour aujourd'hui l'a approuvé - une règle apparemment toute simple pour sa politique : une fois que « les besoins humanitaires essentiels » sont satisfaits, toutes les autres privations deviennent autorisées.

S'il est possible de rationner le carburant pour les hôpitaux et le réseau d'égouts, alors, les besoins de l'économie de Gaza n'ont plus de rôle à jouer : « Nous réfutons l'argument des demandeurs (3) selon lequel il faudrait laisser les forces du marché jouer leur rôle à Gaza pour ce qui concerne la consommation de carburant. » (5)

Cette logique reflète le changement radical de la politique de blocus d'Israël depuis l'été 2007 : elle passe de la fermeture fréquente et paralysante à un blocus illimité, sauf pour les « articles humanitaires essentiels ».

L’économie de Gaza : un luxe superflu

Israël change : avant il voulait punir l'économie de Gaza, maintenant il décide que l'économie de Gaza est un luxe superflu (bien qu'Israël autorise encore l'entrée de marchandises à Gaza quand les producteurs israéliens ont besoin d'écouler des surplus).

Cette politique a contraint 90% des industries privées de Gaza à la fermeture, au gel de tous les chantiers de construction, et a fait monter le chômage à des niveaux records (6).

Environ 80% de la population dépendent aujourd'hui de l'aide alimentaire, et les 20 autres pour cent vivent principalement sur les revenus des fonctionnaires, des salariés des ONG ou de ceux des organisations internationales, c'est-à-dire de gens qui dépendent économiquement de la bonne volonté extérieure d'une façon indirecte mais néanmoins réelle.

En pratique, la distinction pure et simple entre besoins vitaux et luxe est souvent impossible à faire. Le réseau électrique fatigué de Gaza peut assurer, et assure, la répartition entre les secteurs, mais les hôpitaux et les pompes pour les eaux usées sont trop dispersés pour être alimentés en électricité séparément du reste de la population (7).

Le fait qu'une autorisation doive être obtenue par ceux qui sont dans un état de santé « critique » et qui ont besoin de traitements médicaux à l'extérieur de Gaza - une règle approuvée par la Cour suprême israélienne l'été dernier (8) - a été la cause de décès du fait de refus de ces autorisations, même pour de simples procédures de « qualité de vie », y compris pour des opérations à coeur ouvert (9).

La notion d' « humanitarisme essentiel » (on ne sait pas trop ce qui constitue l'humanitaire « non essentiel ») réduit les besoins, les aspirations et les droits de un million quatre cent mille humains à un exercice pour calculer le nombre de calories, de mégawatts et autres, d'unités unidimensionnelles, qui déterminent la distance qui sépare de la mort.

Elle détourne l'attention de la destruction - et même elle la légitime - des capacités et des ressources intérieures de Gaza : son économie, ses institutions et son infrastructure.

Transformer Gaza en enclos pour animaux

Et même si cette notion est mise en oeuvre de bonne foi, et avec les meilleures intentions, elle ne promet rien d'autre que de transformer tous les Gazaouis, sans exception, en mendiants - ou plutôt en animaux bien nourris -, tributaires de l'argent international et des autorisations israéliennes.

Si les efforts passés d'Israël pour limiter les termes du débat aboutissent, la communauté internationale, les plaideurs locaux, les « dirigeants » palestiniens, et d'autres, pourraient bientôt dépenser l'essentiel de leur énergie à mendier, ici une citerne de carburant en plus, là quelques mégawatts d'électricité supplémentaires.

Cependant, pour se confronter à la consolidation du régime de zoo, il faut une approche plus large.

A bien réfléchir, Gaza semble être moins un zoo qu'un enclos pour animaux, dans l'arrière-cour d'un grand manoir, à savoir l'État d'Israël.

La bande de Gaza ne constitue pas un monde spécifique à part, mais un endroit annexe où un quart de toute la population palestinienne vit sous le contrôle d'Israël.

Les Gazaouis sont au plus bas degré de l'échelle d'une hiérarchie dans l'exclusion juridique qui couvre la moitié de la population non juive d'Israël/Palestine, laquelle se décompose en citoyens d'Israël, résidents de Jérusalem-Est et en Cisjordaniens (vivant soit sous l'administration de l'Autorité nationale palestinienne, soit sous la juridiction militaire israélienne directe).

Les lendemains de Gaza sont inextricablement liés à ceux d'Israël, et le présent de Gaza fournit l'exemple le plus urgent de la nécessité de définir un système politique plus juste et un cadre juridique à l'État qui, de fait, a étendu son territoire depuis le fleuve jusqu'à la mer, depuis 4 décennies.

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Darril Li est titulaire d'un doctorat en Anthropologie et d'Etudes sur le Moyen-Orient à l'université d'Harvard et d'un doctorat de Droit à la faculté de droit de Yale. Il est aussi consultant pour Trocaire, groupement catholique irlandais pour le développement outremer.

L'essentiel de cet article a été écrit à Gaza, entre les coupures de courant ; les opinions exprimées dans cet essai lui sont personnelles. Il a été écrit avant la décision de la Cour suprême du 30 janvier 2008 : HCJ 9132/07, Jaber al-Basyouni Ahmed c/Premier ministre (et avant la destruction du mur/frontière entre Rafah et l'Egypte par les Palestiniens, le 23 janvier - ndt).

Notes :
1) Pour une vue d'ensemble sur les effets de l'attaque et juger de sa légalité, voir « Acte de vengeance : le bombardement de la centrale électrique de Gaza par Israël et ses effets » (B'Tselem, septembre 2006).

2) « Rapport sur la situation humanitaire à Gaza : les pénuries d'énergie dans la bande de Gaza » (pdf) (OCHA-TPO, 8 janvier 2008).

3) HCJ 9132/07, Jaber al-Basyouni Ahmed c/Premier ministre : les demandeurs à la procédure sont : Adalah (centre juridique pour les droits de la minorité arabe en Israël), Gisha (centre juridique pour la liberté de mouvement), HaMoked (centre pour la défense de l'individu), PHR (Médecins pour les droits humains - Israël), PCHR (centre palestinien pour les droits humains), le Comité public contre la torture en Israël, le Programme de psychiatrie de la communauté de Gaza, B'Tselem (centre d'information israélien pour les droits humains dans les territoire occupés), Al-Haq et Al Mezan (centres pour les droits humains).

4) Selon Yoav Gallant, chef du Commandement Sud de l'armée israélienne, une alternative aux coupures de courant directes a aussi été examinée mais rejetée en raison de l'opposition de la société d'Electricité d'Israël, probablement pour des raisons contractuelles et financières. « Acte de Vengeance » p. 27.

5) HCJ 9132/07, Jaber al-Basyouni Ahmed c/Premier ministre, § I.4.

6) « Fermeture de la bande de Gaza : conséquences économiques et humanitaires » (pdf) (OCHA-TPO, 13 décembre 2007).

7) Pièce jointe A, attachée aux conclusions déposées par Usama Dabbour, directeur des relations extérieures de la Compagnie de distribution d'électricité de Gaza (GEDCO) devant la Cour suprême dans l'affaire HCJ 9132/07, Jaber al-Basyouni Ahmed c/Premier ministre, 9 janvier 2008.

8) HCJ 5429/07, PHR c/Ministre de la Défense.

9) « Israël : le gouvernement bloque les évacuations sanitaire depuis Gaza » (HRW, communiqué de presse du 20 octobre 2007).

Traduction de l'anglais : JPP

Sur la photo : Des Gazaouis font la file devant une boulangerie