Prendre les journalistes au berceau

2008/03/06 | Par Pascale Sévigny

À l’heure où le resserrement de l’accès à l’information exercé par le bureau du premier ministre Stephen Harper s’accentue, les stratèges des Forces canadiennes déploient quant à eux une énergie considérable à redorer l’image de l’armée. Ils s’activent non seulement auprès des grands médias, mais également dans les écoles de journalisme.

La base de Wainwright en Alberta

Cap sur Wainwright, un village tout ce qu’il y a de plus ordinaire, situé à mi-chemin entre Calgary et Edmonton, en Alberta. Pourtant, chaque année, des milliers de Canadiens font le voyage jusqu’à Wainwright… avant de s’envoler vers Kandahar, en Afghanistan. La base des Forces canadiennes y accueille, environ trois fois l’an, des convois de soldats venus prendre part à l’étape préparatoire ultime avant d’obtenir le feu vert pour aller combattre dans ce pays où les troupes canadiennes sont déployées depuis 2001.

Au cours de cet exercice d’une durée d’un mois, tous les aspects d’une mission sont simulés. Ainsi, en franchissant la guérite qui donne accès à la base, on n’est plus à Wainwright, mais bien au sud-est de Kaboul. Rien n’est laissé au hasard pour rendre cette mise en scène crédible, de la recréation de la base de Kandahar Air Field à celle de Nathan Smith, en passant par l’érection de nombreux petits villages qui existent réellement dans ce pays de dunes et de sable.

Recrutement des journalistes au berceau

Les militaires s’entraînent dans ce décor plus vrai que nature à combattre de faux talibans, mais aussi à construire des écoles et des postes de police, à distribuer de la nourriture et prodiguer des soins médicaux. Évidemment, ce scénario ne serait pas complet sans les médias, désormais omniprésents sur le théâtre des opérations en Afghanistan. Et c’est là qu’entrent en scène les étudiants en journalisme.

Pour jouer le rôle des médias, les porte-parole de l’armée canadienne, ou plutôt des Forces canadiennes – le terme « armées » ayant été évacué en douce de leur nom officiel – sillonnent le pays et recrutent des étudiants dans les meilleures écoles de journalisme. Les heureux élus auront ainsi l’opportunité de se glisser dans la peau d’un journaliste appelé à travailler en zone de conflit, avec le danger en moins et la promesse d’une généreuse rémunération à la fin.

Les représentants des Forces ne ménagent pas les courbettes pour séduire les étudiants, faisant valoir que le programme s’inscrit dans une volonté de l’armée de faire preuve d’une plus grande transparence et de faciliter l’accès du public à l’information.

Une image positive de l'armée

Or, la réalité est tout autre. Dès le début de l’aventure, le ton est donné : « Vous êtes ici pour montrer les bons côtés des Forces canadiennes et nous souhaitons que vous repartiez de Wainwright avec une image positive de l’armée que vous propagerez dans le cadre de vos futures fonctions. »

Pour survivre à ce stage et espérer s’en sortir avec un bon résultat, les étudiants doivent ainsi oublier tout ce qu’ils ont appris dans le cadre de leur formation. Ils doivent mettre de côté leur curiosité, leur esprit critique, leur sens de l’analyse et ne pas chercher à approfondir un sujet, ni aller au-delà du mandat prescrit. À défaut de respecter les règles, c’est la censure, la sanction, voire l’expulsion qui guette les stagiaires.

Les deux véritables objectifs du programme

Derrière sa prétendue volonté de collaborer de façon plus harmonieuse avec les médias et d’offrir au public toute l’information à laquelle il a droit, le programme de stage pour étudiants en journalisme au sein de l’armée poursuit ainsi deux véritables objectifs.

D’abord, on veut former – pour ne pas dire « dresser » – de futurs journalistes-marionnettes afin qu’ils se contentent de rapporter les propos officiels véhiculés par les Forces canadiennes. Ensuite, il s’agit d’entraîner les officiers d’affaires publiques, chez qui c’est souvent loin d’être naturel, à parler aux médias et à faire passer efficacement leur message.

Le plus étonnant, c’est que cette stratégie semble porter ses fruits. Plusieurs étudiants sortent en effet de cette expérience avec une image plus positive de l’armée et la conviction qu’il conviendrait d’insister davantage sur ses bons coups et ses réussites.

Dans un contexte où le gouvernement Harper est régulièrement blâmé pour son attitude hostile envers les médias et son contrôle peu démocratique de l’information, l’existence de telles pratiques a de quoi inquiéter et doit être dénoncée.


L’auteure, étudiante à la maîtrise à l’ÉNAP, détient un baccalauréat en journalisme de l’UQAM; elle a participé à un stage au sein des Forces canadiennes en 2007

Ce texte a été publié dans la revue Relations, no 723, mars, 2008, p. 4-5
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