C’est une autoroute, pas un boulevard

2008/04/16 | Par Monique Désy Proulx

ValérianAllocution prononcée le dimanche 13 avril 2008 au Centre Saint-Pierre

Bienvenue à tous. Je m’appelle Monique Désy Proulx et je parle au nom de la Coalition pour humaniser la rue Notre-Dame. D’abord, précisons que nous sommes un regroupement de citoyens de toutes allégeances politiques, réunis autour d’une idée : le refus d’accepter que le gouvernement construise une infrastructure routière qui laisse encore plus de place à la voiture, plutôt que d’investir dans des transports collectifs de pointe, ce qui contredit les propres plans de développement du Québec et de la ville de Montréal.

Aujourd’hui, je m’adresse d’abord et avant tout aux citoyens de Montréal, et plus particulièrement aux résidents des quartiers historiques de la métropole qui ont tant souffert, depuis les années soixante, de la politique québécoise en matière de transport. Au cours de ces années, les quartiers du sud de Montréal, à l’ouest comme à l’est, les faubourgs Sainte-Marie et Saint-Jacques, ainsi que les quartiers Hochelaga et Maisonneuve ont tous connu des démolitions programmées et nombre de leurs résidents se sont fait chasser de leurs milieux de vie.

Un patrimoine disparu

Avant cette époque malheureuse, la rue Notre-Dame était vivante, on y voyait des bâtiments exceptionnels, comme le couvent Hochelaga, qui était non seulement un immeuble admirable, mais aussi une institution d’enseignement reconnue dans toute l’Amérique du Nord, une grande source de fierté pour la ville de Montréal et pour le quartier Hochelaga.

On y a formé intellectuellement des générations de femmes qui ont ensuite essaimé dans notre société et ont contribué à en faire ce qu’elle est devenue. Des femmes comme Justine Beaubien Lacoste, la fondatrice de l’Hôpital Sainte-Justine, et la comédienne Geneviève Bujold, pour ne nommer que celles-là…

Sur cette rue Notre-Dame, il y avait également des maisons, des restaurants, un port ouvert aux citoyens et une vie de quartier. L’État a fait peu de cas de cette situation quand il a décidé de raser tout ce patrimoine, car on a alors regardé comme des nids de pauvreté ce qui, en réalité, était pour le Québec tout entier une richesse immense.

À la suite de ces mauvaises décisions, les quartiers blessés ont commencé à sombrer, sur le plan social, culturel et économique. Aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard, la blessure est encore vive et on n’en finit plus d’assister à la déchéance entraînée par ces démolitions.

Prosterner devant la déesse Voiture

Ces années soixante, au cours desquelles ont eu lieu les grandes démolitions, on a tendance au Québec à les voir comme si elles n’avaient eu que du bon, mais en réalité elles ont été le théâtre d’une véritable adoration pour la déesse Voiture.

C’est précisément pour faire toute la place à l’automobile qu’on a alors privé des familles entières de leurs revenus, qu’on a rasé des portions de quartiers qui se portaient très bien, qu’on a mis en faillite des entrepreneurs, qu’on a fait disparaître des lieux de rencontres, qu’on a rasé des écoles plus que centenaires et qu’on a enlevé à ces quartiers populaires toute une partie de leur territoire.

Il y a une humiliation à se faire ainsi démolir son milieu et arracher une partie de son bien par son propre gouvernement, il y a un découragement à se voir si peu considéré par ses dirigeants. Ce sentiment d’humiliation, il est encore présent dans la population.

Les gens qui ont connu cette période ont même de l’amertume de penser à tout ce qu’ils ont perdu dans ces quartiers qu’ils ont tant aimés et qu’ils aiment encore. Même aujourd’hui, certains ont du mal à en parler sans que la gorge se serre et que les larmes montent aux yeux. Ils ressemblent souvent à des gens qui ont connu la guerre.

Après la destruction, le mépris

D’autant plus que la dévastation n’a jamais cessé, en quelque sorte, car une fois ces quartiers délabrés et amputés par les démolitions de la rue Notre-Dame, on s’est mis à les considérer avec mépris. Et on a continué à les dépouiller de leurs biens.

Par exemple, à peine quelques années après la destruction de la rue Notre-Dame, quand on a construit le stade olympique, on a encore amputé le quartier Maisonneuve d’une partie de son territoire.

D’abord, on a détruit des installations récréatives qui prenaient place là où se trouve actuellement ce qu’on appelle le «parc olympique», bien qu’il n’ait de parc que le nom, étant donné l’absence du moindre brin d’herbe dans ces lieux aux allures lunaires.

On a alors détruit les remonte-pentes électriques qui étaient situés dans ce qu’on appelait la «côte Sherbrooke» et où des gens de tous âges se donnaient rendez-vous l’hiver pour aller glisser avec leurs traîneaux. Il y avait aussi un grand chalet public où l’on faisait des danses folkloriques et qui accueillait en permanence la troupe des Feux Follets. Tout cela fut démoli au nom des Jeux olympiques.

Les gens du quartier ont-ils été dédommagés pour ces pertes? A-t-on gardé ce chalet, à partir duquel on voyait tout le bas de la ville et le fleuve et la plaine du Saint-Laurent, à l’horizon? A-t-on donné aux enfants un autre coin où aller s’amuser? Pas du tout. Les glissades n’existent plus, le chalet a été rasé et la troupe de folklore oubliée. Encore une fois, les citoyens ont été bafoués, on leur a enlevé leurs biens, appauvri leurs conditions de vie et réduit leur territoire.

Exit la fontaine de Riopelle

Et les choses ont continué sur cette lancée. En 2001, quand la Caisse de dépôt et de placement a eu besoin d’une œuvre d’art de prestige pour orner son nouveau bâtiment du Quartier international des affaires, elle est venue chercher une fontaine monumentale en bronze de Riopelle qui prenait place juste à côté du Stade olympique et que l’artiste avait lui-même installée là, avec grande fierté d’ailleurs.

Après avoir encore une fois dépouillé le quartier, a-t-on remplacé cette oeuvre par une autre? Absolument pas. À nouveau, on a soutiré aux citoyens une richesse qui, pourtant, aurait pu mettre en valeur tout ce secteur, avec les musées des sciences qui gravitaient autour, soit la Maison de l’Arbre, l’Insectarium et le Biodôme. La Joute de Riopelle, entourée de ces musées ainsi que du Jardin botanique et du Château Dufresne, aurait pu servir de levier pour exploiter l’immense potentiel touristique de ce secteur.

Mais on a préféré continuer à dépouiller, à rétrécir, à mépriser. Moi-même, qui ai adopté ce quartier en 1992, j’ai vu partir cette Joute de Riopelle, j’ai vu daller le beau terrain devant le Marché Maisonneuve, j’ai vu arracher ses pommiers qui étaient si magnifiques au printemps, j’ai vu le parc Morgan se faire démanteler en pure perte, j’ai vu les boulets détruire un ancien couvent de religieuses sur la rue Notre-Dame, j’ai vu presque cent arbres coupés le long de la piste cyclable sans jamais être remplacés par la moindre nouvelle plantation.

La société doit réparation

Et voilà que maintenant, le gouvernement revient à la charge avec un projet de transformation de la rue Notre-Dame qui ne tient aucunement compte de tout ce passé, qui fait comme si jamais la rue Notre-Dame n’avait été habitée, comme s’il n’y avait pas une grave erreur à corriger, une profonde blessure à soigner.

Quand on dit que le statu quo est inacceptable, c’est vrai, mais c’est ce statu quo là qui est inacceptable. Celui qui consisterait à ne pas redresser ces erreurs-là.

En d’autres termes, nous considérons que la société doit réparation aux quartiers qui ont été spoliés. Il faut réparer le mal qui a été fait et ce n’est pas en ouvrant une artère à grand débit, à huit voies et en tranchée, séparée des quartiers riverains par un mur, que l’on corrigera quoi que ce soit.

C’est pour toutes ces raisons que les citoyens se sont réunis : c’est pour dire «c’est assez»! C’est pour dire que nous n’avons pas oublié et que nous voulons honorer la devise de notre pays : «Je me souviens». C’est pour dire aux citoyens qu’ils peuvent redresser l’échine, qu’ils n’ont pas à se laisser encore une fois abattre, qu’ils peuvent cesser de subir. Bref, qu’ils peuvent dire Non.

35 ans plus tard, toujours le même projet

En 1972, le projet qui prévalait à la démolition de la rue Notre-Dame, c’était d’en faire une autoroute. C’était il y a trente-six ans. C’était déjà une erreur, mais aujourd’hui, l’erreur serait encore plus grave et impardonnable, car plus rien ne justifie que l’on procède à la construction d’une telle infrastructure en milieu urbain.

Depuis ces trente-cinq ans, il s’en est passé des choses : on a compris le principe du trafic induit, qui fait en sorte que la construction d’autoroute favorise la congestion ; on a développé la technologie du nouveau tramway, on a découvert les méfaits de la pollution, on a compris que la Terre subit des changements climatiques. On a aussi appris que les transports collectifs entraînent la revitalisation des quartiers, alors qu’une trop grande place accordée à la voiture provoque l’étalement urbain et la misère humaine.

Une conclusion : renverser la vapeur

Aujourd’hui, ça fait presque cinq mois que nous, la Coalition pour humaniser la rue Notre-Dame, nous travaillons d’arrache-pied pour manifester notre exaspération, notre ras-le-bol, notre révolte devant le manque de vision des décideurs et leur manque de considération envers les citoyens.

Nous avons consacré des centaines d’heures à nous réunir, à créer des contacts, à distribuer des tracts, à poser des affiches, à faire des entrevues, à monter un site Internet, à écrire des lettres, à peindre des pancartes, à assister à des consultations publiques, à rédiger des mémoires, à faire signer des pétitions.

Nous avons également lu sur l’urbanisme, étudié le projet du gouvernement, découvert ce qui se fait ailleurs, visionné des vidéos et des photos de ce que les autres pays choisissent comme aménagement urbain, constaté que les villes les plus avant-gardistes procèdent à la destruction de leurs propres autoroutes et prennent le virage du transport public de pointe. Et nous avons appris que cela les sert toujours, que cela assure toujours leur prospérité économique.

Ces découvertes, ces lectures, ces recherches, elles nous ont convaincus plus que jamais du fait qu’il faut renverser la vapeur. Non seulement la rue Notre-Dame ne doit pas compléter la boucle autoroutière imaginée dans les années soixante, mais elle doit même servir de déclencheur pour réorganiser le transport montréalais et réaménager le territoire.

La rue Notre-Dame pourrait nous inciter à adopter deux mesures fondamentales :

1) passer au transport collectif de pointe, ce qui diminuera le nombre de voitures pénétrant dans les quartiers centraux de la ville, et

2) reconnaître que Montréal est située au bord d’un des plus beaux fleuves du monde, ce qui donnera à l’ensemble de la région une envergure planétaire.

Même si la victoire n’est pas acquise, nos efforts ont commencé à produire des résultats, ne serait-ce que parce qu’aujourd’hui, nous sommes réunis ici, pour dire tout haut ce que nous avons dans la tête et sur le coeur.

Nous avons conquis une crédibilité, nous sommes sur la place publique. Nous avons entre autres provoqué la rédaction d’une déclaration de principes que le Conseil régional en environnement a fait circuler et qui a rassemblé vingt-cinq signataires, parmi les plus prestigieux de notre société. Et aujourd’hui, nous avons le plaisir d’ajouter à cette liste vingt nouveaux noms d’organismes ! Ça commence à faire du monde…

C’est une autoroute, pas un boulevard urbain

Par notre action, nous avons également réussi à clarifier plusieurs aspects névralgiques dans le dossier qui nous occupe :

1. D’abord, nous avons démontré que contrairement à ce que le gouvernement prétendait au début, le projet proposé ne correspond pas à la définition d’un boulevard urbain. En effet, un boulevard communique avec la trame urbaine alors qu’une autoroute est une structure autonome et fermée sur elle-même. Avec une autoroute, il faut des sorties et des entrées. Et c’est précisément le cas du projet qui nous occupe.

2. Ensuite, nous avons révélé qu’il n’y a aucun consensus dans notre société au sujet de ce projet, comme le prétendaient les autorités il y a quelques mois. En fait, trop de personnes s’y sont opposées pour que quiconque puisse encore évoquer ce prétendu consensus. L’opposition est venue des milieux les plus divers, de la santé, des ingénieurs de l’État, des réseaux de l’éducation, des syndicats, des universitaires et des gens d’affaires, sans compter bien sûr la population elle-même, qui s’est franchement montrée contre.

3. Puis, nous avons soulevé le fait que le projet n’est pas ficelé, comme le prétend le discours officiel, et qu’il est encore temps de le faire stopper. En effet, il reste plusieurs étapes à franchir avant que les chantiers soient mis en branle : il y a des permis à obtenir, des négociations à conclure avec le CN et le port, sans compter qu’il existe un décret comportant 19 conditions, qui sont loin d’être atteintes à l’heure actuelle.

4. Une autre de nos victoires, et pas des moindres, a été de créer des liens dans nos milieux. Grâce à notre mobilisation, des gens se sont connus, se sont re-connus, nous avons découvert un peu mieux nos voisins, notre ville, notre histoire, nos richesses…

5. Enfin, pour achever de faire le point sur nos bons coups, je mentionnerai le fait que notre pétition vient de passer le cap des 4000 signatures ! Et cela va continuer. Nous n’allons pas nous arrêter en si bon chemin.

J’ajouterai que le point de vue de la Coalition pour humaniser la rue Notre-Dame, c’est celui de citoyens qui connaissent Montréal de l’intérieur, de résidents qui vivent la ville, qui la marchent, qui la sillonnent à bicyclette, qui circulent en autobus, en métro et en voiture, des hommes et des femmes qui ont choisi d’élever leurs enfants dans cette ville qu’ils aiment et qu’ils voudraient voir autant respectée par les décideurs.

Les dirigeants ne devraient pas se méfier de citoyens qui s’engagent à ce point et qui développent de telles connaissances. Au contraire, ils devraient applaudir ! Car les projets les plus réussis, en fait d’aménagement urbain, tiennent toujours compte de l’opinion du peuple. Ce fut le cas à Barcelone et c’est le cas présentement à Toronto. L’avenir est à la démocratie participative.

David et Goliath

Au moment où Montréal reçoit fièrement Al Gore et que les médias nous bombardent de reportages sur les changements climatiques, au moment où la Colombie-Britannique annonce des investissements de 14 milliards de dollars dans le transport collectif et que Toronto démantèle son autoroute Gardiner, au moment où des villes de partout au monde adoptent le nouveau tramway et que la logique du pétrole provoque d’interminables guerres, au moment surtout où on apprend que des dizaines de nos viaducs ont été mal construits et qu’ils doivent être démolis ou refaits, au coût de milliards de dollars, à ce moment même, sans nous demander notre opinion, on nous impose en plein cœur de la ville, dans des quartiers où grandissent des milliers d’enfants, une artère routière à haut débit qui augmentera encore le nombre de voitures à Montréal?!

Tout cela est si absurde que nous nous y sommes opposés même si nous savions dès le départ que le combat serait titanesque. Mais nous nous sommes souvenus de l’histoire ancienne qui opposait David à Goliath. Et nous nous sommes rappelé que dans l’histoire, c’est David qui a gagné, en visant au bon endroit avec un simple caillou.

Il faut croire que nous aussi avons visé au bon endroit, car depuis quelques jours, Goliath fait paraître de belles annonces couleur dans les journaux montréalais. On y voit une rue tranquille, bordée d’arbres et au bord de laquelle des piétons déambulent calmement. C’est une vision bucolique de la prétendue Rue Notre-Dame telle que présentée par les gens du ministère des Transports. Toutefois, il y a quelque chose qui cloche dans cette image. Et ce quelque chose, c’est… un mur! Depuis quand borde-t-on une rue avec un mur?

Apartheid urbain

Je finirai mon propos sur l’observation suivante: après avoir ravagé nos quartiers, on nous propose maintenant un apartheid urbain. D’un côté du mur, il y aurait d’abord les territoires du gouvernement du Canada, situés au bord du fleuve et interdits aux citoyens. C’est le port.

Et puis il y aurait une deuxième tranche de territoire arraché aux Montréalais, occupé cette fois par le gouvernement du Québec et destiné aux gens qui passent à Montréal sans vouloir s’y arrêter. Cette zone autoroutière, qu’on ose encore nommer «Rue» Notre-Dame, cristalliserait un fait inacceptable en rétrécissant la ville, en niant son passé et en la coupant à jamais du fleuve.

D’un côté du mur : le territoire des deux grands paliers de gouvernement. De l’autre côté : la ville, rétrécie comme une peau de chagrin, avec ses rues trouées, ses autobus aux trente-cinq minutes, ses pauvres gens empoisonnés par un cocktail chimique immonde, amers de voir leur milieu se dégrader et rétrécir encore et encore, jusqu’à ce qu’ils se décident, eux aussi, d’aller vivre ailleurs, là où on prend son auto pour venir à Montréal et polluer à son tour ces pauvres gens restés poignés derrière le mur de la honte.

En réalité, quand la rue Notre-Dame sera vraiment redevenue une rue, comme nous le souhaitons, elle n’aura pas besoin de mur. On aura trouvé des moyens de diminuer le nombre de camions et de voitures qui y passent, on aura rouvert des accès au fleuve pour les citoyens, on aura réparé les pots cassés par l’Histoire et on aura permis aux résidents des quartiers riverains de retrouver leur dignité.

Photo : Valérian Mazataud/FocusZero