Pa Bliye Ayiti

2008/05/30 | Par Ginette Leroux

Avec « Mémoire errante», Jan J. Dominique signe la chronique d’une longue traversée vers la liberté aussi douloureuse que terrifiante qui la mènera de son pays blessé à sa nouvelle terre d’accueil, le Québec. L’insulaire le demeurera puisqu’elle a choisi Montréal pour rebâtir sa vie.
Ce livre se veut à la mémoire de son père et du passé récent de Haïti qu’il ne faut pas oublier, « Pa bliye Ayiti ».

Sous ce titre évocateur, la romancière et nouvelliste haïtienne témoigne des moments déchirants de sa vie qui a basculé le 3 avril 2000, jour où son père Jean Dominique est tombé sous les balles assassines dans les locaux de Radio Haïti-Inter. À ce jour, les meurtriers n’ont pas été identifiés.

« Demain je pars. Trois semaines. Ce voyage est une halte, un répit, avant d’autres décisions », écrit-elle d’entrée de jeu. Nous allons à Miami, Michèle et moi, assister à un festival de cinéma où sera projeté pour la première fois la version définitive du film sur Jean, L’Agronome. »

Michèle, c’est Michèle Montas, la compagne de Jean Dominique, le père de Jan J. Les deux femmes ont puisé, dans la profonde affection et la grande amitié qui les unissent, la force de poursuivre ensemble le combat entrepris par cet homme tant aimé.

« L’Agronome » de Jonathan Demme, oscarisé pour le « Silence des agneaux », fut présenté au Miami International Film Festival en 2003. Demme a réalisé en hommage à Jean Dominique, le journaliste et commentateur politique le plus populaire d’Haïti, un film culte sur l’engagement, la fierté et le courage, mais aussi et surtout sur la puissance d’une prise de parole en faveur d’une lutte acharnée de libération d’un peuple tout entier.

Dans la première partie du livre, l’auteure relate les faits de vie autour du « nom des villes », l’itinéraire tracé autour des nombreuses présentations du film. Après Miami, il y eut South Beach, Long Island, Manhattan, Paris, Venise, puis Montréal. À cette nomenclature se superpose le chassé-croisé des nuits cauchemardesques, théâtre involontaire de souvenirs indélébiles. « J’émerge des images du passé sans comprendre ce qui, tout à l’heure, a précédé mon hurlement », écrit-elle.

À Miami, par exemple, la visite du camp de détention Krome où sont incarcérés les désespérés embarqués sur un bateau de fortune à la recherche de « l’Eldorado ». Ces derniers font écho à d’autres hommes qui, dans les années 1980, déclaraient aux micros de Radio Haïti « qu’ils préféraient affronter les requins de la mer Caraïbe plutôt que les geôles des Duvalier. » Pourtant, « la traversée, la peur, la soif, l’angoisse d’être jetés à l’eau à l’approche de la vedette des garde-côtes leur étaient tout aussi insupportables », relate-t-elle.

Puis, à ce long périple, succèdent « les cahiers de l’éphémère ». Au cours de ce chapitre, le « je » s’efface au profit de souvenirs refoulés qui, tels des films d’archives, témoignent du courage des hommes et de la vaillance des femmes de son pays. S’égrènent vingt-cinq « images des jours enfuis, sans ordre, sans chronologie ».

Sous le titre « La couleur de la voix », il est question du retour triomphal de l’équipe de Radio Lakay, son directeur Jean Dominique, sa femme et quelques journalistes. Une foule immense attendait les exilés à l’aéroport. De là, on avait suivi la voiture qui les ramenait aux locaux fermés de la radio.

Une très vieille femme qui n’avait jamais vu Jean Dominique se penche soudain à l’intérieur de la voiture. Ne connaissant que sa voix, elle est complètement déconcertée d’apercevoir un homme à la peau claire. Son père, écrit Jan J., aimait raconter cette histoire. À ceux qui le confondaient avec les oppresseurs du peuple et qui ont comme lui la peau claire, il disait : « N’oubliez jamais, il y a également des oppresseurs à la peau foncée en Haïti, et ce, depuis le début de notre histoire. »

En dernier lieu, « traverser la frontière » est pour l’auteure haïtienne la dernière étape transitionnelle vers une nouvelle vie. « C’est à Montréal, écrit-elle, que j’ai eu le sentiment d’avoir traversé la frontière. » Cette fois, c’est d’elle dont il s’agit. Elle parle de la relation avec son père qui la « voulait libre, menant ma vie comme mon prénom m’y destinait ». À ce sujet, à l’aide d’une comptine intitulée « une chanson-pointe », elle livre le secret de son prénom. Ces prénoms qui, parfois, nous semblent singuliers. « Je suis Jan, fille de monsieur Jean et de madame Jean, ainsi le veut la coutume chez nous. »

Ce troisième et dernier chapitre permet d’aller à la rencontre de la femme qu’est l’écrivaine, liée intimement au deuil et au devoir de mémoire qu’elle doit, non seulement à son père, mais à son pays tout entier, sacrifié et meurtri.

Entre « Mémoire d’une amnésique » (1984), un premier roman autobiographique, et « Évasions », douze ans se sont écoulés. Puis, quatre ans plus tard, en février 2000, ce fut « Inventer… la Célestine ». Son père avait lu ce roman et l’avait approuvé. L’imprimatur paternel lui accordait le droit de réaliser son rêve. Dorénavant, elle sera écrivaine. « Mémoire errante » est son sixième livre. Il fait suite aux rééditions québécoises des premiers livres parus en Haïti.

L’écriture de Jan J. Dominique est fluide, généreuse, émotive, d’une lucidité étonnante, d’où la démesure est exclue. Une écriture qu’on a envie… d’écouter.


Mémoire errante, Jan J. Dominique, Les éditions du remue-ménage/Mémoire d’encrier, Montréal, 2008, 177 pages.