La chaîne dorée de Michaëlle Jean

2008/06/09 | Par François Béland

Il y aura bientôt un mois, je prenais connaissance, à Paris, des déclarations de Michaëlle Jean, en visite en France, dans la livraison de Libération des 10 et 11 mai. Je me suis demandé alors pourquoi les propos de Michaëlle Jean provoquent toujours chez moi un fort sentiment d’étrangeté, comme si nous ne vivions pas tous les deux dans le même coin du monde.

Nos différences d’ordre constitutionnel n’expliquent pas entièrement mon malaise. Il y a bien sûr ce curieux mélange de demi-vérités et de demi-mensonges qui émaillent ses discours, comme en témoigne cette déclaration sur la langue : « L’existence du fait français définit le Canada d’aujourd’hui. Nous avons une province francophone, mais nous avons aussi des myriades de communautés francophones à travers notre pays, qui connaissent une vitalité grandissante ».

Bon, qui veut la fin – remplacer le Québec par le Canada dans le cœur des Français – veut les moyens, me direz-vous, ce qui explique cette distortion. Mais alors que dire de cette autre déclaration plus trouble de Michaëlle Jean, me semble-t-il.

Q. C’en est fini du souverainisme québécois ?

R. La question sera toujours là. Mais beaucoup réalisent que l’enfermement n’est pas la meilleure des choses. Il y a un appétit de faire ensemble et de communiquer. Les jeunes étendent leur réseau sur l’ensemble du territoire.

Ici, j’ai été estomaqué. Comment l’ambition de René Lévesque de voir son peuple passer à l’âge adulte et mieux se réaliser en assumant tous ses pouvoirs et toutes ses responsabilités a-t-il pu devenir dans la tête de Madame Jean un projet d’enfermement, une perte d’appétit de faire ensemble et de communiquer, une volonté de limiter le réseautage des jeunes ? Après m’être assuré qu’elle ne parlait pas de la Birmanie ou de la Chine, je me suis dit que je devais tenter une explication.

L’amalgame souveraineté-esclavage

Michaëlle Jean rappelle souvent qu’elle est l’arrière-arrière petite-fille d’un esclave. Les humiliations que cet ancêtre a subies, elle y prend appui pour fonder son combat personnel contre toutes les injustices, en particulier, d’ordre racial et discriminatoire. Michaëlle Jean est convaincue que l’évocation répétée de sa condition de descendante d’esclave lui confère une sensibilité particulière à la souffrance humaine et à ses causes.

Plus encore, qu’elle lui confère l’autorité morale nécessaire pour déterminer ce qui est bon pour l’humanité et ce qui ne l’est pas. Aussi se promène-t-elle dans le monde en distillant un peu de culpabilité et en distribuant les bons et les mauvais points. C’est son combat personnel et, sous réserve de la posture vertueuse et donneuse de leçons que Michaëlle Jean s’attribue, je suis prêt à m’en accommoder.

Le problème commence au moment où Michaëlle Jean inclut dans les formes de racismes et d’enfermement qu’elle combat rien de moins que la souveraineté du Québec. Une fois bien distingués, sur un mode manichéen, les opprimés - parmi lesquels elle se compte par ancêtre interposé - et les oppresseurs, elle a eu l’idée de verser les souverainistes dans ces derniers.

C’est sa contribution originale, son apport personnel, à la lutte fédérale contre la souveraineté du Québec. Par la bouche de Michaëlle Jean, me voici relégué avec des centaines de milliers de mes compatriotes dans les forces de l’enfermement, les mêmes, par association, qui ont mis son ancêtre aux fers.

La pression fédérale est-elle si forte que Madame Jean doive consentir à un tel ravalement des ambitions normales d’une grande partie de la nation québécoise ? À petites doses et à mots feutrés, sans jamais se soumettre à des débats contradictoires, elle déforme et mine, notamment à l’étranger, le projet de liberté maximale des Québécois.

Pourquoi vicie-t-elle son combat personnel contre l’injustice dans le monde en le mettant au service du combat canadien contre l’affranchissement du peuple québécois?

Le face cachée de l’ancêtre

Pour moi, de tous les ancêtres de Michaëlle Jean, celui qui est passé de l’état d’esclave à celui d’homme libre, est le le plus fascinant. Cet homme, après avoir connu la privation de la liberté et les pires humiliations dans le cadre d’une agression organisée, sans doute le crime le plus fort que l’humanité ait commis contre elle-même, s’est révolté et s’est libéré de ses chaînes, au moment opportun, sous le leadership de Toussaint Louverture. Plus encore, la liberté recouvrée, cet homme et ses compagnons ont fondé une République. Pourquoi Madame Jean nous cache-t-elle ce côté lumineux de son ancêtre?

Il me semble que le moment fondateur que Michaëlle Jean pourrait nous rappeler, est, non pas l’état d’esclave de son ancêtre, mais son état d’homme libéré par ses propres moyens. Pourquoi nous présente-t-elle toujours le même côté sombre, l’esclave et jamais le révolté, l’enchaîné et jamais le libéré, l’apatride déchu et jamais le fier républicain? A-t-on déjà vu un chrétien s’arrêter au Vendredi Saint et taire le jour de Pâques? C’est ce dernier qui fonde la foi des chrétiens et qui les réconcilie avec la vie et la mort Et puis, entre l’esclavage et la dictature actuelle, les Haïtiens ont accompli beaucoup.

Je fais deux hypothèses : la première est que ce renvoi constant à son ancêtre esclave arrange son image. En rappelant sans cesse l’état d’esclave de son arrière-arrière grand-père, comme si entre elle et lui, il n’y avait rien eu, elle rend ainsi le chemin qu’elle s’attribue avoir parcouru d’autant plus admirable. Ce faisant, Michaëlle Jean abuse de l’histoire et nous abuse.

Deuxième hypothèse, Michaëlle Jean ne peut parler de son ancêtre comme un libérateur de peuple, sans risquer d’en faire un modèle pour la nation québécoise. Je sais bien que le sort des esclaves Haïtiens et celui des Québécois sous tutelle fédérale sont très différents, mais ils ont au moins ceci en commun de provoquer tous les deux, en toute légitimité, une volonté de libération. On ne choisit pas son carcan. Dans cette perspective, si des esclaves absolument démunis, sauf de fierté et de volonté, ont pu s’affranchir complètement de ce qui les empêchait de se gouverner librement, que ne peuvent espérer les Québécois ?

Mais de là, à jeter dans toutes ses entrevues une grande chape de silence sur notre nation ou à carrément dévaloriser le projet de souveraineté parce qu’il menace son maître fédéral, de là à échanger la promesse de combattre sans merci, avec des arguments d’ordre humanitaire, les ambitions de libération du Québec, il y a une marge que Michaëlle Jean, hélas, a franchie.

Fallait-il que l’offre de Paul Martin soit brillante et que Michaëlle Jean veuille éliminer tout soupçon de sympathie de sa part, réelle ou appréhendée, actuelle ou passée, à l’égard de la souveraineté du Québec pour s’enchaîner de la sorte aux intérêts de ceux qui, parmi les fédéralistes, souhaitent qu’avec le passage du temps ne finisse par s’imposer qu’une seule nation, la canadienne.

Michaëlle Jean devrait pourtant savoir que tout ce qui brille n’est pas or. Et que, de toute façon, grossière ou ciselée, rouillée ou dorée, une chaîne est une chaîne.