Le projet de loi sur l’eau

2008/06/16 | Par Pierre-Louis Trudeau

Pierre-Louis Trudeau est avocat et l’auteur de l’essai historique Eau Secours ! (Éditions Michel Brûlé 2008)

Le 6 juin 2008, le ministre québécois du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs a présenté pour diffusion le texte d’un projet de loi (projet de loi no 92) « affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection ».

Par son orientation apparente, ce projet de loi provoque instantanément quelques questions sur ses intentions. Les réponses sont malheureusement absentes du texte. Quelle est la portée de son préambule à l’égard du statut juridique de l’eau ? La loi établit-elle des normes d’intervention de l’État ? Qu’y a-t-il de neuf dans cette législation annoncée ?

L’examen du texte déposé ne permet malheureusement de conclure qu’à un exercice de législation virtuelle sur la gouvernance collective de l’eau. Au surplus, décevante récupération du discours écologiste dominant sur l’appropriation de la ressource.


Un concept bicéphale vide de sens : « patrimoine collectif de la nation québécoise ».

L’eau participe du patrimoine commun de l’humanité tout entière. Postulat et parti pris, ce principe fondateur, exposé dans le Manifeste de Lisbonne de 1998 pour un contrat mondial de l’eau, formule un large dénominateur des positions dominantes de l’écologie politique moderne.

Il évacue du statut de l’eau toute possibilité de valeur marchande et décrète que la ressource est un bien patrimonial de l’humanité. Ce qui ne signifie pas que, dans ses usages, l’on ne puisse valoriser l’eau.

Dans sa conception désormais rassembleuse, la philosophie d’un droit à l’eau en voie de naître présuppose le caractère de chose commune de l’eau, comme celui de l’air. À cet égard, impossible d’appropriation individuelle, l’eau ne peut non plus être propriété d’État (ni, par voie de conséquence, être nationalisée). Le code civil du Québec en privilégie le principe. Les auteurs majeurs sur la question sont suivis par les tribunaux à cet égard. Le projet de loi 92 n’invente rien.


Paradoxalement, voilà que l’on nous propose maintenant à Québec un statut de l’eau qui serait nationalement patrimonial, et que le titulaire de cet actif serait une hypothétique « nation québécoise »

Déjà que l’idée même de patrimoine collectif soit incompatible avec celle de chose commune, attribuer à un fantôme (« la nation québécoise ») cette propriété relève d’une singulière conception des principes de base de la logique juridique.

En effet, patrimoine collectif s’oppose à intérêt individuel de telle manière que l’État, désigné ici comme fiduciaire ou mandataire d’un sujet de droit inexistant, revendiquerait contre le citoyen sa propriété sur la ressource au nom d’une conception collectiviste fondée sur le principe de la res communis…Il faut vraiment le faire !

D’autre part, le projet suppose définitive et chargée de sens juridique l’expression « nation québécoise », que l’on ne trouve nulle part dans les textes constitutionnels et qui résulte uniquement, à ce jour, d’une déclaration politique du parlement fédéral.

Si encore l’on avait écrit, plus simplement, « propriété de l’ensemble des personnes physiques habitant le territoire de la Province de Québec» plutôt que d’utiliser cette explétion (nation québécoise) dont le sens creux n’est accepté que par le rédacteur du projet, nous pourrions comprendre, sans encore l’approuver, que le l’on désigne un sujet de droit identifiable, représenté par l’État.

Si l’on peut souhaiter l’avènement d’une citoyenneté québécoise tangible, appuyée sur une appartenance nationale concrète, il n’en demeure pas moins que cette réalité tient actuellement du rêve éveillé. Le projet de loi Beauchamp s’appuie sur un vœu. On a préféré la rhétorique à la rigueur. Le texte ne dit plus rien dès lors qu’il dérive au-delà du sens commun.

Une loi sans loi

Ce projet de loi ne dit ainsi rien dans son préambule qui pourrait servir à son interprétation, si encore quelque effet législatif se trouvait dans ses dispositions. Il ne s’en trouve pas.

Une loi dicte, ordonne, interdit, sanctionne les déviances. Ainsi, le code criminel canadien désigne-t-il des normes objectives et des règles de conduite. Il n’est pas qu’un exposé de principes moraux. En punissant les crimes contre la personne ou la propriété, la législation pénale pose a priori le consensus moral de la société comme seuil d’intervention de ses agents. Que dirions-nous d’une loi criminelle limitée à la déclaration de principe du respect de la personne humaine, qui laisserait au ministre de la justice le soin d’en préciser les cas d’application ?

Pour sommaire qu’elle puisse paraître, je propose cette analogie à l’égard du projet de loi 92, qui n’a pas de caractère fondamental ou constitutionnel (loin de là !) et qui, sur le plan des rapports sociaux, n’oblige pas au respect de la moindre norme de conduite.

Limitée à l’exposé spécieux de principes virtuels en apparence généreux et rassembleurs, le texte du ministre Beauchamp n’a pas de substance normative. Cette loi annoncée ne protégera pas le droit individuel d’accès à l’eau et n’empêchera pas, malgré ses promesses en préambule, l’expropriation marchande de la ressource par les intérêts privés.

Loin de satisfaire les attentes de tous ceux qui appelaient la mise en œuvre concrète de la politique nationale de l’eau de 2002, l’initiative présentée par le parti libéral nous présente plutôt une quelconque législation d’encadrement des usages actuellement tolérés ou mal réglementés. Eau Secours ! ne pouvait même pas applaudir cette chose comme une manifestation de bonne volonté.

En effet, « décréter » que les eaux du territoire provincial « à leur état naturel » feraient partie du patrimoine commun de la « nation québécoise », au surplus sous réserve des dispositions contraires des lois applicables et du code civil, n’a pas d’effet juridique contraignant.

Il s’agit tout au plus d’un souhait récupérateur, d’une métaphore politique signifiant une orientation apparente du législateur, d’un amalgame concentré de plusieurs discours : unir dans une même déclaration de douze mots le concept juridique de res communis et la notion abstraite de nation québécoise, réalisant ainsi une quadrature de cercle écologico-nationaliste, montre une voltige remarquable. En pratique, c’est ne rien dire. Et c’est probablement ce que l’on a voulu.

Sur le plan de l’efficacité, je défie quiconque de plaider avec succès l’article 1 de cette loi future devant tout tribunal. D’abord, parce que les recours prévus seront réservés exclusivement au ministre responsable, cette loi ne pourra jamais servir au citoyen qui contesterait une initiative de l’État ou qui chercherait réparation judiciaire d’un tiers.

Ensuite si l’État, au nom de la nation québécoise, tentait le moindrement de plaider cet hypothétique intérêt juridique collectif, les parties adverses auraient beau jeu pour le contester. Sur le fond, l’absence de normes et d’effets obligatoires dans le texte suffirait à faire rejeter toute action en dommages contre l’utilisateur-payeur (1) ou l’auteur d’un dommage.

Et c’est sous cet aspect que l’exercice libéral ne méritait pas d’accueil favorable. Ce projet de loi, contrairement à l’opinion primaire de plusieurs commentateurs, n’est pas perfectible. Comment y voir un pas dans la bonne direction, comme certains ? Ce n’est pas tout de parler écolo pour l’être, et le discours écolo lui-même n’est rien d’autre que du verbiage s’il n’est pas traduit dans une norme législative fondamentale, obligatoire et universelle.

Délégation exclusive exorbitante

Encore que la loi future ne dise rien qui oblige à des règles de comportement, voilà qu’en plus ce sera le futur ministre chargé de son application qui l’écrira !

C’est probablement l’aspect le plus inquiétant de l’exercice : ce que propose le ministre Beauchamp, ni plus ni moins, c’est le chèque en blanc, sans droit de regard citoyen, sur le futur de la gestion de la ressource.

En effet, tout ce que la loi projetée n’édictera pas, et la loi n’édictera rien, serait décrété éventuellement, probablement sous les pressions, par le ministre du Développement durable, à sa seule discrétion. Non seulement cette loi à venir n’est-elle pas connue, mais elle n’est pas même prévisible.

Il ne s’agit pas ici de réglementer la chasse aux canards ou le virage à droite sur feu rouge : un renvoi au ministre (ou même aux conseils municipaux) suffirait. Oublie-ton qu’on parle de protéger l’intégrité du territoire global, et que cet espace physique peuplé par 8 millions d’individus renferme 3% de l’eau douce de la terre ?

Quelqu’un peut-il imaginer, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, que l’accès à la ressource pour chaque citoyen de ce territoire et sa protection pour l’humanité dériverait d’un droit fondamental ? Et que de déléguer à un ministre le pouvoir discrétionnaire, immensément exorbitant et imprévisible, de définir ce droit et les normes de conduite dans la gestion de la ressource est une aberration qui mériterait correction ? Et que la seule correction possible de ce projet de loi improvisé serait sa mise à la poubelle ?

Pour une loi fondamentale de l’eau

Le droit individuel et collectif d’accès à l’eau est fondamental ; la protection de la ressource, quantité et qualité confondues dans le concept, en est le corollaire évident. Ce droit, pour être efficacement mis en œuvre contre les intérêts marchands, doit être élevé au niveau constitutionnel.

Les compétences provinciales étant actuellement limitées dans le cadre constitutionnel canadien et les possibilités de changement à cet égard dans un avenir prévisible étant plutôt improbables, c’est au niveau fédéral que la militance devrait chercher des résultats efficaces.

À moins que l’urgence n’en fasse un argument moderne en faveur de l’avènement d’une compétence québécoise pleine et entière sur le territoire et ses ressources.