La mafia de toutes les Russies

2008/06/18 | Par Camille Beaulieu

Rouyn-Noranda - Déconsidéré par le chaos administratif et les privatisations sauvages, le régime Eltsine, dont la famille a mangé à tous les râteliers, agonise dans l’opprobre en 1999. Un paratonnerre politique et juridique s’impose, le règne de Boris échoit début 2000. Les proches du président et les oligarques – on dit nouveaux russes à l’époque (nouveaux riches aussi) – connaissent l’homme idoine pour protéger leurs acquis, Vladimir Vladimirovitch Poutine.

Obscur commis-espion des services de sécurité (KGB) jusqu’en 1991, adjoint au maire de Leningrad par la suite, le pressenti, un petit homme terne et sans charisme, est réputé exécutant d’une loyauté sans faille.

D’un poste de conseiller mineur au Kremlin, Poutine se voit illico propulsé directeur du FSB (services de sécurité remplaçant le KGB), puis premier ministre et, enfin, Président par intérim après la démission d’Eltsine le 31 décembre 1999. Un hic, toutefois, même à la tête de l’État, Poutine reste un parfait inconnu pour l’homme de la rue. Cet applaudimètre qui colle à zéro constitue un gros handicap pour les présidentielles de mars 2000.

Bouc émissaire

Quatre attentats font trois cents morts dans l’écroulement d’immeubles dans les principales villes russes à l’automne 1999. Les autorités pointent du doigt les terroristes tchétchènes ; identifiant un ennemi extérieur, toujours bienvenu, et exacerbant la xénophobie russe à l’endroit des voisins asiatiques.

Un cinquième attentat avortera. Coincés par les policiers, ses auteurs s’avèrent des membres du FSB. Ces hommes participaient à un exercice, expliquera laborieusement le Kremlin, leur valise ne contenait que du sucre.

Qu’importe, l’indignation populaire permet de relancer les hostilités contre la Tchétchénie. Poutine, du coup, se fait foudre de guerre, surtout à la télé : « Nous les buterons jusque dans les chiottes », répète-t-il comme un Caton tançant Carthage. La manipulation paie. Poutine sera élu président pour avoir bivouaqué sur le front avec les troupes et la télévision.

Quoi d’étonnant, devant ce parcours, qu’à l’issue d’une première entrevue avec son homologue russe, l’Américain, Georges W Bush, constate : J’ai vu une âme sœur en le regardant au fond des yeux.

Quand la chrysalide se fait papillon

Aux yeux de ses commanditaires, c’est une marionnette qui investit le Kremlin en ce début 2000, explique Jean-Michel Carré dans son « Poutine : Le parrain de toutes les Russies. » Poutine a été porté à bout de bras par la famille Eltsine et des oligarques qui ne lui refusent surtout pas leurs sous et le monopole de leurs réseaux de télévision. Poutine, adoptera d’ailleurs rapidement un décret assurant l’immunité et d’autres avantages, nombreux, dont jouira son prédécesseur.

Pour le reste, explique Carré, il commence à courir à son propre compte et à celui de son vieux réseau du KGB. Poutine, on le verra, réserve des surprises à ses « sponsors » oligarques, particulièrement à Boris Berezovsky (ex-premier ministre d’Eltsine qui contrôle Aeroflot, l’exploitation de ressources naturelles et ORT la principale chaîne de télé), qui tous finiront en prison, en exil ou devenus dociles comme des agneaux.

En ce sens, explique Carré, Poutine est un insoumis, bien davantage que son prédécesseur Mikhaïl Gorbatchev, qui, malgré sa réputation d’ouverture en Occident, suivait un chemin, perestroïka et glasnost comprises, balisé par Iouri Andropov, autre ex-patron du KGB devenu secrétaire général du parti et président au début des années 1980. Gorbatchev, explique Carré, a eu le job à cause de son âge, avec mission de sauver les meubles d’une URSS en état avancé de déliquescence. Et il s’est planté.

La verticale du pouvoir

Poutine donc réorganise l’État, pour restaurer ce qu’il appelle la verticale du pouvoir. Il s’agit, concrètement, de ranimer une hiérarchie efficace et de s’attaquer aux deux faiblesses russes, l’exploitation anarchique des ressources naturelles et l’indépendance des médias. L’objectif ultime de l’exercice consiste à restaurer l’URSS sans le parti communiste.

Poutine butte aussi dès le départ sur l’équivalent du 9/11 de son alter ego américain. Le sous-marin Koursk coule en août 2000, les soutes bourrées d’une arme secrète, le Schkval : torpille révolutionnaire de 21 tonnes filant sous l’eau à 500 kilomètres à l’heure. Les pays voisins de même que les Anglais et les Américains accourent avec du matériel. Le Kremlin va tergiverser longtemps, une trentaine d’heures au moins, pour achever les survivants, puis découper l’épave pour s’assurer que rien d’indiscret ne remonte à la surface.

On a sous-estimé à l’époque la grogne dans la population russe, d’autant qu’à l’instar de son homologue Bush lors du désastre de la Nouvelle-Orléans, Poutine n’interrompra pas ses vacances pour diriger les opérations.

Un rétablissement planifié

Poutine se rétablit dans l’opinion publique. Il y met le paquet ! Apparaissent alors des escadrons de jeunes nationalistes adulateurs patentés pour occuper les rues ; on verra même un duo de chanteuses, « The Poutine girls » multiplier les tubes du genre : « Je veux un mec comme Poutine. ».

C’est aussi le retour des vieux symboles ; l’église orthodoxe comme interlocuteur privilégié, l’aigle à deux têtes des Romanov, l’hymne de Staline et même le drapeau rouge ; Poutine le pragmatique ratisse sans vergogne au rayon des idéologies et des nostalgies.

Poutine clôt aussi officiellement le conflit Tchétchène lorsque son pantin Akhmad Kadyrov devient Président le 5 octobre 2003. Vladimir Poutine est conséquemment réélu en mars 2004, avec 71% des voix.

Le grand ménage

Notre héros en termine alors avec les oligarques, particulièrement Mikhaïl Khodorkovski, qui se retrouve en prison. Le conglomérat Ioukos, dont Khodorkovski (un associé des familles Bush et Ben Laden), négociait la vente à des intérêts américains, devient Gazprom, instrument, gazier et pétrolier clé de la nouvelle politique économique du Kremlin.

Un tour de passe-passe qui suscitera le commentaire suivant d’un des rares opposants du régime et ex-champion mondial des échecs, Garry Gasparov : « Quand le gaz entre dans le gazoduc c’est un monopole d’État. Lorsqu’il est à vendre, ça devient une compagnie privée. »

Automne 2004, la prise d’otage dans une école de Beslan en Ossétie du Nord se solde par 344 victimes, pour moitié des écoliers. Les forces spéciales sont soupçonnées d’avoir mis le feu à l’école, mais l’enquête n’aboutira jamais. Ce sont les journalistes au contraire qui écopent. Le rédacteur en chef des Izvestia, Raf Charikov, démissionne pour avoir publié des photos des victimes. Il ne fait pas bon scribouiller au pays de Poutine ; 22 journalistes y sont assassinés, de son avènement en 2000 à l’exécution d’Anna Politkovskaïa sur le pallier de son appartement, le 7 octobre 2006.

La Douma adopte de son côté des mesures de sécurité nationale limitant les libertés et la délivrance de visas aux journalistes étrangers, puis restreignant réunions et manifestations. ONG et fondations sont placées sous tutelle.

Les Russes retrouvent un de ces régimes musclé dont l’histoire les a gavés : Poutine rassure. D’autant que 79% des citoyens ne s’informent que par la télé, totalement sous contrôle. La Russie n’innove d’ailleurs pas dans ce domaine, 50% des Américains sont convaincus aujourd’hui encore que Saddam Hussein est l’initiateur des attentats contre le World Trade Center.

Bilan

Le bilan de Poutine est parfois plus reluisant. La pauvreté a décru de 40 à 25% au cours de ses deux mandats. Le salaire moyen a bondi de 25%.... La manne pétrolière permet enfin à l’État de payer pensions et salaires en temps.

La Russie est devenue un pays où fonctionnaires et étudiants sont promus ou reçus sur preuve de vote orthodoxe, une photo du bulletin prise au téléphone cellulaire en fait foi. « La différence entre la démocratie et le système Poutine, répètent les loustics des salons de Moscou, est la même qu’entre deux chaises : l’une en cuir, l’autre électrique. »

Le politologue Stanislav Belkovski évalue dans Die Welt que Poutine a pendant ce même temps amassé une fortune de 40 milliards de dollars, ce qui en fait l’homme le plus riche d’Europe. Le Moscow Times le décrète « leader politique le plus corrompu de l’histoire mondiale. » Tandis que le Time titrait en 2007 : « A Tsar Is Born », média qui en d’autres temps avait pareillement distingué Hitler, Staline et Khomeyni.

Le régime Poutine, conclut Jean-Michel Carré, est un régime musclé et opaque qui achète la paix en améliorant graduellement le quotidien d’un grand nombre de citoyens.

Le livre de Carré est une lecture qui nous fait moins naïfs, mais un tantinet écoeurés. Moins naïfs parce que calculs et rapports de force y sont très crûment exposés. Écoeurés des parallèles, nombreux, avec notre propre société. L’homme ( de pouvoir) reste bien toujours un éternel objet de scandale et d’émerveillement.

CARRÉ, Jean-Michel (2008). Poutine : Le Parrain de toutes les Russies, Paris, Éditions Saint-Simon, 338 p.