Le développement économique au Rwanda

2008/07/14 | Par Emmanuel Hakizimana


Le 4 juillet dernier, le Rwanda célébrait le 14ième anniversaire de la prise du pouvoir par l’armée de Paul Kagame. Cette commémoration a été quelque peu précédée par un article choc publié dans The Los Angeles Times du 22 juin sous la plume du journaliste Stephen Kinzer : «There is new promise of prosperity. So why are human righnts advocates unhapy? ».

Dans cet article, M. Kinzer relève le contraste entre les critiques des défenseurs des droits de la personne vis-à-vis du régime de Paul Kagame et les éloges de diplomates et d’économistes qui présenteraient le Rwanda actuel comme le modèle le plus excitant pour ceux qui rêvent de mettre fin à la pauvreté de masse. Certains parleraient même de miracle qui se déroule sous nos yeux!

S’il est facile de voir des signes apparents de modernisation des villes rwandaises, comme Kigali, il est beaucoup plus difficile de trouver des indicateurs des prétendus exploits du régime rwandais en matière de lutte contre la pauvreté de masse. Les statistiques montrent plutôt que seulement une minorité de personnes s’est enrichie sous le régime de Paul Kagame et que les conditions de vie de la majorité des rwandais se sont détériorées par rapport à celles d’avant la guerre de 1990. Pire encore, les données montrent que cet appauvrissement touchant la population rwandaise n’est pas sans rapport avec le problème Hutu-Tutsi que les autorités actuelles tentent de balayer sous le tapis.

Selon le dernier rapport du PNUD sur le développement humain portant sur le Rwanda (Turning vision 2020 into reality : From recovery to sustainable human development), 62% de la population rurale vit actuellement dans la pauvreté avec moins de 0,44$US par jour, alors que cette proportion n’était que de 50,3% en 1990. Le rapport mentionne aussi qu’en 2000, la tranche des 20% les plus riches détenait 51,4% du PIB alors que celle des 20% les plus pauvres subsistait avec seulement 5,4% du PIB, ce qui place le Rwanda au 15ième rang des pays les plus inégalitaires au monde. Comparées à la situation d’avant la guerre de 1990, ces proportions étaient respectivement de 48,3% et de 7,6%. Le rapport du PNUD fait aussi remarquer que, si les inégalités étaient restées au niveau de 1990 et de 1985, avec le taux de croissance actuel de 5,8%, le revenu des 20% les plus pauvres aurait plus que doublé.

Les conséquences d’une telle situation dans la vie quotidienne des Rwandais sont désastreuses: près d’un tiers des Rwandais souffre de carence alimentaire et dans certaines régions comme le Bugesera, cette proportion atteint 40%. De même, l’espérance de vie d’un rwandais (44 ans) figure parmi les 20 les plus bas au monde.

Où sont alors les extraordinaires mérites du régime de Kagame dans la lutte contre la pauvreté de masse? Seraient-ils dans des politiques de long terme qui n’auraient pas encore produit les effets escomptés? Rien n’est moins sûr. Si l’on admet que l’affectation des dépenses budgétaires d’un gouvernement constitue un bon indicateur de ses priorités, le régime de Kagame échoue complètement au test d’engagement ferme dans la lutte contre la pauvreté de la majorité de la population rwandaise.

Alors que 80% de la population vit de l’agriculture, ce secteur ne reçoit que 3% du budget du gouvernement du général Kagame, soit très loin des 10% recommandés par la FAO. De même, les dépenses pour la santé sont de 10$ par habitant, soit trois fois moins que la moyenne des pays en voie de développement (34$) et même en-dessous de celle des pays africains (12$).

Comment alors parler de modèle excitant en termes de lutte contre la pauvreté de masse dans un pays où les inégalités, de plus en plus criantes, et le sous-financement du secteur agricole, qui emploie le plus de personnes, ne permettront pas à la majorité des Rwandais d’investir dans l’éducation de leurs enfants, une condition nécessaire pour briser le cercle vicieux de la pauvreté? Déjà, à cause de l’extrême pauvreté de beaucoup de ménages, 30% des enfants des milieux ruraux ne dépassent même pas la 4ième année primaire. Le régime Kagame met à son crédit des améliorations dans le domaine de l’éducation par, notamment, la suppression des frais de scolarité à l’école primaire, mais le taux de décrochage élevé montrent que l’on ne peut maintenir à l’école un enfant affamé.

De même, comment parler de lutte contre la pauvreté de masse dans un pays qui investit le moins dans la santé de sa population alors que ce facteur est déterminant dans l’accroissement de la productivité des travailleurs?

La charge émotionnelle suscitée par le génocide de 1994 est savamment exploitée par le régime actuel qui va jusqu’à interdire l’usage des termes « Hutu/Tutsi » pour mieux gommer ses politiques discriminatoires. Pourtant, l’analyse des données économiques montre que même les choix budgétaires du gouvernement rwandais ne sont pas étrangers à cette question.

Voici les faits: nous l’avons dit, le gouvernement de M. Kagame accorde seulement 3% de son budget à l’agriculture alors que ce secteur emploie 80% de la population rwandaise. Sachant que les Hutu constituent 85% de la population, ce sont eux qui sont majoritairement touchés par le sous-financement du secteur agricole et donc maintenus dans la pauvreté. Par contre, le Rwanda détient le record impressionnant d’occuper le premier rang mondial en ce qui concerne la part du PIB consacrée aux dépenses militaires. Selon le CIA-world factbook, en 2006, le Rwanda a consacré 13% de son PIB aux dépenses militaires. Même la substantielle aide au développement accordée au Rwanda, 55$ par habitant, est ponctionnée à concurrence de 10% pour financer les organes de répression. Or, l’armée rwandaise est à 90% constituée d’éléments issus de la minorité Tutsi.

Le constat est donc sans appel : le modèle « kagamien » est doublement risqué. D’un côté, à court de mécanismes incitatifs susceptibles de lui faire gagner l’assentiment de la majorité, le régime doit s’appuyer sur d’énormes moyens coercitifs pour maintenir son équilibre. Et les éléments qui risquent de déstabiliser le fragile équilibre ne se limitent pas à la masse de rwandais laissés-pour-compte, mais s’étendent à la République Démocratique du Congo dont la population a été massacrée et les richesses pillées pour contribuer au faste des villes rwandaises. D’un autre côté, en mettant face à face une armée presque mono-éthnique Tutsi et une masse de laissés-pour-compte majoritairement Hutu, il porte les germes d’une confrontation inter-ethnique qui risque de provoquer une autre hécatombe.

Il ressort que le contentieux ethnique qui est à la base des violations massives des droits de la personne au Rwanda constitue aussi la trame de fonds de la politique économique du régime de Paul Kagame. Ignorer cette réalité et se limiter à la belle carte de visite que constituent certaines villes comme Kigali revient à se satisfaire d’un mirage et à condamner le Rwanda à être continuellement réinventé après d’horribles catastrophes pourtant prévisibles et évitables.