Les artisans de la paix

2008/09/02 | Par Camille Beaulieu

Rouyn-Noranda - J’ai longtemps cru que l’expression « Faiseuse de bébelles au Japon » évoque le décollage économique du Pays du Soleil Levant dans les années 1950-60. J’avais tout faux. Cinquième puissance industrielle, le Japon concurrençait des chefs de file comme la France dès le début du XXième siècle. C’est à ce titre qu’il a participé à la Conférence de la Paix, à Versailles en 1919, à l’issue de la Première guerre mondiale. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, pour la dernière fois aussi peut-être, quelques hommes, tantôt consciencieux, tantôt apprentis sorciers, ont systématiquement dépecé puis partagé des Empires pour rebâtir un nouveau monde. Colonialisme oblige, les délégués de trente pays représentaient alors le genre humain. De Mandela à Milosevic nous composons aujourd’hui encore avec les fruits de leurs bons et mauvais coups.

« Paris était la capitale de l’univers: aucun événement nulle part ne pouvait avoir une importance comparable à la conférence de la Paix… les plénipotentiaires étaient les gens les plus puissant de la planète. » L’auteur torontoise, Margaret MacMillan, introduit ainsi les protagonistes que nous fréquentons dans « Les artisans de la paix,» une somme pointilleuse des négociations, tractations, ambitions, trahisons mais aussi des désillusions et des bouleversements engendrés par la réorganisation du monde à l’issue de la Première guerre mondiale

Paris était bel et bien la capitale de l’univers en ce 1er janvier 1919. Vainqueurs comme vaincus, victimes ou vautours, tous y étaient, et MacMillan, qui s’est à l’évidence tapé une montagne de rapports, résumés, articles, comptes rendus et procès-verbaux n’en échappe aucun, même dans les relâchements inévitables des longues, des très longues négociations.

Premiers parmi leurs pairs par le poids de leur patrie et son rôle durant la guerre, trois hommes, ont, pour l’essentiel, redessiné la carte du globe à la recherche d’un nouvel ordre mondial. Et parce qu’imparfait, le Traité de Versailles dont Woodrow Wilson (président des USA), Llyod George (Premier ministre anglais) et George Clemenceau (président du Conseil français) accouchent le 28 juin 1919 contient en germe la plupart des conflits ultérieurs.

L’incursion des Italiens en Éthiopie, celle des Sionistes en Palestine, des Japonais en Mandchourie puis en Chine, des Serbes en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo, des Américains au Vietnam puis en Irak, du délire impérial de Jean-Bedel Bokassa 1er au délire ethnique du Rwanda.

Ce traité servira de toile de fond à la Deuxième Guerre mondiale et à l’ensemble des révolutions, contre-révolutions et des campagnes de libération nationale qui ont foisonné depuis. Il ne s’en est pourtant tenu qu’à un fil, une vie humaine, pour que le siècle prenne un autre visage.

Si l’histoire retient de Clemenceau et Lloyd George qu’ils ont mené leur pays à la victoire. Elle souligne impitoyablement par contre les travers de l’américain Woodrow Wilson, présenté comme naïf, voire balourd. On le tient responsable de l’avortement de la Société des nations (SDN) (la faiblarde ancêtre de l’ONU).

Or, rappelle Mme MacMillan, Wilson est mort d’épuisement dans une tournée triomphale des Etats-Unis au cours de laquelle, court-circuitant brillamment un Sénat férocement isolationniste, il convertissait en masse ses concitoyens à deux grands principes: l’autodétermination des peuples et une Société des nations forte. Wilson parti, le soufflé est retombé, pendant un quart de siècle.

Le bordel mondial

À défaut de berceau de la paix, la conférence de Versailles aura été quelques mois durant un gouvernement mondial fort de millions de soldats pour solder une guerre mondiale et fonder un ordre nouveau. Cinq poids lourds, États-Unis, France, Angleterre, Japon et Italie, prétendaient y départager les responsabilités et fixer les montants des réparations; concilier les ambitions territoriales des pays vainqueurs; maintenir des territoires viables chez les vaincus; et, découper de nouveaux territoires libres ou sous mandats conciliant avec plus ou moins de bonheur les ethnies, religions, langues et cultures.

L’Angleterre s’octroyait le Cameroun et le Togo dans ce Monopoly grandeur nature, tandis que la Belgique héritait du Ruanda.

Des centaines de conseillers assistaient les délégations. Quelques valeurs sûres parmi ces cornacs, dont J.M. Keynes, qui allait devenir le plus grand économiste du XXième siècle. Keynes, dont la vision se rapprochait bien davantage de celle de Wilson que de Clemenceau ou Llyod George dénonçait, dès avril 1919, la mesquinerie du traitement réservé aux vaincus, particulièrement l’Allemagne, dans un manifeste prémonitoire: « Les Conséquences économiques de la paix. » Keynes bataillera avec plus de succès en faveur d’une réintégration intelligente de l’Allemagne dans l’économie mondiale après le deuxième conflit mondial.

Les négociateurs du Traité des Versailles, en attendant, se méritent cette caricature lapidaire d’Alexandre Wollcott: « Des bébés en chapeau de soie jouant avec de la dynamite. » Il pointait sans doute particulièrement les représentants italiens, grecs, anglais et français et leurs charivaris de bazar.

En position de force au Moyen-Orient, après l’Armistice conclu par la Russie révolutionnaire et les Puissances Centrales, Clemenceau et Lloyd George se disputaient, rapporte un témoin « comme des chiffonniers ». Lloyd George, à l’instar de Napoléon avant lui, s’est trouvé grisé par les potentialités stratégiques et économiques de la région

Les accords Sykes-Picot conclus pendant les hostilités sur un partage avec l’autre puissance européenne le gênaient maintenant aux encoignures. Français et Anglais résisteront tout de même de concert aux chantres américains de l’autodétermination des peuples.

Résumant les objectifs de sa politique coloniale, le français Gaston Doumergue s’exclame un jour : « L ‘obstacle c’est l’Amérique ! » Les Anglais se font plus retors : « Les Américains nous soutiendront, constate Lord Cecil, s’ils pensent que notre politique vise à l’institution d’espèces de gouvernements indigènes. »

Autodétermination mon œil

C’est donc sous couvert d’autodétermination que l’Empire Ottoman – on prétextait dans la foulée que les Turcs avaient mal géré – est passé aux mains de mandataires européens. Les Arabes, s’excusait-on « sans doute civilisés ne savent pas s’organiser politiquement.» La Grande Syrie passe donc à la France, la Palestine la Mésopotamie et l’Égypte à l’Angleterre. La Turquie elle-même allait suivre, lorsqu’un obscur général, Kemal Atatürk, détrône le Pacha et tient tête aux puissances.

C’est dans ce bordel qu’Arnold Wilson, un sous-fifre de l’administration coloniale britannique trouve génial de gérer de concert trois califats mésopotamiens de l’empire Ottoman : Bassora, Bagdad et Mossoul, collant illico Chiites, Sunnites et Kurdes dans un même panier de crabes, l’Irak.

La conférence a aussi, pour un temps du moins, réglé le dossier Palestine. Au plus fort de la guerre (le 2 novembre 1917) la rouerie et une bonne dose de naïveté avaient incité le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur James Balfour, à renier des engagements antérieurs auprès des Arabes pour appuyer le sionisme en Palestine. « Une Palestine juive, présume-t-il, aurait besoin d’être protégé au moins pendant les premières années. »

Ce politicien philosophe, que des proches comparent à « un clair de lune sur une pierre tombale », a permis l’établissement de milliers de colons, prélude à la constitution d’un état national juif en 1948. Un politicien juif français, Sylvain Lévy, déconseillait déjà: « de créer un précédent par lequel certains, citoyens dans tel ou tel pays, seraient appelés à gouverner et à exercer une autre citoyenneté dans un nouveau pays. »

Le débat a évolué, s’est ramifié depuis, s’amplifiant sans jamais aboutir. Dans un ouvrage à paraître bientôt (Fayard septembre 2008), l’historien et enseignant à l’université de Tel Aviv, Shlomo Sand, s’interroge : « Comment fut inventé le peuple juif » 1) Ce peuple, à l’en croire, est un concept plus religieux que génétique. La diaspora suivant la destruction du Temple en 70, lit-il chez Flavius Josèphe, est une fable; les Romains ne dispersaient pas les peuples vaincus. Israël, poursuit-il sur une note pas vraiment kasher, est aujourd’hui peuplée pour l’essentiel, des descendants de cavaliers Khazars (nord Caucase et Asie centrale) et de guerriers berbères (Afrique du nord) convertis au judaïsme, religion très prosélyte au cours des premiers siècles de notre ère. Un brin sadique, ou masochiste, Sand conclut faisant des Palestiniens les descendants des juifs (pauvres) restés au pays puis convertis à l’Islam lors de la conquête arabe au VIIe siècle.

Concurremment à ces sempiternelles palabres, les découpages ou remembrements territoriaux opérés dans le cadre de la Conférence de la paix rimaient le plus souvent avec la quadrature du cercle. Qu’attendre de négociations où l’Italie de Vittorio Orlando et la Grèce d’Eleuthérios Vénizélos convoitent des territoires, la première en Dalmatie (Croatie), la seconde en Ionie et en Anatolie (Turquie d’Europe et d’Asie), perdus et repeuplés depuis des siècles, depuis l’antiquité parfois.

Que les Albanais revendiquent le Kosovo où ils vivent depuis « un temps immémorial », aux dépens de Serbes fraîchement débarqués au VIIe siècle. Que des géographes fixent les bornes d’un pays, l’Arménie, dont ils ne possèdent qu’une très vague idée. Quand des Puissances dépecées à répétition par leurs voisins comme la Pologne renaissent de leurs cendres. Quand les empires allemand, ottoman et austro-hongrois éclatent en une myriade de pays pluriethniques et pluriconfessionnels chroniquement instables : Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie, Albanie, Macédoine. Quand la Chine fait des pieds et de mains pour recouvrer les concessions allemandes de la région du Shandong et du fleuve Huang He. Alors même que le Japon brigue l’hégémonie sur tous ses voisins, de l’énorme Chine à des États microscopiques et démunis dont les plénipotentiaires arriveront trop tard à la conférence pour avoir marché des milliers de kilomètres jusqu’à Paris.

Les bonnes volontés, les efforts comme les illusions ont évidemment été battus en brèche par les égoïsmes et la réalité. Woodrow Wilson, Llyod George et George Clemenceau soupçonnaient déjà l’ouverture de la boîte de Pandore.

« Comme personne n’est content, ironisait le président américain, cela me fait espérer que nous avons construit une paix juste. »

Pragmatique, Lloyd George imputait aux Français la responsabilité des imperfections du Traité de Versailles.
Clemenceau, lui, refusait net d’écrire ses mémoires : « Je n’ai aucune envie de discuter du passé. ».

Le Tigre est mort en 1929 : « emportant ses secrets sur la Conférence et ses dessous. ». Iconoclaste, Margaret MacMillan tire tout de même de ses montagnes d’archives ces grommellements, d’un Georges Clemenceau excédé, pestant à portée d’oreille des premiers intéressés : « Dire qu’un peu partout dans le monde, on trouve des belles blondes et que je suis ici devant ces Japonais si laids ! »

Voilà qui réincarne la sempiternelle icône vert-de-gris du Père la Victoire. L’ouvrage de Margaret MacMillan fourmille ainsi d’anecdotes révélatrices des travers et des préjugés de l’époque souvent rafraîchissants à l’heure de notre rectitude politique. À lire pour mieux tout comprendre en géopolitique, y compris pourquoi des gens comme Harper, Sarkozy et Bush sont tellement dangereux.

MACMILLAN, Margaret (2006). Les artisans de la paix. Comment Lloyd Georges, Clémenceau et Wilson ont redessiné la carte du monde, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 656 p.

1) SAND, Shlomo (2008). Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard,