Le terrorisme des Chicago Boys

2008/09/07 | Par Claude G. Charron

Le plus récent livre de Naomi Klein La Stratégie du choc (1) n’aurait pas souffert d’un tel titre car c’est bien de terrorisme dont il y est question. Et qui est conseillé par de malicieux «cowboys», lesquels occupent les postes-clés du Fonds Monétaire international et de la Banque mondiale.

Le FMI et la BM, deux institutions que la communauté internationale s’était donnée en 1944 dans le but d’éliminer les causes des guerres qui, en moins de trois décennies, avaient causé ruines et désolation. Mais voilà que l’objectif du départ est aujourd’hui détourné par ceux que Klein appelle les «Chicago Boys». Washington a toujours eu le dernier mot dans la nomination des dirigeants de ces deux institutions et il semble bien que les candidats pressentis ont maintenant tous fait un stage à l’université de Chicago. Pour y recevoir les directives de Milton Friedman.
Photo : Milton Friedman et George W Bush 2002


L’ère keynésienne est définitivement terminée. Dépression oblige, dans les années trente, Wall Street avait avalé de travers le New Deal de Roosevelt. Il y eut ensuite les remèdes amers qu’ont été le plan Marshall, l’État-providence et l’économie mixte. À l’époque, il fallait bien empêcher l’Allemagne, la France et l’Italie de tomber sous le giron communiste. Mais, avant même 1989, le risque s’est estompé. Alors, vive Hayek, Friedman, Thatcher et Reagan!

Mais c’était une toute autre paire de manches en Amérique latine. Surtout depuis l’arrivée de Castro. Noami Klein nous dévoile une note de service adressée en 1970 à Nixon par Kissinger où celui-ci exhorte son patron à prendre tous les moyens pour éliminer Allende «afin que la troisième voie démocratique qu’il représente ne se répandit.» La stratégie du choc trouve ici son origine dans une jonction entre conseillers tortionnaires et conseillers monétaristes dans l’opération «effacement du keynésianisme» dans les pays les plus vulnérables de la planète.

Et Montréal y est pour quelque chose. On sait que la CIA avait financé les travaux d’Ewen Cameron sur sa recherche des moyens à utiliser sur des patients pour en arriver à ce que le psychiatre appelait: «la page blanche». Électrochocs et hallucinogènes étaient efficaces, mais moins que les chambres d’isolement provoquant à coup sûr sur les «patients» une privation de stimuli propre à les faire régresser. Les méthodes de Cameron seront grandement utiles dans l’élaboration du «manuel Kubark», un opuscule où il est souligné que, plus que la quête de renseignements, l’usage de la torture doit d’abord servir à créer un effondrement total de la personnalité sur les sujets qui y sont soumis.

Si le premier docteur choc était prof à McGill, le second siégeait à l’université de Chicago: «Comme Cameron, Friedman était d’avis que la seule façon de revenir à la pureté originelle consistait à faire délibérément subir au “patient” (ici l’économie dénaturée) des chocs douloureux : seule une pilule amère pouvait avoir raison des distorsions et des modèles défectueux.» (2) Klein raconte que les Chicago Boys chiliens ont entendu le coup d’État du 11 septembre «avec un état d’extrême fébrilité». Et ne tardèrent pas à appliquer à leur pays la trinité néolibérale: privatisation, dérèglementation et réduction des dépenses sociales.

À partir du premier 11 septembre, la jonction entre «page blanche» à la sauce Cameron pour individus «dénaturés» et «page blanche» version Friedman pour sociétés «dénaturées» a eu son banc d’essai dans le cône andin. Pour ensuite se propager ailleurs dans le monde. Klein consacre au moins un chapitre à chacun des pays où la stratégie du choc s’est déployée. Avec les mêmes constantes: déni de la démocratie et appauvrissement accéléré des couches les plus désavantagées des sociétés visées. Faisons un bref survol de ce qui restera comme l’expression d’un colonialisme étasunien n’ayant rien à envier à celui des anciens colonisateurs que furent Britanniques et Français.

En 1985, les Chicago Boys boliviens ont convaincu le président Paz d’adopter la thérapie de choc, lui qui venait d’être élu sur une promesse d’agir tout autrement. Junte soft: quelque 200 récalcitrants ont été pris de force et gardés en territoire amazonien tant qu’ils ne s’engageront à cesser leurs revendications. En Afrique du Sud, un gros niet à la Charte de la liberté qui prévoyait la nationalisation des banques et des mines lors de la prise du pouvoir par l’ANC. Durant les négociations avec les Blancs, les amis de Mandela ont littéralement été roulés dans la farine. Idem pour le mouvement Solidarité en Pologne. En Russie, les Boys de Chicago ont subi un bien relatif échec. La privatisation de l’économie s’est d’abord faite aux profits des apparatchiks de l’ancien régime. Meilleure chance la prochaine fois pour Halliburton et autres prédateurs étasuniens

Cette chance, ils l’auront avec la guerre en Irak où ils feront banco, non seulement par les juteux contrats du Pentagone, mais également avec la privatisation tous azimuts d’un pays envahi sous de faux prétextes. Cela va des puits de pétrole aux entreprises publiques d’électricité et de téléphone.

Klein nous démontre que les catastrophes naturelles ont également avantagé les tenants de la stratégie du choc. Ainsi, le terrible tsunami qui s’est abattu sur les pays du Sud-est asiatique a permis au Chicago Boys du FMI et de la BM d’imposer leur orthodoxie néolibérale dans la « reconstruction» de la Thaïlande, du Sri Lanka et de l’Indonésie. Alors que les petits pêcheurs des côtes sablonneuses ont tout perdu, les hôteliers étrangers ont salivé d’aisance. Même phénomène avec l’ouragan Katrina : alors que les pauvres ont été chassés des bayous, les riches propriétaires ont largement profité des largesses de la FEMA.

Un peu d’espoir dans la conclusion de Naomi Klein : elle constate que, si la stratégie du désastre a fait son envol un certain 11 novembre dans le cône andin, c’est de ce côté qu’il bat maintenant de l’aile. Avec un Chavez que Washington ne semble pas mâter, les élections des Lula, Bachelet et Morales et surtout le refus des Latinos d’entrer dans le machin appelé ZLEA, le temps des cowboys tirent peut-être à sa fin.

(1) Naomi Klein, La Stratégie du désastre – La montés du capitalisme du désastre,
Leméac / Acte Sud, Paris / Montréal 2008

(2) Page 67

Cet article est paru dans l'édition de septembre du journal Le Couac