Québec bûche les collectivités forestières

2008/09/09 | Par Camille Beaulieu

Collaboration spéciale - L’annonce est tombée comme la foudre la semaine dernière. Le village de Champneuf en Abitibi perd sa forêt au profit de la scierie d’Abitibi-Bowater à Senneterre. Ce retour du cannibalisme industriel, téléguidé de Québec, fragilise deux cents projets en forêt habitée photoaux quatre coins de la province.

Champneuf, Rochebaucourt et La Morandière en Abitibi. Trois bourgs minuscules équidistants de Quévillon, Amos et Senneterre. Ici il n’y a plus d’après, comme dans la chanson. Neuf cents kilomètres carrés d’arbres et de lacs où s’est essoufflée la vague de colonisation des années 1930. Sept cents villageois y subsistent de bois et d’espoir. Ces survivants affluent chaque dimanche vers La Morandière : la dernière église du coin, le dernier dépanneur, le dernier restaurant et la dernière école.

Les gens ici s’enorgueillissent d’une centaine de jobs à la scierie de Champneuf, d’un peu de forêt privée, de quelques exploitations agricoles. On y est riches de projets collectifs: les poutres de charpente, une confection de créneau pour ranimer la scierie défaillante, et la production de saules, essence prolifère au carrefour de l’agriculture et de la foresterie, pour l’énergie. Cette survie au jour le jour en titillait certains à Québec et à la CRÉ (Conférence régionale des élus) qui viennent de subtiliser la ressource essentielle de ces gens bien ordinaires, leur forêt de proximité.

On a ri de nous autres !

Ce transfert de ressources forestières, opéré par la ministre des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF), Julie Boulet, constitue un précédent depuis la création des CAAF il y a 25 ans.
Du coup, la moutarde monte au nez du comité des citoyens de Champeuf, Rochebaucourt et La Morandière, qui travaillait d’arrache pied depuis 2005 à des mesures de relance avec un tiers du CAAF. «Le ministère et la CRÉ nous ont bafoués. Ils ont ri de nous ! » jette le maire de Champneuf, Rosaire Guénette.

« On tente en vain de rencontrer les ministres des Ressources naturelles (Claude Béchard puis Julie Boulet), et les représentants de la CRÉ depuis décembre 2006, confirme Charles Provost, coordonnateur du comité de relance. Mme Boulet évoque un processus de consultation dont nous n’avons pas été partie, c’est une consultation bidon! »

Le préambule de la Loi sur la Forêt ordonne clairement: la prise en compte, dans les choix de développements, des valeurs et des besoins des populations concernées.

« Il n’y a jamais eu de rencontre, confirme le nouveau président de la CRÉ, Jean-Pierre Charron, on s’est fait prendre les culottes à terre nous aussi. Mais cet arbitrage est la responsabilité du ministre. »

Le ministère et la CRÉ ont, par contre, discuté avec Abitibi-Bowater. La FTQ et d’autres opposants ont beau jeu, maintenant, de crier à la partialité, à l’abandon de populations.
D’autant que le président sortant de la CRÉ, Jean-Maurice Matte, est aussi maire de Senneterre. Dire que le courant passe mal avec les villages relève de l’euphémisme. Les parties devaient tout de même clore ce long silence en septembre 2008. En accommodant si prestement Abitibi-Bowater, le ministre Boulet leur épargne ce dérangement.

Les priorités changent, malheur aux vaincus

Les municipalités et le monde rural ont clairement priorisé la forêt de proximité (on dit aussi forêt habitée) et le partage entre plusieurs utilisateurs, lors du Sommet sur l’avenir du secteur forestier en décembre 2007 à Québec. La forêt de proximité, levier naturel du développement collectif, le concept se retrouve jusque dans le Livre vert du ministre Claude Béchard.

Le ministre Boulet change la donne. Ce premier transfert de CAAF de l’histoire du Québec concrétise l’énoncé d’intention de politique forestière émis en juin dernier par le gouvernement Charest. Québec préconise dorénavant le libre marché, le démantèlement des CAAF, la régionalisation de la gestion des forêts, le droit de premier preneur aux industriels en place, et, des enchères publiques de la matière ligneuse. Et mon tout ironisent des loustics, constitue un vote de confiance aveugle en faveur d’Abitibi-Bowater, Domtar-Weyerhauser, Kruger et de quelques indépendants comme Tembec.

Le traitement réservé au projet de Champneuf crée donc un précédent qui hypothèque au moins deux cents projets en forêts de proximité: l’un énorme couvre toute la Côte Nord, un autre « La forêt de chez-nous » s’intéresse aux boisés de tout le Témiscamingue; d’autres plus modestes mijotent aux quatre coins de la province.


Vol au-dessus d’un nid de coucous

Abitibi-Bowater pourra donc rationaliser ses opérations. Senneterre, qui profite par la bande de l’oukase gouvernemental, se retrouve avec une pétition pour le moins gênante sur les bras, réclamant la fin de l’exode de ses propres réserves forestières vers d’autres usines : 40%, paraît-il, depuis 2002. « Les gens ne veulent plus voir passer leurs résineux dans le centre-ville pour aller ailleurs, » clamait, hier encore, le maire Jean-Maurice Matte.

Le Conseil régional de développement (CRDAT), ancêtre de la CRÉ, sur lequel siégeait déjà le maire de Senneterre, n’a pourtant pas pipé mot quand Abitibi-Consolidated (fusionnée avec l’américaine Bowater en 2007) a proclamé ses droits prioritaires sur les forêts d’Abitibi-Témiscamingue, Mauricie et Côte-Nord, pour alimenter ses scieries de Québec et du Saguenay, devant la Commission sur la maximisation des retombées économiques des ressources naturelles, à Amos le 20 janvier 2003.

L’existence des CRD régionaux est riche d’accès de mutisme du genre. Ils sont restés silencieux comme la tombe lorsque le jalonnement sur cartes escamotait les jalonneurs québécois dans les années 1990 ; un service très spécialisé transplanté sans bruit à mille kilomètres des camps miniers, Abitibi, Côte Nord, Lac-Saint-Jean, baie James.

Pas le moindre murmure, quand des boursicoteurs alléchés par l’abri fiscal des actions accréditives court-circuitaient les prospecteur dans les années 1980. Ils sont restés pour le moins indifférents lorsque Bell, Télébec et Télus ont accaparé la haute vitesse Internet en milieux ruraux au début de cette décennie.

Du vent. Du vent. Et encore du vent

Les CRD sont nés d’un regroupement tous azimuts, dans le sillage du « Maître chez-nous » des années 1960, pour servir de porte-voix des régions et de citoyens défavorisés vers Québec et Ottawa. Ils perdent leur gauche, syndicats comme mouvements populaires, au début des années 1970; exit les défavorisés.

Intronisés « interlocuteurs privilégiés» par Québec et dotés de budgets conséquents, les CRD multiplient débats et consultations sous l’étroite supervision de l’OPDQ (Office de planification et de développement du Québec) puis du ministère des Régions : exit les régions.

Opérant le plus souvent à la façon d’éoliennes inversées, les CRD ont depuis traité à l’écoeurement de décentralisation, de régionalisation, de transports ferroviaires et, par autobus, de gestion des forêts, de pérennité puis de deuxième ou troisième transformation des ressources, de ruralité, de pauvreté, toutes questions dans un état plus critique aujourd’hui qu’il y a quarante ans.

Ce sont vraisemblablement des organismes aussi discrets et compatissants au sort des puissants qu’on bombardera chiens de garde des forêts en vertu de la nouvelle orientation de Québec; baptisons-les Tartes aux pommes (TAP).

CRD, CRÉ ou TAP, ces organismes stipendiés par l’État servent au final davantage de bâillon que de porte-voix. Leur inanité permet de ratiboiser impunément et dans l’indifférence des populations entières; Champneuf, Rochebaucourt et La Morandière aujourd’hui. Combien d’autres demain ?