L’insoumission d’un nègre blanc

2008/10/17 | Par Alain Dion

Il est devenu folklorique, voir sacrilège de parler de révolution en 2008. D’utopiste nostalgique à soixante-huitard attardé, les railleries fusent régulièrement envers celles et ceux qui persistent encore aujourd’hui à dénoncer les injustices sociales et à condamner l’exploitation sous toutes ses formes.

Et pourtant, en ces temps mornes, où conservatisme, censure, contrôle et répression occupent le parvis du discours ambiant, il est essentiel d’opposer des voix empreintes de liberté et de progrès.

Il est également parfois nécessaire de secouer l’inertie de la mémoire collective en jetant un coup d’œil rétrospectif afin de retrouver certaines des voix qui furent, bien souvent et de manières multiples, à la source des fondements même du progrès social et politique au Québec. Dans les années 60 et 70, la voix de Pierre Vallières fut l’une de ces incontournables.

«Ce livre est d’abord un acte politique. Il est nécessairement partial. Il apporte moins des réponses que des questions – et des faits – aux hommes et aux femmes du Québec, capables de conscience, de responsabilité sociale et d’action révolutionnaire.»
Pierre Vallières

1968. Il y a quarante ans donc, paraissait Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Trois mots. Comme un coup de poing au visage. À la manière du Speak White de Michèle Lalonde, un autre texte fulgurant publié également en 1968. Une lézarde dans l’imaginaire collectif. Dans la force et la lumière des oppositions.

Son auteur est en prison, accusé de meurtre à la suite d’un attentat à la bombe perpétré le 5 mai 1966 par le Front de libération du Québec (FLQ) à l’usine de chaussures Lagrenade qui fait une victime. Ce texte incendiaire, Vallières l’a rédigé à New York à l’automne 1966 dans la tristement célèbre Manhattan House of Detention for Men, surnommé The Tombs.

Il y est détenu après avoir manifesté devant les édifices des Nations Unies avec son camarade de combat, Charles Gagnon (un fils du Bic qui, de son propre aveu, avait mieux compris la réalité de l’exploitation humaine dans son rang natal du Bas-du-Fleuve que dans tous les exposés théoriques marxistes).

Il écrit son texte en quelques mois, pour ne pas sombrer dans cet enfer où règne folie et misère. Avant d’être extradé au Canada en janvier 67, Vallières fait transiger ses textes en stipulant que ce sont des notes destinées à ses avocats pour sa défense.

Publié à l’époque aux Éditions Parti pris, le livre de Vallières tombe sous le coup de la censure du gouvernement de l’Union nationale qui en interdit la circulation.

Dans un Québec en pleine ébullition, où la jeunesse se nourrit tout aussi bien aux combats de la gauche révolutionnaire, aux luttes de libérations nationales qui font rage un peu partout sur la planète qu’aux slogans nationalistes Maîtres chez nous des libéraux de Jean Lesage et Égalité ou indépendance des unionistes de Daniel Jonhson, cette interdiction ne fera qu’accroître l’intérêt pour le livre.

«Je ne me souviens pas d’avoir appris, à l’école, autre chose que la honte de ma, de notre condition…»

Véritable manifeste soutenant la lutte révolutionnaire armée (Vallières renoncera à la violence en 1972 en publiant L’urgence de choisir dans lequel il invitait les militants progressistes à joindre les rangs du PQ), ce brûlot politique n’en contient pas moins une analyse historique, économique et sociale fascinante de la société québécoise de l’époque.

Traçant un portrait remarquable du Québec des années 40 à 60, ces pages contiennent à elles seules une bonne part de la souffrance de ces milliers de Québécoises et de Québécois qui étaient confinés à une vie de misère, coincés entre l’exploitation dans les manufactures et les usines et le pouvoir despote du clergé. Quarante ans plus tard, certains extraits ne sont pas sans rappeler les déconfitures économiques actuelles, les désastres environnementaux, les nouvelles tensions internationales entre les grandes puissances, la main mise des multinationales sur les économies nationales, la précarisation des emplois, la pauvreté, l’exclusion sociale et le recul du français à Montréal.

Les chapitres les plus saisissants sont sans aucun doute ceux relatant l’enfance et l’adolescence de l’auteur. Installé au cœur d’un véritable bidonville à Ville Jacques-Cartier (Longueuil), ces pages illustrent très bien les racines de la colère et de son appendice la violence.

Cette force vive qui allait enflammer l’imaginaire de la jeunesse du monde entier et pousser un bon nombre d’entre eux à militer au sein d’organisation radicale. On ne peut pas justifier la violence, mais on peut en comprendre les germes.

Ces pages sont fortes d’un enseignement que l’on doit retenir si l’on ne veut pas revoir un jour des brasiers que l’on croyait éteints s’enflammer à nouveau.

Difficile de relire ces lignes criantes de vérités sans me remémorer un oncle qui avait quitté notre petit village du comté de Portneuf au milieu des années 50 pour aller «chercher de l’ouvrage» à Montréal.

Près de 50 ans plus tard, alors que nous profitions d’une fête de famille pour discuter du Québec d’alors, je le revois encore me lancer, le regard un peu penché et la gorge nouée par cette même rage et cette même souffrance,: « Tu sais à Montréal dans ce temps-là, j’étais en exil dans mon propre pays. Comme un étranger…» Je n’oublierai jamais la puissance de ce regard.

Étrangement, ce regard, je l’ai retrouvé sur le visage même de Pierre Vallières, dans une des scènes du film La liberté en colère1, un documentaire proposant une réflexion sur la gauche et le mouvement indépendantiste québécois.

Lors de cette séquence, il renouait avec Charles Gagnon après plus de vingt ans de rupture. Toujours aussi révolté face à l’injustice, à l’exclusion, face à la misère de son peuple et de l’ensemble des déshérités de la terre, Vallières y exprime cette même soif de changer le monde, ce même désir de brasser la cage d’une société sclérosée, rompue aux diktats d’une économie marchande désormais mondialisée, mais non moins inhumaines. Une véritable bouffée d’air frais dans un paysage assombri par le fatalisme et la démission d’un si grand nombre…

Nous commémorons cette année le quarantième anniversaire de la parution de Nègres blancs d’Amérique et le dixième anniversaire du décès de Pierre Vallières, qui s’est éteint le 23 décembre 1998 à l’âge de 60 ans.

L’occasion est donc bien choisie pour lire ou relire celui qui fut sans contredit l’un des intellectuels de gauche et militants indépendantistes les plus influents de sa génération.

La réédition chez Typo en 1994 est d’ailleurs fort intéressante car elle propose une série de textes complémentaires, préfaces et autres réflexions de l’auteur qui nourrissent l’analyse d’un personnage au parcours complexe.

Étiqueté tour à tour d’indépendantiste, de socialiste, de révolutionnaire, de felquiste, de terroriste, d’anarchiste, de personnaliste athée, d’écorché vif, d’intellectuel ouvriériste, d’internationaliste, de tiers-mondiste, de péquiste tout autant qu’antipéquiste, Vallières, cet éternel insoumis, sera néanmoins demeuré fidèle à l’idée maîtresse de toutes ses luttes: la clé de la véritable libération du peuple québécois réside d’abord et avant tout dans l’accession du Québec à l’indépendance.

Nègres blancs d’Amérique, Éditions Typo, Montréal, 1994