Des soldats contre des voitures ?

2008/12/15 | Par Pierre Dubuc

Quand Robert Gates, le secrétaire à la Défense des États-Unis, émet le « souhait » que le Canada prolonge au-delà de 2011 sa participation à la mission en Afghanistan, il faut y voir plus qu’un vœu pieux. Toujours à titre de secrétaire à la Défense, Robert Gates fera partie de l’administration Obama dont la priorité en politique étrangère sera un désengagement de l’Irak au profit d’une présence militaire accrue en Afghanistan où la situation des forces d’occupation se dégrade. Selon un récent rapport du groupe de Senlis, les Taliban contrôleraient plus de 76% du territoire afghan comparativement à 54% il y a un an.

Bien sûr, Stephen Harper a déclaré, lors de la dernière campagne électorale, que la mission du Canada en Afghanistan se terminerait en 2011. Mais qui prête encore foi aux propos du premier ministre ?! D’ailleurs, son gouvernement vient d’annoncer l’achat de 18 nouveaux hélicoptères militaires Chinook au coût de 4,7 milliards dont la livraison est prévue pour… 2012.

Armes de persuasion massives

Le premier ministre Stephen Harper ayant déjà déclaré qu’il voulait reconstruire l’identité canadienne autour de la politique étrangère, de la défense et de l’armée, on peut présumer qu’il se laissera facilement convaincre de répondre aux desiderata américains lorsqu’approchera l’échéance de 2011. Mais, au cas où il faudrait persuader d’autres secteurs de la classe dirigeante canadienne, le gouvernement américain ne manque pas de moyens.

Au moment où Robert Gates formulait son souhait, les gouvernements américain et canadien examinaient les moyens de venir en aide aux Trois Grands de l’automobile. Les gouvernements du Canada et de l’Ontario se sont empressés de déclarer qu’ils étaient prêts à avancer plus de 3 milliards de dollars, soit 14% de l’actuelle proposition américaine, ce qui équivaut à la part de l’industrie automobile nord-américaine en sol canadien.

La célérité canadienne n’est pas étrangère aux propos du candidat Barack Obama qui déclarait, lors de la campagne électorale, que son gouvernement aiderait l’industrie américaine à la condition qu’elle crée des emplois… aux États-Unis. D’autres déclarations d’Obama à propos de la remise en question du traité de libre-échange laisse présager une approche plus protectionniste de la part des États-Unis.

Nous ne savons pas encore quelle forme prendra l’aide gouvernementale américaine, mais nous venons de voir le Sénat bloquer un programme de soutien, obligeant la Maison Blanche à puiser dans la cagnotte de 700 milliards prévue à d’autres fins. L’opposition sénatoriale est venue de sénateurs républicains du sud qui exigeaient que les syndicats des Trois Grands acceptent pour leurs membres des réductions qui ramèneraient leurs salaires au niveau des ouvriers non-syndiqués des firmes japonaises installées dans les États du sud.

Au Canada, les médias ont entrepris leur campagne de dénigrement pour forcer les TCA à faire des concessions. Sophie Cousineau de La Presse titrait son article « Irresponsables TCA » (11 décembre 2008) et le Globe and Mail, le journal de la bourgeoisie canadienne, citait même Lénine (sic!) pour qualifier les ouvriers de l’automobile « d’aristocratie ouvrière »! (The Globe and Mail, 19 novembre 2008).

Pour signaler qu’il partageait le point de vue des sénateurs républicains sudistes, le premier ministre Harper avait prévu assister à l’ouverture d’une nouvelle usine Toyota en Ontario le jour où il a rencontré la gouverneure générale pour demander la prorogation de la Chambre des communes.

Le « deal »

On comprend l’appui enthousiaste et énergique des syndicats des travailleurs canadiens de l’automobile (TCA) à la coalition Parti libéral/NPD, appuyée par le Bloc québécois, mais également l’opposition féroce des milieux financiers canadiens à cette solution de remplacement au gouvernement Harper.

Plus discrète, mais tout aussi ferme, est l’opposition de l’establishment militaire au gouvernement de coalition. Pour ces milieux, il n’y a rien de pire que de voir accéder au pouvoir le NPD – qui réclame le retrait immédiat des troupes canadiennes d’Afghanistan – et le Bloc Québécois qui a voté contre le prolongement de la mission en sol afghan.

Les milieux financiers et militaires applaudissent à la campagne médiatique des conservateurs contre la Coalition – et son Québec/bashing – car elle a su rallier les trois-quarts des Canadiens hors-Québec et permet au gouvernement conservateur, avec un appui de 45% de l’électorat ontarien selon les derniers sondages, d’entrevoir la possibilité d’un gouvernement majoritaire dans l’éventualité d’élections précipitées.

On comprend également pourquoi Michael Ignatieff, le nouveau chef du Parti libéral, prend ses distances avec le projet de Coalition. On se rappellera que, lors du premier vote sur le prolongement de la mission en Afghanistan, le parti libéral s’était divisé et Michael Ignatieff avait voté avec le gouvernement conservateur. Le premier ministre Stephen Harper avait d’ailleurs traversé la Chambre des communes pour lui serrer la main.

L’imbrication entre les milieux financiers et militaires est beaucoup plus importante qu’on le laisse paraître. Dernièrement, le Globe and Mail suggérait, pour venir en aide aux Trois Grands de l’automobile, qu’on leur confie un contrat d’un milliard de dollars pour la fabrication de 2 500 camions militaires (The Globe and Mail, 13 décembre 2008).

Dans ces conditions, on peut facilement entrevoir que l’administration américaine exige du Canada une présence militaire en Afghanistan après 2011 en échange du maintien du « pacte » de l’automobile entre les deux pays et que le gouvernement canadien s’empresse d’acquiescer.

Ça prendrait une « bonne » guerre…

L’augmentation astronomique des dépenses militaires prévue par les conservateurs et, d’autre part, les concessions exigées aux travailleurs de l’automobile ne sont pas une solution à la crise économique. Au contraire, elles vont l’accentuer en diminuant le pouvoir d’achat de la classe moyenne et allouant une plus grande part du budget de l’État à des dépenses improductives.

La solution réside plutôt dans la transformation des chaînes de montage pour la construction de véhicules de transport en commun et de voitures électriques pour diminuer notre dépendance au pétrole et répondre aux besoins de la population.

Pour justifier la militarisation de l’économie, certains affirment que c’est l’entrée en guerre et non les mesures keynésiennes qui a permis de sortir de la Grande dépression des années 1930. Ils oublient que 47 000 Canadiens ont trouvé la mort lors de la Deuxième guerre mondiale. (On s’émeut aujourd’hui – avec raison – pour 103 morts en Afghanistan).

Est-il besoin de rappeler que la Deuxième guerre mondiale a fait plus de 60 millions de morts, plus de 35 millions de blessés et 3 millions de disparus. Que des villes complètes et une bonne partie de la capacité de production de pays entiers ont été détruits. Est-ce bien cela que nous voulons?

Veut-on vraiment voir les conséquences d’un nouveau conflit mondial avec les armes modernes, sophistiquées, de destruction massive actuellement aux mains de pays belligérants? Non, il n’y a pas de « bonne » guerre ! Dépêchons-nous de trouver une autre sortie de crise