« Moi, mes souliers… »

2008/12/16 | Par Fred A. Reed

Ce sont les vers de Félix Leclerc qui se sont mis à résonner dans mes oreilles quand j’ai vu, par l’entremise de YouTube, le journaliste irakien de 29 ans, M. Mountazar al-Zaïdi, lancer ses deux souliers à la tête du président américain, M. George W. Bush.

Voilà, je me suis dit, que l’on utilise des souliers qui auraient sûrement traversé la tranche irakienne du « monde et [de] sa misère », à bon escient. Pouvait-il exister un meilleur objectif à atteindre que la tête du Tyran, du Criminel de guerre, du Tortionnaire?

Existerait-il une meilleure arme entre les mains de celui que l’indignation déborde?

Nous apprenons que dans la culture irakienne, arabe et musulmane, recevoir un soulier en pleine figure relève de l’insulte grave. Mais même en dehors de son contexte culturel, l’emploi de cet objet humble et quotidien quand il est porté aux pieds, barrière contre la saleté de la rue, lui confère une force hors du commun quand il devient projectile dont le vecteur est la vérité.

Ne faudrait-il pas donc saluer ce geste pour sa grande valeur symbolique? Ne faudrait-il y reconnaître qu’enfin un homme courageux, téméraire, ou tout simplement excédé, parvient à dire tout haut ce que bien des gens de par le monde pensent tout bas?

M. Bush s’est rendu en Irak pour parapher avec le Premier ministre irakien, M. Nouri al-Maliki, l’accord SOFA, qui porte sur l’avenir de l’occupation américaine de ce pays. Comme le criminel revient sur les lieux de son crime.

Pour mémoire, il serait utile de noter qu’on estime à entre 300,000 et un million de citoyens irakiens morts depuis l’invasion de mars 2003; que plus de quatre millions de citoyens irakiens ont fui leur pays. Peut-être c’est pour cela que certains ont cru voir un léger sourire traverser le visage de M. al-Maliki avant qu’il ne se ressaisisse.

« Ceci est un baiser d’adieu de la part du peuple irakien, chien! » M. al-Zaïdi aurait proclamé, lorsqu’il lança le premier soulier.
Bien entendu, des journalistes de la trempe — et de la témérité — de M. al-Zaïdi sont rarissimes.

Qui parmi la gente journalistique — l’auteur de ses lignes s’exprime en connaissance de cause, ayant assisté sans broncher à des conférences de presse de despotes, de menteurs et d’oppresseurs de leur propre peuple — aurait le courage de se déchausser et de viser la tête du serpent, pour ainsi dire?

Chez nous, nos gentils entarteurs risquent des poursuites et des peines d’emprisonnement. Mais à Bagdad, après avoir lancé ses deux chaussures, M. al-Zaïdi fut maîtrisé avec violence, puis sorti encore plus violemment de la salle où la conférence de presse bidon eut lieu.

Il ne faudrait pas trop de fantaisie pour s’imaginer la teneur de l’interrogatoire qui aurait suivi. D’ailleurs, les citoyens de Bagdad, ceux qui avaient bombardé de souliers une effigie de président américain, il y a un mois, se sont rapidement mobilisés pour exiger sa mise en liberté. Ils savent, sans doute, ce dont les forces de sécurité irakiennes, dignes émules de Saddam Hussein, mais formés à la tâche par les artisans de Guantanamo et autres Abu Ghraib, sont capables.

Surtout lorsqu’un invité qu’on ne saurait mécontenter se fait humilier devant les yeux du monde.

Bien entendu, la pratique du métier de reporter est plus hasardeuse en Iraq qu’ailleurs. M. al-Zaïdi le savait. Déjà, les bureaux de la chaîne d’informations en continue arabe, al-Jazeera, ont été détruits deux fois par l’aviation américaine, faisant plusieurs victimes. Un correspondant de cette même chaîne, M. Samy Muhydeen al-Hajj, est toujours détenu dans le bagne de Guantanamo depuis 2001 sans que la moindre accusation ne soit portée contre lui. Il serait étonnant, en tout cas, que M. al-Zaïdi soit relâché avant l’assermentation de M. Barack Obama, le 20 janvier. Pourvu qu’il soit toujours en vie.

Fred A. Reed, journaliste indépendant, est co-auteur d’Iran : les mots du silence.