Polygamie au Canada

2009/01/22 | Par Diane Guilbault

Des accusations de polygamie viennent d’être portées contre deux dirigeants de la secte dissidente mormone installée à Bountiful, en Colombie-Britannique. Cette cause devrait intéresser tous les démocrates qui se préoccupent des droits des femmes.

Il s’agit, en effet, de voir comment nos tribunaux puis, éventuellement, nos élus décideront de faire face à cet autre assaut des fondamentalistes religieux contre des lois démocratiques.

Les deux accusés ont à plusieurs reprises affirmé leur désir de mettre à l’épreuve le système judiciaire, se disant convaincus que leur « pratique religieuse » serait en fin de compte protégée par la Charte canadienne des droits et libertés.

Ne serait-ce que parce que, actuellement, la loi interdit formellement la polygamie, ces poursuites s’imposaient depuis longtemps. Mais à entendre les nombreux commentaires sur le sujet, souvent « très ouverts » vis-à-vis de la polygamie, on doit constater à quel point les enjeux ne sont pas évidents. On réduit le plus souvent la pratique à un simple choix personnel entre deux adultes consentants.

Pourquoi une société soutient-elle plutôt le mariage que la polygamie? La polygamie est-elle susceptible de léser les droits d’une des parties? Cette question de la légalité ou de l’illégalité de la polygamie représente bien plus qu’une question de choix personnel. Ces requêtes nous amènent à examiner les véritables enjeux de société sous-jacents à la polygamie et au mariage.

Les enjeux pour les femmes

La polygamie (1) est illégale dans la plupart des pays développés. Là où elle existe, on observe actuellement une tendance à l’interdire ou, du moins, à ne pas l’encourager, résultat des pressions des Nations Unies et de celles des femmes des pays en cause.

Il est à noter que la polygamie subsiste dans des régions du monde où les femmes ne possèdent aucun droit, où leur taux d’analphabétisme est très élevé et où leur destin consiste à se marier et à donner des enfants au mari.

Ces pays ont en commun de n’offrir à peu près aucun filet de sécurité sociale et les femmes y sont dépendantes de leur mari. À l’opposé, le fait d’avoir plusieurs femmes représente, pour un homme, un signe de puissance et de richesse.

Comme le dit une juriste :

« Il y a clairement un rapport d’appropriation masculine des femmes qui est ici en jeu… la relation polygame renforce symboliquement et en pratique un rapport d’inégalité sexuelle qui conforte des stéréotypes et qui confirme un rapport historique de domination des femmes. Ce n’est pas une institution qui est neutre, ni une diversité culturelle. C’est une institution qui s’établit dans un rapport de forces entre les hommes et les femmes (2). »

Quelques épouses ont peut-être un certain pouvoir informel, mais il est évident que les femmes dans cette situation sont lésées.

Elles n’ont pas de prise sur les décisions du conjoint comme, entre autres, sa volonté de se marier de nouveau. On ne peut parler, dans une union polygame, d’égalité entre les conjoints. Le rapport d’inégalité est tellement fort qu’il s’agit même, selon la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, d’une atteinte à la dignité des femmes :

« Il convient de noter que la polygamie est incompatible avec l’égalité de traitement, en ce qui concerne le droit de se marier. La polygamie est attentatoire à la dignité de la femme, elle constitue un outil inadmissible de discrimination à son égard, elle doit être en conséquence définitivement abolie là où elle existe (3). »

Le mariage : une union entre deux personnes égales en valeur et en dignité

Le mariage est défini comme un contrat entre deux personnes. Depuis les modifications importantes apportées au Code civil du Québec en 1981, il est devenu une union entre deux partenaires égaux qui, de plus, partagent également l’autorité parentale.

Le mariage accorde des droits aux deux conjoints, mais leur reconnaît aussi des obligations qui engagent leurs biens propres : constitution d’un patrimoine familial commun à partager au décès ou en cas de divorce, obligation de fidélité et de secours mutuel, obligation alimentaire au moment d’un divorce, etc.

Les lois sociales se basent également sur le couple. Du côté des droits, le régime de rentes du Québec, l’assurance-automobile et le régime des accidents de travail et des maladies professionnelles prévoient une rente de conjoint survivant lors du décès d’un-e assuré-e.

On considère les crédits de rentes accumulés au régime de rentes du Québec comme des actifs familiaux. Ainsi, l’un des conjoints peut demander un partage de la rente de retraite émise. Lors d’une séparation ou d’un divorce, il peut demander le partage des crédits de rentes accumulés durant la vie commune.

Du côté des obligations, une conjointe ou un conjoint sans emploi ne peut réclamer l’aide fiscale destinée aux personnes à faible revenu ou se qualifier à l’assistance emploi (l’aide de dernier recours) sur la base de son seul revenu propre, c’est-à-dire en faisant abstraction du revenu de son partenaire. Solidarité entre conjoints oblige, c’est le revenu familial qui est considéré.

Autre exemple : un époux ou épouse immigrante qui désire parrainer son conjoint doit s’engager à en assumer l’entière responsabilité financière pendant 3 ans, même si une séparation se produit entre-temps.

Beaucoup de ces droits et obligations jouent un rôle de protection particulièrement important pour les femmes qui, à cause de la maternité, des traditions, du sexisme et des inégalités salariales, sont souvent plus vulnérables financièrement. Pour elles, l’apport économique du conjoint reste significatif.

Dans les sociétés modernes démocratiques, l’arsenal législatif et réglementaire vient en fait reconnaître et soutenir une réalité sociologique où les couples reconnus se composent de deux personnes, et non pas de trois, quatre ou plus. Contrairement à la polygamie, le fait pour l’un des conjoints d’avoir des relations avec deux personnes simultanément, est une raison suffisante pour l’obtention du divorce.

La polygamie : une possibilité au Canada?

Si la polygamie est relativement commune dans certaines parties du monde non occidental, elle ne fait pas partie des traditions canadiennes ou québécoises.

En 1985, au moment des travaux pour modifier la Loi sur le mariage pour permettre les unions entre conjoints de même sexe, plusieurs ont fait valoir que cette modification ouvrait la porte à d’autres modifications substantielles, comme l’autorisation de la polygamie. Voilà ce qu’on peut lire dans le site web du gouvernement fédéral à ce sujet :

« Apporter des modifications législatives au mariage civil pour inclure les unions entre conjoints de même sexe ne signifie-t-il pas que le gouvernement s’engage sur une pente glissante qui pourrait conduire à d’autres modifications touchant entre autres la polygamie?

Non. La Loi restreint spécifiquement la définition du mariage civil à deux personnes, à l’exclusion de toute autre. La polygamie, la bigamie et l’inceste sont des infractions criminelles au Canada et elles le resteront. Le mariage entre conjoints de même sexe affermit l’égalité et la dignité des personnes et fait ainsi avancer les valeurs démocratiques. La polygamie est susceptible d’amoindrir ces valeurs. Ces différences fondamentales justifient un traitement différent et expliquent pourquoi la polygamie continuera d’être interdite par les lois pénales canadiennes (4). »

Malgré cette interdiction légale, la polygamie a pris de l’importance au Canada ces dernières années. L’émergence de groupes religieux dissidents, comme les mormons, et l’augmentation du nombre de musulman-es pratiquant-es leur religion (l’islam) qui autorise la polygamie, sont des facteurs expliquant la croissance visible des unions polygames.

À cela, on peut ajouter l’interprétation actuelle de la liberté de religion par nos tribunaux qui a incité plusieurs procureurs de la Couronne du Canada à ne pas entreprendre de poursuites judiciaires de peur de voir légaliser la polygamie par la Cour suprême au nom de la liberté de religion.

C’est d’ailleurs pour en avoir enfin le cœur net que le Procureur de la Colombie-Britannique, Wally Oppal, a décidé d’aller de l’avant et de porter des accusations contre les polygames mormons de sa province (5).

La justification religieuse

Rappelons qu’au Canada, le mariage est de juridiction fédérale, mais les provinces ont certaines responsabilités en la matière. Ainsi, ce sont elles qui désignent les personnes qui peuvent présider à un mariage.

Dans plusieurs provinces, sinon toutes, on reconnaîtra civilement les mariages célébrés par un ministre du culte, selon certaines conditions minimales. C’est dans ce contexte que des unions polygames ont pu proliférer.

Dans le cas de la secte de Bountiful, les autorités provinciales connaissaient l’existence de ces unions, mais comme elles étaient « bénies » au nom d’une « religion », elles étaient tolérées.

Plusieurs juristes estiment que telle serait la voie privilégiée par la Cour suprême. Force est d’admettre que la Cour suprême a lancé un message extrêmement favorable aux fondamentalistes religieux avec ses décisions sur le kirpan et sur la souccah.

Dans cette dernière cause, le tribunal a statué qu’à partir du moment où un-e croyant-e était sincère, la charte protégeait sa croyance. Dans la décision sur le kirpan, la Cour a tenu à rappeler qu’il ne fallait pas laisser croire que certaines coutumes religieuses seraient moins valables que d’autres… !

Faudra-t-il que nos politiciens invoquent la clause dérogatoire pour maintenir l’interdiction de cette pratique qui va à l’encontre du droit à l’égalité des femmes? Ou peut-on espérer que les juges refassent correctement leurs devoirs pour limiter la liberté de religion dans le respect des lois démocratiques?

Décriminaliser la polygamie pour protéger les femmes ?

Se basant sur le même genre d’argumentation que celle qui réclame la décriminalisation de la prostitution, soit qu’« il faut protéger les femmes qui sont dans cette situation », des chercheur-es ont publié des articles en faveur de la décriminalisation de la polygamie (6).

On voudrait même que, au décès du mari, toutes ses épouses puissent recevoir la pension de conjoint survivant. Cette décision sous-entendrait une reconnaissance implicite de ces unions.
Les tenants de cette position argumentent que, même dans un contexte de décriminalisation, on pourrait restreindre le nombre d’unions polygames en évitant l’immigration de familles polygames.

Mais à partir du moment où la pratique est décriminalisée, on ne pourra éviter que se poursuive cette exploitation des femmes parmi la population déjà sur le territoire.

Pis encore, quel message lancerons-nous aux femmes qui luttent contre la polygamie ailleurs dans le monde, si un pays comme le Canada, un modèle (jusqu’à présent) en matière d’égalité des femmes, se met à tolérer cette pratique?

Les femmes qui sont mariées à un époux polygame ne sont pas elles-mêmes des polygames puisqu’elles n’ont qu’un mari. On ne peut donc pas les poursuivre, et aucun emprisonnement ou expulsion du pays, s’il s’agit d’une immigrante, ne saurait se justifier.

Dans le cas où le mari décède ou les répudie, ces épouses non reconnues pourraient se qualifier, comme les autres mères seules, au soutien de l’État, tout comme leurs enfants.

La protection de ces femmes n’est donc pas une raison suffisante pour justifier la reconnaissance de cette pratique rétrograde. Les programmes sociaux existants devraient limiter les conséquences négatives. Quelques-unes trouveront peut-être qu’il y a un prix à payer, mais c’est la seule façon d’éviter que des milliers d’autres se retrouvent un jour dans cette situation.

On doit mettre un point final à la polygamie. La cause de la secte de Bountiful en est l’occasion.


L’auteure est collaboratrice de Sisyphe


Notes

1. On devrait plutôt parler de polygynie, l’union d’un homme avec plusieurs épouses ; le contraire, la polyandrie, est extrêmement rare.
2. Polygamie : Criminalisation ou légalisation ? Allocution d’Andrée Côté, Directrice, Affaires juridiques, Association nationale Femmes et Droit, document PDF, consulté le 14 janvier 2009.
3. Ibid.
4. www.justice.gc.ca, consulté le 14 janvier 2009.
5. The Globe & Mail, consulté le 15 janvier 2009.
6. usherbrooke.ca, document PDF, consulté le 16 janvier 2009.