Réapproprions-nous notre eau, notre énergie et nos forêts

2009/02/18 | Par Marc Laviolette et Pierre Dubuc

À St-Prime au Lac Saint-Jean, la compagnie AbitibiBowater exige de ses 85 employés, sous menace de fermeture de son usine de bois d’ingénierie, qu’ils produisent 160 000 pieds de bois par quart de travail. S’ils ne réussissent pas à le faire, ils doivent continuer à travailler sans être payés, même si la cause de leur incapacité à atteindre l’objectif fixé résulte de bris d’équipements désuets.

Ce chantage éhonté émane de la plus grosse entreprise de papier journal en Amérique du Nord avec des actifs de plus de 10 milliards. Fruit de la fusion de la canadienne Abitibi-Consolidated et de l’américaine Bowater réalisée le 29 octobre 2007, la nouvelle entreprise a hérité de 6 milliards de dettes et doit rembourser cette année 700 millions en intérêts.

Pour faire face à ses obligations financières, AbitibiBowater procède à une liquidation d’actifs. La plupart de ses papetières n’ayant pas été modernisées, les actifs les plus intéressants demeurent les installations hydro-électriques alimentant ses usines. C’est le cas en Ontario, mais également au Québec où la rumeur veut que la compagnie procède à la vente de barrages d’une capacité de 385 mégawatts et dont la valeur serait de 1,5 milliard $.

Tout aux actionnaires et aux dirigeants

AbitibiBowater est un géant de la forêt. L’entreprise possède 27 usines de pâtes et

papiers et 34 usines de produits du bois aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Corée du Sud. Au cours des ans, les deux entités, Abitibi et Bowater, ont avalé au Québec leurs concurrents Price Brothers, Consolidated-Bathurst, Roger Stone, Canadian Pacific, Donohue, si bien que la compagnie possède des droits de coupe au Canada sur un territoire égal à trois fois la superficie du Nouveau-Brunswick.

Un peu plus de 50 % du papier journal produit en Amérique du Nord sort des usines d’AbitibiBowater, mais sa consommation est en chute libre avec notamment la réduction des tirages des grands quotidiens.

Le plus grave problème d’AbitibiBowater réside dans la vétusté de la plupart de ses usines, les deux entreprises ayant préféré par le passé verser leurs plantureux profits en dividendes à leurs actionnaires et en bonis à leurs dirigeants – John W. Weaver a touché 48 millions lors de son départ à la retraite au mois de juin 2008 –  plutôt que de moderniser leurs équipements.

Aujourd’hui, la papetière est aux prises avec d’insolubles problèmes d’endettement et est en voie de passer sous le contrôle du hedge fund Steelheard Partners de Seattle qui est devenu le principal actionnaire avec près de 15 % des actions.

L’exemple de Dany Williams

En Ontario, AbitibiBowater a un acheteur pour les 137 mégawatts de ses installations d’Iroquois Falls et Fort Frances, mais l’entreprise torontoise Brookfield Asset Management n’est pas intéressée à vendre l’électricité pour alimenter les papetières reliées à ces installations. Elle sait qu’elle peut obtenir beaucoup plus en vendant l’électricité sur le marché de l’énergie.

Toutefois, l’approbation de la ministre ontarienne des Ressources naturelles, Donna Cansfield, est nécessaire pour le transfert des droits d’hydro-électricité. Si elle refuse, AbitibiBowater menace de se placer sous la loi sur les arrangements avec les créanciers et de procéder à une vente de feu et à la fermeture des papetières dont dépendent plus de 1 000 travailleurs du Nord de l’Ontario.

En réaction à ce chantage, les travailleurs ontariens exigent de la ministre qu’elle suive l’exemple du premier ministre terre-neuvien Dany Williams qui a exproprié les actifs hydro-électriques et les droits de coupe d’AbitibiBowater en réponse à la décision de la compagnie de fermer son usine de Grand-Falls-Windsor.

Dany Williams a justifié son geste en disant qu’AbitibiBowater « avait renié l’esprit de l’entente de 1905 qui cédait ces droits à l’ancêtre de la papetière en échange de sa contribution au développement économique au profit des habitants de la province ». Le premier ministre terre-neuvien a décrété que le cabinet avait le droit de fixer unilatéralement le montant des compensations accordées à la compagnie.

Le contre-exemple de Raymond Bachand

Au Québec, AbitibiBowater possède sept usines et scieries au Saguenay-Lac-Saint-Jean dont les installations hydro-électriques ont une capacité totale de 175 mégawatts, alors que celle de Baie-Comeau a une capacité de 350 mégawatts. Précisons que cette dernière appartient à 40 % à Alcoa.

Déjà, des vautours sont aux aguets pour dépecer les actifs de la compagnie et mettre la main sur les installations hydro-électriques. Si les propriétaires privés de petits barrages comme Innergex, Boralex, Kruger et Hydroméga rôdent dans les parages, ce n’est certes pas dans le but de continuer à alimenter les papetières en électricité. Leurs intentions ressemblent plus à celles de Brookfield en Ontario.

Rio Tinto Alcan et Alcoa sont aussi intéressés par les installations situées près de leurs usines au Saguenay et sur la Côte-Nord et Alcan mise sur la présence au conseil d’administration d’AbitibiBowater de deux de ses anciens p.d.-g., Jacques Bougie et Dick Evans.

AbitibiBowater ne peut céder, transférer ou autrement aliéner les droits qui lui ont été consentis à moins d’avoir obtenu l’autorisation du gouvernement, mais l’attitude du gouvernement dans le cas de la fermeture de l’usine de Donnacona d’AbitibiBowater au début du mois de décembre 2007 n’a rien de rassurant.

Le ministre responsable du Développement économique, Raymond Bachand, a alors admis que le gouvernement avait sacrifié la relance de l’usine de Donnacona en échange de la promesse de la compagnie de maintenir ses activités aux usines de Dolbeau et de Grand-Mère.

Par ce geste, le gouvernement autorisait AbitibiBowater à se désengager de son obligation d’exploiter de façon continue l’usine de Donnacona jusqu’en 2011. Cette obligation avait été contractée en 1998 en échange d’un investissement de 36 millions de dollars dans l’usine pour sa modernisation par la Société de développement industriel du Québec.

Prendre la Finlande comme modèle

Les effets dévastateurs du contrôle étranger sur la forêt, une de nos principales ressources qui génère plus de 100 000 emplois au Québec, sont mis en lumière lorsqu’on compare notre situation à celle de la Finlande.

Dans un dossier publié dans le magazine Report on Business du Globe and Mail (décembre 2007), le journaliste Konrad Yakabuski soulignait que la Finlande, un pays plus petit que le Québec avec à peine 5,3 millions d’habitants et où les arbres ne poussent pas plus vite qu’ici, comptait trois entreprises parmi les dix géants de l’industrie forestière mondiale.

Le Canada, rappelle le journaliste, est toujours le plus grand producteur de papier journal au monde, mais à peine 7 % de ses moulins à papier sont dans le quartile le plus productif. Pour la pulpe, c’est un tiers des moulins. C’est au Québec et en Ontario où se retrouvent la grande majorité de ces entreprises.

Yakabuski souligne qu’une des trois plus grandes entreprises de construction de machine à papier est finlandaise. La plus grande entreprise de produits chimiques entrant dans la fabrication du papier est également finlandaise, tout comme la plus grande firme de consultants de l’entreprise forestière et la plus grande entreprise qui produit les machines d’abattage dirigées par ordinateur.

Au Canada, il n’y a même pas d’entreprise de fabrication de machines à papier, ni d’entreprise de produits chimiques pour le papier.

Pour la nationalisation des barrages

En l’absence d’une véritable politique forestière, on a laissé les entreprises, en majorité étrangères, pratiquer une politique de pillage caractéristique de l’exploitation du tiers-monde et de chantage auprès des ouvriers, comme c’est le cas à St-Prime.

Aujourd’hui, AbitibiBowater veut disposer à son propre profit des barrages qui n’ont pas été inclus dans la nationalisation de l’électricité en 1962, tout comme ceux de l’Alcan, parce qu’ils étaient affectés à un projet industriel bien précis. Le gouvernement doit intervenir et empêcher de le faire.

Si AbitibiBowater veut s’en départir, les installations hydro-électriques doivent être nationalisées et servir de leviers pour le développement d’une véritable politique énergétique et forestière.

Marc Laviolette et Pierre Dubuc
Respectivement président et secrétaire du SPQ Libre