Les jeunes et l’anglais

2009/03/16 | Par Charles Castonguay

Il n’y a rien de plus démoralisant pour qui a le français à cœur que de se faire dire que les jeunes sont passés à l’anglais. Une publication récente du Conseil supérieur de la langue française a produit des échos de ce genre. Intitulée « Le français et les jeunes », l’étude de la sociologue Nathalie St-Laurent cherche à repérer les perceptions et attitudes linguistiques des jeunes Québécois âgés de 25 à 34 ans. Les réactions à son étude me paraissent par trop pessimistes, du moins celles que j’ai lues jusqu’ici.

Le chroniqueur Michel David a donné le ton dans Le Devoir du 27 mai dernier. Sous le titre « La langue de demain », il qualifie de déprimant ce que l’étude raconte sur la langue de travail, citant à témoin l’extrait suivant : « peu de jeunes remettent vraiment en question la grande présence de l’anglais dans le milieu du travail québécois, la plupart semblant au contraire l’accepter assez facilement. Pour eux, l’usage de l’anglais est un incontournable dans le milieu du travail. C’est LA langue du commerce, des affaires, la langue internationale, celle qui ouvre toutes les portes. »

Le constat de l’auteure est en fait plus nuancé. Quantité de ses observations vont à l’encontre d’une abdication des jeunes travailleurs en faveur de l’anglais, impression que laisse David.

Par exemple : « Pour les jeunes, certaines situations de communication sont plus cruciales que d’autres. [Elles] doivent se dérouler obligatoirement avec une prédominance du français et revêtent un caractère sacré , essentiel [comme] signer un contrat de travail en français [et] communiquer en français avec les ressources humaines […] Pour la majorité d’entre eux […] tout ce qui peut avoir une incidence importante sur leur travail (notes de service, directives ou information internes [etc.]) devrait être préférablement en français […] un français de qualité et non une simple traduction pouvant comporter des imprécisions et entraîner des malentendus […] L’usage de l’anglais dans d’autres situations de communication qu’ils jugent moins fondamentales importe beaucoup moins à leurs yeux. [Celles] dans lesquelles l’investissement identitaire des jeunes travailleurs est plus important ne tolèrent aucun compromis sur la prédominance du français […] L’utilisation de l’anglais au travail est acceptée […] essentiellement pour des raisons d’efficacité, et en particulier […] dans le contexte de la mondialisation : relations avec les clients et les fournisseurs étrangers, relations avec le réseau transnational de l’entreprise, outils de travail et documentation provenant de l’extérieur du Québec, etc. »

David malmène aussi l’étude en ce qui a trait à la langue commune ailleurs qu’au travail : « Pour eux [les jeunes], écrit-il, il ne semble pas évident que le français doive être la langue de convergence. En particulier pour les jeunes de la région de Montréal, cela peut tout aussi bien être l’anglais. » À l’appui de cette généralisation il offre la citation suivante : « Pour nombre de jeunes qui sont parfaitement bilingues ou multilingues, la question de la langue d’accueil et de service n’est pas une source de tension […] ils s’adressent tout simplement en anglais à leur interlocuteur si celui-ci maîtrise mal le français. »

Or, « nombre de » veut simplement dire « plusieurs ». L’extrait retenu ne signifie donc pas que la plupart passent à l’anglais quand la communication en français est boiteuse. En outre, seulement une minorité de jeunes sont de parfaits bilingues.

Quant à la métropole, l’étude affirme : « Pour de nombreux jeunes, ceux de la région de Montréal en particulier, le français et l’anglais constituent les langues par lesquelles la communication entre personnes de groupes linguistiques différents est possible. »

Ici encore, St-Laurent ne soutient pas que pour la plupart des jeunes Montréalais, l’anglais pourrait tout aussi bien que le français servir de langue commune. En fait, elle n’affirme nulle part que pour une majorité de jeunes, « il ne semble pas évident que le français doive être la langue de convergence », comme le laisse entendre David.

Au contraire, l’étude donne plutôt à penser que pour la majorité, le français n’est jamais entièrement facultatif. Par exemple : « La plupart des jeunes […] manifestent une préférence marquée pour le français comme principale langue d’accueil et de service dans les commerces et institutions publiques. Lorsqu’ils sont en situation concrète cependant, ils sont relativement ouverts à ce que l’anglais soit présent. [Ils] sont en effet assez compréhensifs si leur interlocuteur ne maîtrise pas bien le français et acceptent assez facilement de s’adapter à l’autre en optant pour l’anglais si celui-ci manifeste une ouverture à l’égard du français » (c’est nous qui soulignons).

St-Laurent conclut : « Les jeunes sont majoritairement d’accord : l’absence totale du français à la fois dans la langue d’accueil et de service est inacceptable. Et surtout, ils trouvent intolérable le fait qu’on refuse de les servir en français s’ils le demandent, ce qu’ils considèrent comme de la mauvaise volonté de la part de l’autre, comme du mépris à l’égard des francophones. »

David a de toute évidence forcé la note. Il en remet dans sa chronique du 22 novembre. Sous le titre « Les raisins de la colère », il insiste sur « l’apathie de la population face à la situation du français » et rappelle, de façon lapidaire, ce qu’il a vu dans l’étude du CSLF : « Pour la jeune génération […] il n’est pas évident que le français doive être la langue de convergence. » De quoi convaincre Mme Marois d’éviter de parler du français durant le débat des chefs qui a eu lieu trois jours plus tard.

Le spin démobilisateur que David imprime à l’étude de St-Laurent conduit Christian Dufour, dans son récent livre, Les Québécois et l’anglais, à commenter la même publication sur un ton également pessimiste : « Globalement [il s’en dégage] un portrait clairement inquiétant de la situation [qui] confirme d’autres informations circulant sur le même sujet […] si le mouton canadien-français semble de retour, la situation apparaît tout particulièrement inquiétante chez certains membres de la jeune génération […] s’il n’est jamais agréable de critiquer la jeunesse, osons dire qu’une partie de cette gentillesse, ouverture et tolérance exceptionnelles dont on la félicite souvent, n’est que la dernière version d’une abdication identitaire n’augurant rien de bon pour l’avenir. »

À son tour, dans Le Devoir du 9 novembre Louis Cornellier retient ceci du livre de Dufour : « Selon une récente étude du Conseil supérieur de la langue française, les jeunes francophones québécois […] ont tendance, par souci de bonne entente, à opter pour l’anglais comme langue de travail et de conversation dès qu’ils entendent un accent autre que typiquement québécois. »

Avant de formuler des simplifications trop sommaires, mieux vaudrait se pénétrer aussi du fait qu’il s’agit seulement d’une étude de nature exploratoire, menée au moyen de groupes de discussion formés de jeunes qui n’ont pas été choisis au hasard.

Étude, donc, qui est peut-être susceptible de nous renseigner sur les perceptions et attitudes linguistiques dans toute leur diversité, mais à partir de laquelle il est périlleux de porter un jugement global sur « la jeune génération » à la manière de David.

L’auteure multiplie elle-même les affirmations portant sur « les jeunes » sans rappeler qu’il s’agit de « ses » jeunes, c’est-à-dire d’un échantillon qu’elle et ses collaboratrices ont pu recruter on ne sait trop comment. Par conséquent, sur le plan statistique ils ne représentent qu’eux-mêmes, pour ainsi dire, et non pas l’ensemble des Québécois âgés de 25 à 34 ans.

Il ne suffit pas que l’auteure signale une fois ces limites dans sa section méthodologie, fût-ce en gras : « cette méthode d’enquête ne nous permet pas d’extrapoler les résultats obtenus à l’ensemble de la population des jeunes Québécois de ce groupe d’âge ».

Semblable mise en garde aurait dû figurer dans l’introduction comme dans la conclusion, de même que dans le communiqué annonçant la parution de l’étude, avec un rappel explicite du type « Étude exploratoire » dès la page couverture.

Notons encore que ce mode d’investigation prête flanc à des effets de groupe. En l’occurrence, chaque groupe de discussion qui comprenait des francophones en comptait au plus cinq ou six mais, aussi, au moins un anglophone et au moins un allophone qui parlaient bien le français. Ce qui a vraisemblablement eu pour effet de susciter de la part des francophones des opinions plus accommodantes qu’autrement. 

L’Institut du Nouveau Monde tiendra un forum les 3 et 4 avril prochains sur la situation du français. L’une des séances portera sur « Les Québécois et leur rapport à l’anglais ». Souhaitons que les intervenants aient fait au préalable une lecture attentive de l’étude de St-Laurent. Et gare aux généralisations sur « les jeunes » qui ne sont pas fondées sur un solide échantillon aléatoire!