Un syndicat au cœur de la crise

2009/03/19 | Par Pierre Dubuc

Quand j’ai rencontré Michel Ouimet, l’industrie forestière et papetière au Québec tremblait devant la menace que le géant Abitibi-Bowater se place sous la loi sur les arrangements avec les créanciers. Si cette compagnie tombe en faillite, c’est 7 600 travailleurs et plus de 8 900 retraités qui seraient affectés. « On est assis sur le bout de notre chaise. Déjà, la moitié des scieries et des papetières sont fermées », de dire le vice-président du SCEP-FTQ qui craint que le désastre de Lebel-sur-Quévillon s’étende à d’autres villes-ressources au Québec.

Michel Ouimet a l’habitude d’être au front. Son syndicat, comme son sigle le proclame, a des membres dans les secteurs des communications, de l’énergie et du papier. En effet, le SCEP a été sur la sellette au cours des dernières années avec la fermeture de l’usine de la Goodyear à Valleyfield, les multiples changements chez Bell Canada et, plus récemment, le conflit chez Petro-Canada qui s’est terminé par une étincelante victoire après treize mois de lock-out.

Une catastrophe sociale

Mais aujourd’hui, c’est le secteur du papier qui préoccupe cet ancien technicien en informatique chez Bell. AbitibiBowater a une dette monstrueuse de 6 milliards de dollars dont 347 millions venant à échéance le 30 mars 2009. Plutôt que de chercher un refinancement auprès des pouvoirs publics comme l’industrie automobile, la compagnie semble vouloir préférer la liquidation d’actifs, c’est-à-dire la vente d’installations hydro-électriques en Ontario et au Québec, ce qui aurait pour effet de rendre non-concurrentielles les usines qui y sont rattachées.

Finalement, c’est Hydro-Québec qui est venu à la rescousse d’AbitibiBowater en achetant pour 615 millions de dollars la part de la compagnie dans la centrale hydroélectrique de Manicouagan sur la Côte-Nord. Les travailleurs et la communauté de Baie-Comeau ont approuvé cette transaction puisque la compagnie s’est engagée à investir 100 millions de dollars dans l’usine à même les bénéfices de la vente.

Les syndicats soupçonnent AbitibiBowater de vouloir profiter de la récession pour fermer des usines étant donné la baisse structurelle de la demande de papier journal en Amérique du nord et le déplacement de la production vers l’Amérique latine et l’Asie.

Tout cela se déroule au moment où les conventions collectives viennent à échéance le 30 avril 2009. Ne pouvant ignorer le poids considérable que représente AbitibiBowater dans le secteur des pâtes et papiers avec ses onze usines et ses 5 000 travailleurs syndiqués au SCEP dans l’est du pays, le syndicat a choisi d’en faire la compagnie cible pour établir le « modèle » de négociation pour l’industrie.

AbitibiBowater a demandé une prolongation d’un an de la convention collective, mais le SCEP est réticent à accepter cette offre. Il a conclu en juillet dernier dans l’ouest du pays une entente fort avantageuse - avec des augmentations salariales supérieures à 2 % à chacune des quatre années de la convention collective -  avec la compagnie Canfor Pulp, entente qui a été appliquée, en vertu de la stratégie du « modèle », à toute l’industrie dans l’Ouest.

Le SCEP a toujours eu une convention modèle dans l’Ouest et une autre dans l’Est du pays, sans grande disparité entre les deux, et reporter la négociation avec AbitibiBowater risquerait de creuser un écart entre les deux.

Cependant, personne ne nie que le contexte est extrêmement défavorable dans l’est du pays. « En  plus des difficultés financières d’Abitibi, il y a la hausse du dollar canadien, l’entente sur le bois d’œuvre, l’augmentation du prix du pétrole, la réduction des droits de coupe qui rendent nos usines moins concurrentielles, de même que la chute de la demande avec la crise », d’ajouter Michel Ouimet.

On sent que le leader syndical a été très affecté par la fermeture de l’usine de la Domtar à Lebel-sur-Quévillon après un lock-out de trois ans. « On a tout fait pour essayer de relancer l’usine, puis pour reclasser les travailleurs. On a voulu rediriger des travailleurs vers les mines. On a poussé pour qu’ils aient accès à la formation nécessaire. Mais les mines ferment! Il est clair que les CAMO - les Comités d’adaptation de la main-d’œuvre - sont insuffisants. Nous faisons face à une véritable catastrophe sociale. »

Pour empêcher d’autres drames semblables, le SCEP a déjà fait beaucoup, localement, afin d’aménager de nouvelles pratiques pour baisser les coûts de production, mais il n’est pas question de s’attaquer aux conditions prévues par la convention modèle.

Une belle victoire chez Petro-Canada

Malgré les assauts brutaux de la compagnie, une chose est certaine, c’est que le principe de la négociation d’un contrat modèle a tenu le coup chez Pétro Canada. Michel Ouimet n’en est pas peu fier.

« C’était un lock-out sauvage d’une compagnie multimilliardaire. Mais la compagnie a frappé tout un nœud. Nous avons obtenu un très bon règlement après treize mois de lock-out, un règlement qui maintient les éléments clés de la convention modèle, un règlement ratifié par 94,6 % de nos gars », a souligné M. Ouimet.

Peu avant le déclenchement du conflit, la compagnie avait fait la « promotion » d’une vingtaine d’employés à des postes de cadres pour pouvoir les utiliser comme « scabs » et, au cours du conflit, elle a obtenu de nombreuses injonctions contre les lock-outés.

L’arrogance de Petro-Canada a été sans bornes. Au centième jour du conflit, le personnel de direction a même organisé une fête costumée pour narguer les travailleurs.  « Même les cadres ont trouvé que ça n’avait pas de bon sens », a appris Michel Ouimet.

L’objectif implicite de la compagnie était de mettre le syndicat à sa main avant de procéder à des investissements majeurs dans le cadre du projet qui devait acheminer à Montréal du pétrole en provenance des sables bitumineux de l’Alberta. Mais, avec la chute des prix du pétrole et le contexte économique actuel, le projet a été reporté.

Le seul regret de Michel Ouimet dans ce conflit est d’avoir dû abandonner les recours juridiques contre les briseurs de grève. « D’autre part, la compagnie nous accusait d’avoir violé à plusieurs reprises les injonctions et, comme il arrive souvent à la conclusion d’une entente, chaque partie a convenu de laisser tomber ses poursuites judiciaires. »

Faire face à l’anti-syndicalisme de Bell

Le SCEP représente aussi les employés de Bell Canada où l’anti-syndicalisme de la compagnie a forcé le mouvement syndical à faire preuve de beaucoup d’imagination au cours des dernières années.

On se rappellera qu’en 1999, pour contourner l’application de l’équité salariale, Bell avait profité d’un trou dans le code du travail québécois pour transférer les emplois des téléphonistes à sa filiale américaine Nordia - détenue en partenariat avec l’américaine Excell Global Services - sans obligation de maintenir le syndicat et la convention collective.

La loi permettait alors qu’une entreprise de juridiction fédérale comme Bell puisse céder une partie de ses activités à une entreprise de compétence provinciale comme Nordia, sans que cette dernière soit liée par l’ancien contrat de travail et l’ancienne accréditation. Bell avait ainsi congédié 1500 téléphonistes. Les femmes qui ont accepté, par la suite de travailler chez Nordia se sont retrouvées avec une baisse de salaire de 50 % et sans avantages sociaux par rapport à ce que les téléphonistes syndiquées recevaient. Le SCEP a bien tenté de syndiquer ces nouvelles compagnies, mais c’est extrêmement difficile de le faire en raison d’un taux de roulement phénoménal au sein de ces entreprises.

Aujourd’hui, Bell s’attaque aux employés de bureau en délocalisant leur emploi en Inde, nous explique Michel Ouimet. Ce qui est d’autant plus choquant, car ces employés ont fait de nombreux efforts pour ramener leurs conditions de travail au niveau du marché. Mais pour Bell, il semble que ce ne soit jamais assez. Dans ce contexte de menaces de sous-traitance outremer, il faut tout faire pour maintenir les emplois au Québec tout en conservant les accréditations syndicales.

Et Bell n’a jamais de cesse d’attaquer les droits de ses travailleurs. Par exemple, en 1996, lorsque la compagnie a voulu se départir de ses 850 techniciens résidentiels. Le Fonds de solidarité de la FTQ avait alors créé l’entreprise Entourage pour les embaucher. Les techniciens avaient vu leur salaire horaire chuter de 24 $ à 17 $, mais avaient réussi à maintenir leur accréditation syndicale au SCEP et surtout, à conserver leur emploi.

En 1999, Entourage a été cédé par le Fonds à Adrien Pouliot. Bell en détenait 25 % des actions.  Plus tard, Bell a rapatrié Entourage dans son girond. « J’étais extrêmement content de voir disparaître les camions jaunes d’Entourage et qu’Entourage redevienne une filiale de Bell », de raconter Michel Ouimet.

Plus récemment encore, elle a cherché à confier à la sous-traitance le travail de 500 autres techniciens d’Expertech au Québec et plus de 1 000 en Ontario. « Les camions du sous-traitant étaient achetés. Nous avons réussi in extremis à contrer Bell, mais nous avons dû accepter des concessions de l’ordre de 15 % à 20 % afin de sauver les emplois des techniciens dont des centaines étaient à la veille de prendre leur retraite », précise Michel Ouimet.

Un autre objectif auquel tenait l’ancien technicien de Bell devenu vice-président exécutif du SCEP au Québec était de regrouper au sein d’un même syndicat ses membres et ceux de l'Association canadienne des employés en télécommunications (ACET), un syndicat indépendant. Cette fusion s’est concrétisée en octobre 2007. L'ACET représentait alors 12 000 employés de bureau et des ventes au Québec et en Ontario travaillant directement chez Bell ou encore dans les compagnies que cette dernière contrôle.

« Nous avons tentés à plusieurs reprises de marauder l’ACET, mais sans succès. Ce n’est pas facile de faire signer plus de 6 000 cartes d’adhésion. C’est ce qui fait que nous avons finalement choisi de discuter. Nous avons donc pris contact avec la direction de l’ACET et entrepris de longues négociations qui ont débouché sur une entente. La fusion a été acceptée par 87 % des membres », de nous dire un Michel Ouimet, fier de la réalisation de ce rêve qu’il caressait depuis ses tous débuts de syndicaliste, il y a 30 ans.

Cette unité des employés de Bell, enfin tous regroupés dans le même syndicat, sera nécessaire pour faire face à un employeur dont la vente à Teacher’s vient d’échouer et qui fait face à la concurrence de plus en plus agressive de Videotron.

« J’ai rencontré à plusieurs reprises Michael Sabia l’ancien p. d.-g À chaque occasion, je lui ai répété qu’il fallait améliorer le service, qu’il fallait revenir à des voix humaines. Mais sans succès », de nous confier Michel Ouimet.

Il faut espérer que la concurrence rendra la nouvelle direction plus sensible à ces arguments et qu’elle comprendra que les multiples restructurations, délocalisations et sous-traitances ont insécurisé les travailleuses et les travailleurs et sont responsables d’un service pitoyable qui fait fuir les clients. C’est le message que livrera encore une fois Michel Ouimet la prochaine fois qu’il rencontrera la nouvelle direction de Bell.