Le prix Richard-Arès à Noir Canada

2009/06/12 |
L'auteur est professeur au département de philosophie de l'Université de Montréal et membre du jury du prix Richard-Arès 2008. Nous reproduisons ici son allocution prononcée lors de la remise du prix le 10 juin 2009.

Le prix Richard-Arès pour le meilleur essai de 2008 est attribué à Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher pour l’ouvrage Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, paru chez Écosociété l’an dernier. Le jury a unanimement estimé que cet ouvrage devait être salué à cause de son impact majeur sur la société québécoise.

Noir Canada, c’est un ouvrage de 350 pages, constitué d’un appareil de notes imposant de plus de 1200 entrées. Le livre permet au lecteur de se familiariser avec une littérature abondante mettant en cause certaines entreprises aurifères canadiennes qui se sont engagées dans le développement minier en Afrique. C’est un ouvrage universitaire, mais destiné à un large public, qui décrit le rôle destructeur de plusieurs grandes sociétés minières canadiennes en Afrique et il analyse l’impunité qui leur est accordée par le gouvernement canadien.

Photo: Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher

Ces entreprises, qui exploitent les terres du Congo oriental, du Lesotho, de la Tanzanie, du Mali, du Ghana, du Soudan et d’autres pays d’Afrique, le font avec la complicité des pouvoirs locaux, mais aussi très souvent au détriment des populations locales. Elles ont accumulé des profits colossaux suite à des investissements atteignant 14 milliards de dollars en 2010.

La documentation consultée tend à montrer que les entreprises canadiennes sont compromises plus ou moins indirectement, par leur silence complice ou par leur implication active, dans des déplacements violents de population, dans le démembrement d’entreprises locales, dans la désolation et la pollution des territoires et dans des activités qui ont des conséquences nuisibles pour la santé des populations. Elles prennent possession, grâce à des contrats léonins, de gisements ou de mines sur des territoires nationaux africains, et les pays concernés obtiennent en échange des sommes provenant du fonds monétaire international.

Le Canada accueille plusieurs de ces entreprises sur son territoire. En effet, la moitié des entreprises engagées dans le développement minier ou pétrolier en Afrique sont canadiennes ou sont cotées en bourse au Canada. Le Canada est donc massivement présent au sein des pays d’Afrique. Il est aussi un paradis judiciaire pour les compagnies pétrolières et minières. Celles-ci sont à l’abri de toute poursuite juridique au Canada.

Les auteurs se sont appuyés sur des sources gouvernementales, sur des sources en provenance des Nations unies, ainsi que sur des informations issues d’ONG telles que Human Rights Watch. Ils se sont appuyés sur des enquêtes universitaires et journalistiques, sur les témoignages recueillis auprès des populations oeuvrant sur le terrain, mais aussi sur des études, rapports ou documents en provenance d’un très grand nombre d’autres sources. Plusieurs journaux tels que Le Monde, Le Monde diplomatique, Le Devoir et France Culture ont estimé que Noir Canada était un ouvrage essentiel.

L’ouvrage a eu un impact majeur sur la société québécoise. Comme chacun sait, immédiatement après la publication du livre le 15 avril 2008, la multinationale canadienne Barrick Gold a déposé, au Québec, une action en justice et elle réclame des auteurs, du conseil d’administration et de l’éditeur 5 millions de dollars pour dommages moraux compensatoires et 1 million $ à titre de dommages punitifs, pour un total de 6 millions $.  Quelques mois plus tard, la compagnie Banro emboîtait le pas et choisissait de poursuivre elle aussi Écosociété et les auteurs de Noir Canada en Ontario, en réclamant 5 M$. Écosociété et les auteurs de Noir Canada font donc face à deux poursuites bâillon, initiées par deux minières canadiennes, sous deux systèmes de justice différents totalisant la somme de 11 millions $.

Plusieurs organismes et personnes ont aussitôt réagi face à une telle attaque contre la liberté de recherche universitaire, la liberté d’expression et le droit du public à l’information. Plus de 60 éditeurs en provenance de trente pays ont déclaré leur appui à l’éditeur et aux auteurs. Les auteurs ont vendu environ 5000 copies de leur ouvrage. Écosociété a recueilli 12000 signatures individuelles d’appui. Elle a reçu des appuis de l’association des libraires du Québec, de la centrale des syndicats du Québec, de la fédération nationale des enseignants et enseignantes du Québec, de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université, de l’Union des écrivains du Québec, de la société  de développement des périodiques québécois et du syndicat de la fonction publique du Québec. Au total, c’est plus d’une centaine d’organisations québécoises diverses provenant de tous les coins de la société qui appuient Écosociété et les auteurs de Noir Canada.

Les appuis de personnalités bien connues sont également très nombreux, incluant notamment Frédéric Back, Noam Chomsky, Françoise David, Richard Desjardins, Julius Grey, Amir Khadir, Naomi Klein, Jacques Lacoursière, Georges Leroux, Avi Lewis, Yann Martel, Ricardo Petrella, Hubert Reeves et Daniel Turp.

Des valeurs importantes défendues au sein de la société québécoise sont en cause avec cette poursuite pour atteinte à la réputation. En plus de s’en prendre à la liberté d’expression, à la liberté académique et au droit du public à l’information, Barrick Gold nuit considérablement à la qualité de la vie démocratique, en l’occurrence à la démocratie délibérative. Mais il y a un autre enjeu de taille, qui est aussi très important pour le Québec et qui ne concerne pas cette fois-ci que la poursuite bâillon dont Écosociété fait l’objet. Il s’agit d’un enjeu soulevé par le propos même de l’ouvrage. Même s’il est question des pays d’Afrique, le livre soulève la problématique du droit de tous les peuples à l’autodétermination. Il nous aide à comprendre que celle-ci ne doit pas être entendue seulement au sens culturel.

Les peuples ont le droit à un développement égal, ils ont le droit au développement de leur territoire. Ils ont aussi un droit de propriété sur leurs propres ressources naturelles de la même manière que les personnes ont un droit de propriété sur leurs propres talents. Ces ressources sont des «biens publics» et ne sont pas la propriété des dirigeants qui s’emparent du pouvoir. Toute vente à des intérêts privés devrait alors faire l’objet  d’un accord de la part de la population. Ces droits sont possédés par les peuples et non par les États qui les représentent.Le livre montre à quel point ces droits sont bafoués au profit d’entreprises et aux dépens des populations locales.

Ce sont là des enjeux importants que nous avons nous-mêmes vécus au Québec et qui ont notamment été soulevés par la coalition Eau-secours. L’eau est notre propriété collective et ne doit pas être cédée à des intérêts privés sans une consultation menée auprès de la population. Au Québec aussi, il nous faut protéger le droit collectif du peuple québécois et des peuples autochtones au développement de leur territoire. Il nous faut protéger leur droit à un développement égal et le droit de propriété à l’égard de leurs ressources naturelles.

C’est donc autant sur le plan théorique que sur le plan politique que l’ouvrage Noir Canada a joué un rôle décisif dans la société québécoise. Certes, les auteurs du livre ont attiré beaucoup de sympathie à cause de la poursuite de Barrick Gold et le succès en librairie de Noir Canada s’explique en partie à cause de cette poursuite. Mais si nous célébrons cet ouvrage aujourd’hui, c’est parce les projecteurs médiatiques ont permis aussi de nous rendre compte des qualités intrinsèques du livre.

Si autant de gens et d’organismes se sont rangés aux côtés d’Écosociété, c’est parce que le livre a pu tenir le coup par la force même de son propos. Son impact a été et restera immense, et c’est la raison pour laquelle il nous fait plaisir de décerner le prix Richard-Arès 2008 à Noir Canada d’Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher.