L’anglicisation à Ottawa

2009/06/15 | Par Charles Castonguay

Voir comment le Canada pourrait se développer « on the basis of an equal partnership between the two founding races » (« sur la base d’un partenariat d’égal à égal entre les deux peuples fondateurs », dirait-on dans le français d’aujourd’hui). Magnifique mandat donné en 1963 à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, ou Commission BB, par Lester B. Pearson, premier ministre unilingue anglais d’un pays en crise.

Son successeur, Pierre Elliott Trudeau, a fait en sorte que la montagne accouche d’une souris. De la vision de Pearson, il ne reste que la Loi sur les langues officielles. Adieu, pays biculturel et binational. Bonjour, hétéroclite collage d’une seule nation, de deux langues officielles et de moult cultures.

Du point de vue de la consolidation du fait français au Canada, le fiasco de la formule à Trudeau n’est nulle part plus patent que dans la capitale de ce pays chimérique.

La Commission BB avait souligné qu’à Ottawa, le français souffrait d’un statut inférieur à l’anglais. Elle s’est toutefois gardée de chiffrer l’anglicisation qui en découlait. Peut-être jugeait-elle que l’ex-fonctionnaire fédéral Marcel Chaput avait, dix ans plus tôt, attiré suffisamment l’attention sur l’assimilation de la population d’origine française hors Québec dans son retentissant plaidoyer, Pourquoi je suis séparatiste.

Chaput avait constaté que ce type d’anglicisation évoluait à la hausse. Si la commission avait voulu, elle aurait pu ajouter que dans le comté d’Ottawa-Carleton, qui correspond à l’actuelle ville d’Ottawa, l’anglicisation des personnes d’origine française avait doublé entre 1941 et 1961, passant de 7 à 15 %.

La commission a préféré s’en tenir aux grands principes. Intitulé « La capitale fédérale », le Livre V de son rapport final s’ouvre sur une citation de Montesquieu : « C’est la capitale qui, surtout, fait les mœurs des peuples; c’est Paris qui fait les Français. » Elle a proposé pour la capitale du Canada un objectif à l’avenant, soit « un état d’équilibre entre les deux langues officielles […] Si la capitale d’un pays bilingue doit inspirer le respect et la fidélité chez ses citoyens des deux langues, elle ne doit pas refléter la domination d’une langue sur l’autre. »

Grâce aux bons offices de Trudeau, cela ne s’est pas traduit par un éveil réciproque des citoyens de la capitale au fait qu’ils expriment quotidiennement, dans ces deux langues, deux grandes cultures distinctes, ni par la reconnaissance qu’ils y sont les représentants au jour le jour de deux nations qui commandent un égal respect. Adoptée en 1969, la Loi sur les langues officielles assure seulement aux habitants d’Ottawa des services fédéraux en français et en anglais et, s’ils sont fonctionnaires fédéraux, le droit d’y travailler dans la langue officielle de leur choix.

Où en sommes-nous en ce 40e anniversaire de cette loi ?

Chaput avait dû mesurer l’assimilation en comparant langue maternelle et origine ethnique. Recueillie depuis 1971, l’information sur la langue d’usage parlée à la maison au moment du recensement nous permet de suivre l’assimilation de manière plus immédiate, en mesurant celle qui est survenue du vivant des personnes recensées.

En 1971, 16 % des francophones (langue maternelle) de la ville d’Ottawa ont déclaré avoir adopté l’anglais comme langue d’usage au foyer. En 2006, le taux correspondant s’élevait à 32 %. Du simple au double en 35 ans et ce, en marquant une hausse à chaque recensement successif.

Ajoutons qu’en 2006, le taux atteint 38 % chez les 25 à 44 ans. Cela signifie qu’à l’heure actuelle, plus du tiers des parents francophones d’Ottawa élèvent leurs enfants en anglais. De langue maternelle anglaise, ceux-ci alourdiront le ratio des anglophones aux francophones dans la capitale. Ce qui renforcera le pouvoir d’assimilation de l’anglais sur la minorité francophone restante. Et tourne la roue !

À cause de son formidable pouvoir d’assimilation, la majorité de langue d’usage anglaise a maintenu de fait son poids à 77 % de la population d’Ottawa. Au contraire, celui de la minorité de langue d’usage française a chuté rapidement, passant de 17 % en 1971 à seulement 11 % en 2006. Ainsi, la capitale comptait quelque 450 anglophones pour 100 francophones, langue d’usage, en 1971 mais environ 700 anglophones pour 100 francophones 35 ans plus tard.

Cet engrenage s’est étendu au comté voisin de Russell, à l’est d’Ottawa. À l’époque de la Commission BB, la majorité francophone de Russell, pour l’essentiel rurale, jouissait d’un poids comparable à celle du Québec et demeurait presque aussi imperméable qu’elle à l’anglicisation. L’étalement urbain autour d’Ottawa a transformé la situation. De 1971 à 2001, le poids des francophones dans le comté de Russell est passé de 84 à 62 %. Corrélativement, le taux d’anglicisation des jeunes adultes y est passé de 3 à 10 %.

Dans la mesure où l’assimilation traduit fidèlement le statut social des langues, la hausse continue du taux d’anglicisation des francophones indique qu’à Ottawa, loin de se rapprocher d’un équilibre entre les deux langues officielles ou d’un adoucissement de la domination de l’une sur l’autre, la situation s’en éloigne sans cesse.

Sans doute serait-ce pire encore si, dans la capitale du Canada, le droit de recevoir des services fédéraux en français et celui de travailler en français à la fonction publique fédérale n’existaient pas, du moins sur papier. En réalité, le fédéral n’a toujours pas trouvé moyen d’appliquer correctement sa loi tant célébrée.

Le commissaire aux langues officielles le répète depuis maintenant 40 ans. Voyons son rapport annuel, cuvée 2008-2009 : « Tout comme mes prédécesseurs […] j’ai souvent été atterré par le fait que le gouvernement fédéral et ses institutions n’ont pas su faire respecter l’esprit de la Loi […] Aujourd’hui encore […] le fait d’utiliser les deux langues pour accueillir les citoyens et de faire valoir pleinement les deux langues en milieu de travail ne fait pas partie de [leur] culture […] le droit de travailler en français […] est souvent plus symbolique que réel. Dans la plupart des milieux de travail au sein du gouvernement fédéral, l’anglais et la culture anglophone continuent de prédominer. Souvent, les fonctionnaires qui parlent en français pendant une réunion ou qui écrivent […] dans cette langue ne sont pas certains d’être bien compris ou appréciés […] il faut se rendre à l’évidence : le français comme langue de travail n’est pas aussi utilisé qu’il devrait l’être dans les bureaux fédéraux situés dans la région de la capitale nationale. »

Pareil constat se fonde d’ailleurs sur des enquêtes qui, au lieu de déterminer si un fonctionnaire francophone travaille effectivement en français, lui demandent s’il se sent « libre » de travailler « dans la langue officielle de [son] choix ». Libre, donc, à celui qui travaille en anglais parce qu’il juge cela plus avantageux ou qu’il maîtrise mieux cette langue, de répondre qu’il travaille « dans la langue officielle de [son] choix ». Ces enquêtes sont par conséquent trompeuses. Qu’on y pense : à Ottawa, l’anglais domine à tel point dans la vie de tous les jours que, dès la fin du secondaire, la majorité des élèves franco-ontariens de la capitale s’identifient désormais comme « bilingues » plutôt que « francophones ». Rendus là, bon nombre sont déjà plus compétents en anglais qu’en français.

Le gouvernement du Québec en est venu, à l’usure, à ne plus respecter l’esprit de sa loi 101. Mais cela fait 40 ans que le gouvernement du Canada s’abstient de donner l’exemple et d’exercer le leadership nécessaire pour que sa Loi sur les langues officielles règne dans tous les cœurs. Lisons encore le commissaire : « Lors d’événements comme la remise de prix littéraires, les festivals du film ou les concours visant à déterminer les plus importants symboles canadiens, on présume souvent que le Canada est un pays anglophone et que sa culture et son histoire sont associées à cette langue. Trop souvent, les seuls mots de français qu’on entend lors d’événements publics sont Bonjour Mesdames et Messieurs au début et Merci à la fin, et ce, même à Ottawa, la capitale nationale. »

Rien d’étonnant, alors, à ce qu’on soit acculé à la guérilla juridique pour défendre les services bilingues de la ville d’Ottawa contre les attaques des Canadians for Language Fairness, héritiers de la Association for the Preservation of English in Canada, ou, encore, l’affichage bilingue décrété par la municipalité de Russell contre sa contestation judiciaire par Howard Galganov, ex-président du Quebec Political Action Committee.

Ottawa compte de nombreux anglophones de bonne foi. Ils ne font cependant pas le poids devant la sourde résistance et, régulièrement, l’expression ouverte d’une volonté atavique de domination qui ont miné la réalisation d’un état d’équilibre entre le français et l’anglais dans la capitale du Canada.

Comme dirait Montesquieu, c’est Ottawa qui fait les Canadiens. Et Ottawa parle anglais.