Le voile islamique

2009/10/26 | Par Jacques B. Gélinas

La question du voile islamique s’inscrit dans une problématique plus vaste, soit l’intégration des personnes issues de l’immigration dans un Québec moderne, d’une part, et le débat en cours sur la laïcité, d’autre part. Ce débat vient d’être ravivé par le dépôt du projet de loi 16 visant à encadrer le recours aux « accommodements raisonnables » dans la fonction publique. Nous verrons plus loin comment ce projet de loi n’annonce rien de bon quant au positionnement du gouvernement pour un État laïque.

Cet article porte uniquement sur le port du voile dans le service public et se veut une contribution à la controverse qui entoure cette question. Une controverse qui ne peut que perdurer et rebondir d’une escarmouche à l’autre, tant qu’une charte de la laïcité ne viendra pas harmoniser nos droits collectifs avec les droits individuels que défendent les chartes des droits et libertés du Québec et du Fédéral. Pour parer à l’absence de repères officiels, nous tenterons de prendre en compte des différentes dimensions du problème : individuelle et collective, idéologique et religieuse, politique et géopolitique, économique et juridique.

Le voile dont se couvrent de nombreuses musulmanes dans le monde entier est une vieille tradition d’inspiration religioso-patriarcale qui n’est pas propre à l’Islam. (Il n’y a pas si longtemps, au Québec, les femmes devaient se couvrir la tête à l’église.) Mais pour les fondamentalistes de cette confession le port du voile a pris, ces dernières années, une telle importance qu’ils en font presque le sixième pilier de l’Islam.

Rappelons les principaux modèles de voiles islamiques : la burqa qui couvre le corps de la tête aux pieds, avec un grillage pour la vue ; le tchador portée surtout par les femmes chiites, qui couvre la tête et le corps mais non les mains ; le niqab, un voile intégral qui ne laisse qu’un fente pour les yeux ; le hidjab qui couvre les cheveux, les oreilles et le cou. La même philosophie de soumission et d’infériorisation de la femme traversent ces différents modèles ; ce qui les différencie n’est qu’une question de degré.

Un symbole d’infériorisation des femmes

Si l’on admet comme la plupart des mouvements et organisations féministes1 que « le voile est un symbole d’infériorisation des femmes », force est de reconnaître que le voile islamique est non seulement un signe religieux, mais aussi et surtout un marqueur social. Il s’agit d’une prescription patriarcale qui marque la place des femmes dans la société. Dans la conjoncture actuelle d’une montée notoire de l’Islam et de l’intégrisme islamique à l’échelle mondiale2, la symbolique socio-politique l’emporte sur la symbolique religieuse. C’est en raison de sa signification socio-politique et de l’idéologie militante qui la sous-tend, que le voile islamique soulève tant de polémiques, et cela, non seulement au Québec, mais partout dans le monde et même dans les pays à dominance musulmane. Dans les pays occidentaux, la stratégie des mouvements islamistes consiste à réclamer toujours plus d’espace social et juridique, au nom de la liberté religieuse.

Le port du voile évoque une vision de la société qui rejette le mode dit « occidental » d’émancipation des femmes. Or, il s’agit non pas d’un modèle occidental, mais d’un droit reconnu universellement fondé sur l’égalité absolue des sexes en droit, en devoir et en dignité. Ce droit se trouve inscrit dans de nombreuses déclarations et conventions internationales, dont la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’endroit des femmes. Un document dûment signé par le Canada.

Dans la vision islamiste de la société, la femme est perçue non seulement comme séductrice et responsable des dérèglements libidinaux des hommes, mais comme inférieure et soumise aux hommes. Les contraintes morales, sociales et familiales que cette idéologie contre-nature entraîne sont souvent imposées de façon violente. Car le discours qui prône la supériorité des hommes sur l’autre moitié de l’humanité s’accompagne nécessairement de violence et de mépris à l’égard des femmes. Aujourd’hui, sous nos yeux, partout dans le monde, un nombre saisissant de femmes sont brimées, battues, violées et même tuées pour refus de se soumettre.

L’obsession des dirigeants religieux et des fondamentalistes pour tout ce qui regarde, de près ou de loin, les affaires du sexe cache un objectif politique : réprimer l’énergie érotique pour la convertir en soumission et en obéissance.

Les objections à l’interdiction du voile dans les services publics

Les objections concernant l’interdiction du port du voile dans le service public sont nombreuses et variées. Cela tient au fait que le débat a été mal engagé : par la voie juridique, plutôt que politique. Des politiciens peu courageux ont refilé la patate chaude aux juges, qu’ils ont priés de décider à leur place. Des magistrats non élus ont ainsi pris des décisions à la pièce, en se basant sur les chartes des droits et liberté de la personne. Cela a amené les tribunaux à traiter les revendications religieuses sous l’angle d’un choix individuel, sans prendre en compte le contexte socio-politique, beaucoup plus large et complexe. On comprend pourquoi les islamistes adorent l’approche juridique.

Le débat s’embrouille davantage quand interviennent les ambiguïtés engendrées par les relents d’un multiculturalisme trudeauiste, dont le but ultime était de banaliser la spécificité culturelle et social du peuple québécois.

En décortiquant une à une les principales objections à l’interdiction du voile islamique dans le service public, on constate qu’aucune d’elles ne résiste à l’analyse, sauf la dernière qui repose sur des décisions judiciaires qui, pour le moment, font jurisprudence.

1- La plupart des femmes voilées ne sont pas des agentes d’un islamisme fondamentaliste.

Le problème ne vient pas de telle ou telle femme qui porte le hidjab, mais de l’idéologie qui sous-tend ce symbole. Tout symbole est porteur de sens, un sens déterminé indépendamment de celui que lui attribue la personne qui le porte. Le symbole parle de lui-même. Si quelqu’un affiche à sa fenêtre le logo de l’ADQ, les passants vont penser naturellement que le maître du logis est membre ou sympathisant de ce parti néoconservateur, alors que ses motivations personnelles sont toutes autres : il a collé là ce logo uniquement pour faire plaisir à un ami. Ainsi donc, volontaires ou forcées, sciemment ou inconsciemment, les femmes voilées sont des agentes d’une prescription patriarcale qui rejette le mode universel d’émancipation des femmes, fondé sur l’égalité absolue des sexes.

2- On voit à la télévision des femmes musulmanes, jeunes, belles et instruites de surcroît, qui disent porter le hidjab par choix, uniquement pour plaire à Dieu.

Sans mettre en doute la sincérité de ces femmes, il serait intéressant qu’une journaliste leur demande pourquoi ce même Dieu n’exige pas de pareilles contraintes vestimentaires – et bien d’autres contraintes sociales - de la part des hommes. Or, ce sont justement des hommes qui, se prétendant les interprètes d’une loi divine, déterminent ce que Dieu aime et n’aime pas dans l’habillement des femmes. Les femmes voilées qui défendent fièrement leur choix sur la place publique sont présentées par les imans comme des modèles de musulmanes pudiques et vertueuses, ce qui soumet les autres, celles qui ne portent pas le voile, à des pressions supplémentaires dans leur milieu. Sur le site d’une mosquée de Montréal, on traite ces rebelles de femmes légères et on les avise qu’elles risquent d’être violées… par leur faute.

3- La domination de l’intégrisme islamique est un danger bien loin de nous.

Le monde est petit. La lutte des femmes pour la reconnaissance de leurs droits est un enjeu qui transcende nos frontières. C’est un combat mondial, dont nous devons tous nous solidariser. À plus forte raison les mouvements, associations et partis féministes. Loin de nous ? Pas tant que cela. Décembre 2007, en Ontario, la jeune Aqsa Parvez est étranglée par son père pour avoir refusé de porter le voile ? Et au Québec, combien de femmes sont violentées pour le même motif, sans que les médias le rapportent ?

4- Faudrait-il interdire le port d’une croix dans les services publics ?

Oui, si la croix ou autres symboles religieux sont portés de façon ostentatoire ou contreviennent à des normes de sécurité publique. La liberté religieuse n’inclut pas le droit d’extérioriser en tout temps et en tout lieu ses pratiques et convictions religieuses personnelles. Dans le cas qui nous occupe, les femmes musulmanes à qui on interdirait de porter le voile ne seraient pas traitées plus mal que d’autres revendiquant le port d’un signe religieux ostentatoire. Personne ne serait discriminé.

5- Plutôt l’éducation que l’interdiction.

L’une n’empêche pas l’autre. L’éducation a un rôle primordial à jouer dans les changements de mentalité, mais souvent la loi s’avère nécessaire pour amener les endurcis à respecter les valeurs jugées fondamentales par une collectivité. Le problème de l’excision, par exemple, exige certes des campagnes d’éducation, car la loi seule ne suffirait pas à éradiquer cette pratique séculaire. Une législation doit intervenir pour accélérer le processus et donner un signal clair concernant les limites à la transgression des valeurs communes qui fondent les liens sociaux de la nation. La loi obligeant la parité dans les conseils d’administration des sociétés publiques est un exemple lumineux de l’effet bénéfique d’une législation dans l’accélération de la marche vers l’égalité.

6- L’interdiction du port du voile dans le service public constituerait un obstacle supplémentaire à l’accès au travail des femmes concernées.

Certains problèmes sociaux, particulièrement graves et complexes, comme l’intégration économique des personnes issues de l’immigration, ne peuvent être résolus qu’en les prenant par la racine. L’interdiction de porter le voile dans le service public devrait faire partie d’une politique d’intégration sociale, économique et culturelle. Les personnes d’origine arabe et de religion musulmane, comptent deux ou trois fois plus de chômeuses et chômeurs que les autres groupes ethniques et surtout que la majorité blanche. Aucun gouvernement n’a encore eu la clairvoyance et le courage de penser et de mettre en œuvre une véritable politique d’intégration. Un vide qu’un gouvernement progressiste devra combler.

7- L’interdiction de porter le voile dans les services publics risquerait de créer des divisions dans la société.

Si la peur de créer des divisions dans la société devait gagner les mouvements progressistes, ceux-ci n’auraient qu’à se préparer à reculer sur bien des fronts. Le fait, par exemple, de proposer un véritable projet de société bouscule le statu quo et suscite la controverse, mais aussi des débats. La démocratie, c’est ça. Prenons le cas de la division survenue entre les lucides et les solidaires… et les débats salutaires qui depuis s’ensuivent. C’est la recherche du consensus à tout prix et du centre de l’échiquier politique aux dépens des principes qui a amené la social-démocratie et bien d’autres partis à se dénaturer.

8- On connaît des religieuses catholiques qui, malgré leur appartenance à une religion patriarcale, se révèlent d’authentiques féministes.

C’est vrai. Bien que toujours discriminées par les hautes instances de la hiérarchie catholique, ces femmes ont lu dans l’émergence des mouvements féministes un signe des temps. Elles ont su se tailler un espace de liberté qui leur permet de mettre leurs convictions religieuses au service d’un monde en quête de justice et de solidarité. Authentiques féministes, elles rejettent les prescriptions patriarcales qui subsistent au sein de leur propre religion. Elles reconnaissent que ces prescriptions n’ont rien à voir avec le message chrétien. Elles se sont même regroupées en une Association des religieuses pour la promotion des femmes (ARPF). Ces sœurs – quel beau nom ! - se sentent reliées à toutes les femmes du monde par « une cause commune : libérer les femmes d’un patriarcat sacralisé par la religion3 ». On aura remarquer que les religieuses engagées socialement se sont débarrassées de leur encombrant et ostentatoire costume qui risquaient de les marginaliser.

9- Une fois dans la fonction publique, les femmes voilées, d’ailleurs peu nombreuses, finiront par abandonner d’elles-mêmes cet accoutrement encombrant.

C’est mal connaître l’opiniâtreté du fondamentalisme islamique qui ne lâche jamais prise, car ses représentants sont convaincus que leur Dieu commande une société patriarcale et théocratique. Comme le Dieu des Juifs hassidiques, celui des islamistes réclame toujours plus d’espace social, juridique et politique. Les femmes voilées dans la fonction publique sont peu nombreuses, dites-vous ? Raison de plus pour interdire cette pratique qui va à l’encontre des convictions et des sensibilités de la très grande majorité des personnes musulmanes ou d’origine arabe, lesquelles ne sont pas intéressées à parler voile et accommodements. Elles ont choisi le Québec et ses institutions, ce qui ne les prive pas de leur liberté religieuse.

10- L’interdiction légale du voile dans les services publics conduirait infailliblement à des poursuites judiciaires sans fin d’où tout le monde sortirait perdant.

Voilà l’argument le plus sérieux contre l’interdiction du port du voile dans le service public. Il s’avère déterminant et, cela, pour deux raisons :

- Les antécédents judiciaires : les tribunaux, y compris la Cour suprême, ont déjà rendu des décisions favorables au port de symboles religieux à l’école et dans les institutions publiques, des décisions que des critiques ont qualifiées d’« irréfléchies4 » ; c’est le cas notamment du port du turban sikh dans la GRC ou du kirpan à l’école.

- Les chartes québécoise et canadienne des droits et libertés de la personne ont été conçues pour protéger les droits individuels : les tribunaux évoquent ces documents pour rendre des décisions portant sur la protection des droits individuels, sans égard aux droits collectifs concernant la langue, la culture, l’environnement, la laïcité et autres valeurs communes ; ces chartes n’ont pas prévu le défi que pose aujourd’hui le fondamentalisme religieux face à un projet de société fondé sur la laïcité.

Les raisons de dire non au port du voile dans la fonction publique

Il serait donc difficile aujourd’hui d’interdire légalement le port du voile dans le service public. Il demeure cependant hautement souhaitable que tous les mouvements, organismes et formations politiques sensibles à l’avancement de la cause des femmes se prononcent, à l’instar du Conseil du statut de la femme, contre le port du voile et, en général, contre tout signe religieux ostentatoire dans l’administration publique.

Pourquoi il faut dire non :

  • Parce que le voile islamique est un symbole d’infériorisation et de soumission des femmes, étant entendu que tout symbole parle par lui-même, indépendamment des intentions ou des sentiments de la personne qui le porte.
  • Parce que le voile islamique est un marqueur social qui indique le statut inégalitaire de la femme dans la société.
  • Parce que l’idéologie patriarcale qui impose le port du voile se fonde sur la supériorité du sexe masculin et, de ce fait, conduit inévitablement au mépris et à la violence à l’égard des femmes.
  • Parce que l’obligation pour les femmes de cacher une partie de leur corps les définit implicitement comme un objet permanent de désir libidineux et fait reposer sur les femmes la responsabilité du contrôle de la sexualité dans la société.
  • Parce qu’une telle prise de position, bien que sans conséquence légale, a une valeur pédagogique indispensable sur le plan de l’opinion publique.
  • Parce que l’acceptation de signes religieux dans le service publique est un pas dans la mauvaise direction et constitue une entrave de plus à l’avènement d’une charte de la laïcité, dont le Québec a un pressant besoin.

Vivement une charte de la laïcité

Pourquoi une charte de la laïcité ? D’abord pour assurer la neutralité absolue de l’État et garantir, du même coup, la liberté de conscience et l’égalité en droit de toutes les options spirituelles et religieuses. Il est urgent d’inscrire dans une document officiel et solennel ce qui manque aux chartes québécoise et canadienne toutes entières axées sur la protection des droits et libertés individuels. La laïcité constitue une des valeurs fondatrices du Québec moderne, mais aucune législation ni aucun texte officiel n’a encore formulé et consacré ses principes. De là les errements gênants de certains édiles municipaux. De là, l’avis mal avisé de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) qui a approuvé une pratique de la SAAQ, selon laquelle un client masculin peut refuser, pour des motifs religieux « sincères et honnêtes », d’être évalués par une femme. Pour rendre son savant verdict, la CDPDJ s’est référé à des critères définis par… la Cour suprême du Canada.

Il incombe à ce gouvernement – élu pour protéger et promouvoir le bien commun - de convoquer la population à un dialogue constructif sur le style de laïcité qu’elle veut se donner, en conformité avec ses valeurs et ses choix de société. Mais que fait le gouvernement ? Au lieu d’assumer ses responsabilités, il confie à la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles le soin de concocter une législation vague et ambiguë à souhait. Le projet de loi 16 déposé au début d’octobre 2009, vise à créer « l’obligation pour les organismes de l’Administration [publique] d’adopter une politique de gestion de la diversité culturelle ». En d’autres mots : encadrer le recours aux « accommodements raisonnables ». Et cela, sans critère, sans vision et sans débat public !

Paru sur le site de Presse toi à gauche