L’élection de Tremblay : l’héritage de Lucien Bouchard

2009/11/04 | Par Pierre Dubuc

Dans son blogue sur le site du magazine L’actualité, Jean-François Lisée constate, chiffres à l’appui, que « si Louise Harel avait été, dimanche, candidate dans la ville de Montréal telle qu’elle existait avant les fusions qu’elle a elle-même menées, elle serait aujourd’hui mairesse. Selon mes calculs, elle aurait triomphé dimanche avec 39% des voix, contre 33,5% à Gérald Tremblay et 27,5 % à Richard Bergeron ».

« Le calcul est simple, précise Lisée. Il suffit de prendre le total des voix obtenues par les trois principaux candidats et d’en soustraire celles comptabilisées dans les arrondissements qui n’étaient pas montréalais en 2001. Tremblay perd près de 70 000 votes, et sa majorité. Harel et Bergeron en perdent chacun 35 000. Au final: Harel a une majorité de 13 500 voix sur Tremblay. »

Comme plusieurs autres analystes politique, Lisée note la corrélation majeure entre le vote et la langue. « Dans l’ex-Montréal, je l’ai dit, Harel a fait 39%. Elle n’atteint cette proportion dans aucune des anciennes villes fusionnées. Dans presque tous les nouveaux arrondissements massivement francophones, elle fait tout de même bonne figure ».

Jean-François Lisée ne manque pas de souligner que « Louise Harel aurait passé une encore plus mauvaise soirée dimanche soir si son rêve initial d’une île une ville s’était réalisé. Imaginez l’hécatombe qu’elle aurait subie à Westmount, Kirkland, Hampstead, Beaconsfield et les autres villes défusionnées grâce à Jean Charest ».


Les fusions, une faute politique majeure

L’ancien conseiller de Lucien Bouchard considère que « l’opération fusion fut, à Montréal, une faute politique majeure. Lorsqu’on dirige une nation dont la majorité est minoritaire sur le continent, dont la proportion se marginalise dans la fédération, dont le poids linguistique se fragilise dans sa métropole, on n’introduit pas de réformes institutionnelles qui affaiblissent son pouvoir dans sa principale ville ».

Lisée prend soin de rappeler son rôle – ou plutôt son absence de rôle – dans cette politique. « Pour la petite histoire, écrit-il sur son blogue, quand j’ai quitté le cabinet du premier ministre en septembre 1999, il n’était pas question d’appuyer ‘‘une île une ville’’, mais de maintenir les villes existantes en renforçant les pouvoirs d’équité fiscale et de planification industrielle, de la communauté urbaine. Ce n’était pas mon dossier, mais je considérais que cette proposition gardait intacte la ville de Montréal, où les francophones étaient nettement majoritaires. »

«  Elle préservait aussi, ajoute-t-il, ce que je considérais non négligeable, l’identité municipale des villes anglophones et bilingues. Il faut être cohérent. Ou bien on est sensible aux questions identitaires, et alors on reconnaît son importance dans les institutions de nos minorités, ou bien on ne l’est pas. Lorsque le gouvernement s’est engagé sur la voie de la fusion de toute l’île, j’ai demandé directement pourquoi un gouvernement du Parti québécois oeuvrait pour miner le pouvoir politique des francophones dans la métropole. Je n’ai jamais eu de réponse convaincante. »


L’héritage de Lucien Bouchard

À l’époque, en avril 2001, j’ai publié un éditorial, intitulé «L’héritage de Lucien Bouchard : Montréal bilingue, yes sir ! » (l’aut’journal no. 191). Que des municipalités se soient défusionnées n’a fondamentalement rien changé à cette réalité et l’analyse produite à l’époque s’avère toujours pertinente, à quelques nuances près, comme le lecteur peut le constater.

« Les sociaux-démocrates, ai-je écrit à l’époque, ont voulu voir dans le projet ‘‘Une île, une ville’’ la fin des avantages fiscaux des banlieues cossues, et la gauche nationaliste une riposte au partitionnisme des municipalités du West Island. La réalité sera tout autre. Les arrondissements et les districts bilingues vont permettre aux bien nantis et aux anglophones de conserver leurs privilèges. La fusion des municipalités risque également de bousculer l’échiquier politique municipal au détriment des francophones. »

J’attirais alors l’attention sur le fait que « pendant que les vieilles dames âgées anglophones brandissaient leurs pancartes d’opposition aux fusions, Jack Jedwab du Congrès juif appuyait le projet ‘‘Une île, une ville’’ et soulignait que le pouvoir était désormais ‘‘à portée de main pour un Parti libéral municipal’’. Quelques mois plus tard, l’ex-ministre libéral Gérald Tremblay annonçait sa candidature à la mairie de la future municipalité. 

« La répartition ethnique de l’électorat de la Ville de Montréal obligeait jusqu’ici tout candidat à la mairie à une certaine neutralité sur la question nationale. La fusion change la donne. Le pouvoir est en effet « à portée de main » de tout candidat qui pourra reproduire sur la scène municipale le comportement électoral des scrutins provincial et fédéral. Rappelons que le vote francophone s’y divise entre différents partis, alors que le vote monolithique des non-francophones assure le triomphe du parti libéral, provincial et fédéral. Le risque est donc grand de se retrouver demain avec un Montréal libéral, fédéraliste et... partitionniste !

« Lors du lancement de sa campagne, les affiches du candidat Gérald Tremblay étaient outrageusement bilingues sans prédominance du français, une pratique que ne se permettent même pas les libéraux provinciaux ou fédéraux. Le statut bilingue de la nouvelle Ville de Montréal était un fait acquis pour la classe d’affaires. Il l’est maintenant pour la classe politique !

« En fait, nous assistons actuellement à une offensive en règle pour la reconnaissance du bilinguisme dans la fonction publique, le monde du travail et l’éducation au nom de la mondialisation et de l’avènement prochain de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).

« Le plus étrange est que cela se déroule en bonne partie dans le cadre des travaux de la Commission sur le français. Son président, Gérald Larose, y est même allé d’une proposition confuse en faveur de cégeps bilingues. L’immense majorité des non-francophones habitant l’île de Montréal, une telle proposition de mixité linguistique ne s’appliquerait évidemment qu’à Montréal, tout comme les autres propositions de bilinguisme. Nous nous retrouverons bientôt avec une fracture linguistique fondamentale entre un Montréal bilingue, ‘‘moderne’’, engagé de plain-pied dans la mondialisation, et le reste du Québec francophone qualifié de ‘‘passéiste’’.

« Au cours de sa carrière politique, Lucien Bouchard a eu deux mentors : Pierre Elliott Trudeau et Brian Mulroney. Il a emprunté à Trudeau son grand rêve de bilinguisme en le ramenant en catimini aux dimensions de Montréal. Tout comme le rêve de Trudeau s’est écroulé avec l’assimilation accélérée des francophones hors Québec et la quasi-disparition du bilinguisme dans la fonction publique fédérale, l’héritage d’un Montréal bilingue que nous lègue Lucien Bouchard ne peut être qu’une étape vers l’anglicisation.

« De Brian Mulroney, l’histoire retiendra l’adhésion du Canada au traité de libre-échange, l’ALENA. En quittant la politique, Lucien Bouchard a déclaré espérer qu’on retiendra de lui la fusion des municipalités. La classe d’affaires a été reconnaissante à l’égard de Mulroney en l’invitant à siéger sur de nombreux conseils d’administration. Lucien Bouchard n’en espère pas moins. »