La situation au Salvador

2009/11/19 | Par Mauricio R. Alfaro

Dans un texte très optimiste intitulé La Nueva Suramérica, publié dans Rebelión, un journal électronique espagnol, M. Ignacio Ramonet nous présente une Amérique Latine en plein mouvement libérateur et cela, grâce à une série de mesures et d'accords permettant aux pays de la région de sortir de la dépendance et du sous-développement.

Ce que cette nouvelle situation fait ressortir de remarquable et de nouveau, explique M. Ramonet, c’est que l'Amérique Latine ne sera plus jamais l’arrière-cour des États-Unis et que, plus vite ceux-ci le comprendront, mieux ce sera.

Pour l'auteur, la confirmation de ces temps nouveaux et de leur caractère progressif résiderait dans le récent triomphe électoral du Front Farabundo Mart? pour la libération nationale (FMLN) au Salvador.

En ce qui concerne l’Amérique Latine, nous partageons généralement l'optimisme de M. Ramonet. Cependant, lorsque nous évaluons le rôle du FMLN à la lumière des Accords de paix de 1992 jusqu'à sa victoire électorale en mars 2009, notre optimisme se mue en scepticisme provoqué par un fait, appelons-le, blessant.

En effet, nous observons qu’au Salvador, sous la couverture du pacte politique de 1992, signé entre l'Alliance Républicaine Nationaliste (ARENA), les Forces armées du Salvador (FAES) et le FMLN, s’est implanté un nouveau statu quo sous contrôle presque total de l'oligarchie et ses Alliés, ce qui leur permet, conséquence presque naturelle, d’augmenter leur richesse et leur pouvoir.

Cela signifie que, dans une relation de cause à effet, au Salvador, loin d'avoir créé les conditions pour faire du Salvador un pays plus digne, plus solidaire et plus humain, les Accords de paix de 1992 ont réellement inauguré une nouvelle phase de décadence profonde. Comment de tels faits se sont-ils produits?

« Au Salvador - écrit M. Ignacio Ramonet - la victoire récente de Mauricio Funes, candidat du Front Farabundo Martí pour la libération nationale (FMLN), revêt une triple signification. Pour la première fois, la gauche réussit à arracher le commandement à la droite pure et dure qui avait toujours dominé ce pays aux écarts sociaux disproportionnés (0,3 % des habitants du Salvador accaparent 44 % de la richesse), avec plus du tiers des habitants vivant sous le seuil de pauvreté et un autre tiers, obligés d’émigrer aux États-Unis. De plus, ce succès électoral démontrerait que le FMLN a eu raison d’abandonner l’option militaire en 1992 et, dans le contexte de la fin de la guerre froide, après un conflit de douze ans qui a causé 75.000 morts, d’avoir adopté la voie du combat politique et des urnes. À cette époque, dans cette région, un mouvement guérillero est hors de propos. C'est le message subliminal que cette victoire du FMLN transmet, en particulier aux FARC de la Colombie. »

Il faut remarquer l’insistance que M. Ignacio Ramonet met sur la triple signification de la victoire du FMLN. Soulignons d’abord qu’il affirme qu'au Salvador il y a eu une « droite dure qui a toujours dominé ce pays ».

Il cite ensuite les statistiques démontrant, sans aucun doute, l'impact négatif de cette domination : un « 0,3 % des habitants du Salvador accaparent 44 % de la richesse nationale ». Enfin, faut-il rappeler que cette concentration de la richesse a une conséquence immédiate : l'inégalité économique et sociale profonde, avec ses effets pervers pour la majorité des Salvadoriens et Salvadoriennes.

Pour compléter le panorama social du Salvador d'aujourd'hui, nous ajoutons aux statistiques de M. Ramonet les faits suivants : chaque jour, de 500 à 700 personnes émigrent aux Etats-Unis ; le haut taux de violence et d’homicides - selon des estimations de la presse nationale, une moyenne quotidienne de 12 morts criminelles - place le Salvador parmi les pays les plus violents du monde.

Pour être plus exact, il serait le deuxième après l'Irak. Pour avoir une idée plus précise de l'actuelle dérive sociale du pays, remarquons que, suite à une investigation de terrain réalisée en 2003, le Courrier International explique que, selon les estimations de la police, à San Salvador, capitale du Salvador (pays de 6 millions d'habitants), les maras (les gangs de rue) comptent 25 000 membres, peut-être le double, et que dans ce pays où il n’y a pas d’emplois ½ million d'armes à feu circulent sans aucun contrôle.

Notons enfin que, de 2003 à nos jours, la violence s'est généralisée dans tout le pays jusqu'à atteindre des niveaux de complexité risquant de le faire basculer dans le lot des pays entièrement contrôlé par le crime organisé.

Ce sont ces indicateurs statistiques très négatifs qui nous questionnent sur les vraies intentions des signataires des Accords de paix de 1992.

En effet, ces données prouveraient que les signataires de ce pacte politique n’ont pas conduit cette nation de l'Amérique centrale vers la démocratie - c'est-à-dire, vers un système politique de tolérance, de paix et de justice sociale - mais vers quelque chose qui, dans les faits, répète les erreurs du passé, dont la situation concrète de pauvreté et l'exclusion sociale de la majorité des habitants du Salvador.

C'est comme si, à ce niveau, ce pays s’est encore dégradé pour plonger dans l'actuel chaos social. Comment expliquer que les Accords de paix de 1992, après avoir créé tant d’espoir, ont à ce point défavorisé les masses populaires du pays ?

Selon notre analyse, au Salvador, la grande concentration de la richesse dans les mains d'une minorité puissante ainsi que les hauts niveaux de violence, de pauvreté et d’exclusion sociale trouvent leur source dans les Accords de paix de 1992, eux-mêmes.

Car, au nom de la viabilité démocratique, le FMLN a alors cédé sur deux plans essentiels: 1) il ne questionne d’aucune manière la forme de production et de redistribution de la richesse (R. Alfaro, 2007) ; 2) ce faisant, il renonce à revendiquer les demandes socio-économiques des secteurs populaires (Ramos, Carlos Guillermo, 1998).

De ce qui précède il faut souligner que, pendant que les responsables du FMLN s'adaptaient à la nouvelle situation dans la direction indiquée ci-haut, parallèlement, comme l'observe Marta Harnecker (2001, p. 77), « [plusieurs commenceront à se demander] si les résultats obtenus par les Accords de paix, qui ont mis fin à de nombreuses années de guerre révolutionnaire, sont à la hauteur des sacrifices réalisés ».

Nous observons que, 17 ans plus tard, ce questionnement continue de poursuivre non seulement bon nombre de Salvadoriens mais aussi celles et ceux qui ont accompagné ce peuple dans sa lutte pour une société plus juste.

C'est le cas de l'espagnol Luis de Sebastián (2009), ex-recteur de l'Université centraméricaine du Salvador (UCA), qui, récemment dans le quotidien El País d'Espagne, posait la question : Pour obtenir ce qui a été obtenu, les sacrifices des 100’000 morts par la répression et la guerre ont-ils valu la peine ?

Et quels sont les résultats obtenus ? Luis de Sebastián, qui nous paraît se situer dans la triple perspective de l'avant-guerre, de la guerre et de l'après-guerre, nous l'explique ainsi : Maintenant au Salvador il y a « une démocratie formelle (ce qui n'est pas une réussite méprisable), mais la distribution du pouvoir en 2009 y est plus injuste qu’en 1972. Avec une oligarchie plus riche et plus appuyée par une classe de serveurs efficients, une plus grande armée bien entraînée et endurcie par la guerre, une classe moyenne endettée jusqu'au cou, deux millions et demi d'émigrés, et une masse populaire poursuivie par la délinquance, pauvre comme toujours et sans autre issue que l'émigration ».

Remarquons que l'évaluation du processus démocratique du Salvador trace dans l'analyse de Luis de Sebastián une importante ligne de démarcation entre deux visions.

La première, celle des élites (de la droite et de la gauche) et la deuxième, celle des secteurs populaires critiques ou proches de ceux-ci.

Les premiers vont insister sur la célébration de la démocratie formelle dominante. Les seconds ne nient pas l'importance de cette réussite (« ce qui n'est pas une réussite méprisable » comme le note Luis de Sebastián) tout en l’analysant à la lumière de la situation concrète des secteurs populaires.

Et lorsque ce rapport est ainsi mis en cause, on perçoit mieux un évènement soigneusement occulté : Au Salvador, les bénéficiaires directs du processus démocratique initié avec le pacte politique de 1992 ont été l’oligarchie et ses Alliés ; car, aujourd'hui, en 2009, comme le remarque Luis de Sebastián, ils sont plus riches et plus puissants qu’avant.

Au Salvador, il faut donc noter que les causes ayant provoqué la longue et sanglante guerre civile persistent avec une virulence accrue.

Au Salvador, ce thème des disparités économiques et sociales est exclu des évaluations et des discussions touchant les résultats concrets des traités de paix de 1992 jusqu’à nos jours.

C'est comme si la démocratie était une valeur se suffisant à elle-même, indépendamment des conditions socio-économiques de l’immense majorité des citoyens, à l’endroit desquels elle demeure insensible.

Ce qui expliquerait, d'un côté, la victoire presque totale de la démocratie formelle au Salvador, de l'autre côté, l'entrée du même pays dans un processus chaque jour plus marqué de décomposition sociale, facilement visible dans son état permanent de violence criminelle incontrôlable et les hauts niveaux de pauvreté et d'exclusion sociale, ainsi que leurs effets négatifs.

Les statistiques présentées ci-haut sont suffisamment éloquentes à ce sujet.

Depuis 17 ans, El Salvador connaît donc toutes sortes de libertés : liberté de choisir, lors d’élections périodiquement organisées, ses représentants politiques, liberté d'organisation et d'expression etc.

Mais, importante limite, la forme de production et de redistribution de la richesse demeure en dehors de toute discussion. La question logique qui surgit alors est la suivante : Comment peut-on expliquer que l'oligarchie du Salvador et ses Alliés ont réussi à imposer au pays ce modèle de démocratie formelle que nous pourrions qualifier d’élitiste ?

Et la réponse la plus idoine semble être que l’ARENA et la FAES ont accepté de terminer la guerre et de négocier la paix avec le FMLN dès qu'ils ont réussi à renforcer stratégiquement leurs intérêts dans les « nouvelles règles » du jeu démocratique.

C'est ce qui nous fait dire que le Salvador, sous le contrôle de ces forces extrémistes (la droite dure, comme l’appelle M. Ramonet), ne pouvait pas se diriger vers une démocratie au service de la majorité de ses habitants, mais vers un modèle de domination élitiste et excluant qui, cette fois, ne s'impose plus à travers la violence militaire mais à travers des élections périodiquement organisées.

Deux faits justifient cette réponse : 1) grâce au contrôle, pendant les 20 dernières années, du Pouvoir exécutif et de l'Assemblée législative, un parti d’extrême droite, l’ARENA réussit à imposer intégralement au pays son projet oligarchique de capitalisme sauvage, le néolibéralisme et 2) les militaires – dont plusieurs sont accusés de crimes contre l'humanité - se voient octroyer l'amnistie grâce à la loi « d'oubli et de pardon ».

C’est ainsi qu'au Salvador, dominé de fait par les forces extrémistes de droite qui pendant 20 ans ont imposé leur programme sociopolitique unilatéral à l'ensemble de la société, ont été évacuées de l'agenda politique national les revendications populaires réclamant la justice sociale et le jugement des criminels de guerre.

De toute cette dynamique, le fait historique crucial à retenir nous semble être le suivant : ce modèle de démocratie formelle, caractérisée par l’élitisme et l’exclusion, réussit à se consolider lorsque le FMLN accepte, au nom de la viabilité démocratique, de ne pas questionner la forme de production ni la redistribution de la richesse.

Conséquence logique, il abandonne, tout simplement, les revendications socio-économiques des Salvadoriens.

Pour le Salvador, nous pensons que, même après la victoire électorale du FMLN, la droite extrémiste – c'est-à-dire l’ancienne alliance militaro-oligarchique – se maintient encore intacte et aussi puissante qu’avant.

En effet, c’est elle qui conserve le pouvoir réel du pays, à savoir les finances, le commerce, les postes clés dans la structure militaire, le contrôle des médias, etc.

En face de cette droite dure se trouve l'État qui, suivant les canons du néolibéralisme, a été réduit à un pouvoir minimal de décision à cause de la privatisation radicale de ses biens, la décentralisation de son pouvoir de décision, etc.

Étant donné ce rapport de forces défavorable, la marge de manœuvre qui reste à M. Mauricio Funes pour le traitement des problèmes cruciaux de pauvreté et d'exclusion sociale de la majorité des Salvadoriens et Salvadoriennes, nous semble alors extrêmement limitée.

De plus, il faut le dire, la patience de l'oligarchie du Salvador et de ses Alliés a ses limites et supporte très mal les actuels changements qu’elle fait semblant d’accepter tant qu'ils se maintiennent au niveau du discours et n’ont pas d’impact réel, comme c’est le cas depuis 1992.

Dans le cas contraire, l’avenir du Salvador pourrait prendre l’allure de la situation actuelle du Honduras. Au Salvador, il ne s’agirait probablement pas d’un coup d'État, parce que les conditions internationales n’y sont pas assez favorables, mais, par le truchement du pouvoir réel, ceux qui le contrôlent pourraient déclencher une déstabilisation permanente jusqu'à présenter le gouvernement de M. Mauricio Funes comme non-viable.

Selon notre analyse, c'est cette menace latente qui expliquerait que l'actuel président (comme la presse nationale et internationale le reflète) agit avec beaucoup de précaution et, au moindre geste, regarde aussitôt en direction du pouvoir réel pour savoir si ce qu'il fait, est dans la ligne du « politiquement correct ».

En résumé, nous pensons que l’analyse réalisée ci-dessus justifie notre scepticisme en ce qui concerne la victoire électorale du FMLN au Salvador. Toutefois, cette même analyse ne nous fait pas perdre de vue qu’il y a une différence profonde entre le temps où le FMLN était dans l’opposition – où, de différentes manières, il pouvait justifier, d’une façon ou d’une autre, face aux secteurs populaires, pourquoi les changements socio-économiques tant désirés ne se produisaient pas - et la situation actuelle où il est le parti au pouvoir qui doit forcement démontrer qu’il n’est pas simplement un changement dans la continuité.

C'est ainsi que nous croyons qu'au Salvador une nouvelle conjoncture est ouverte, où le politique, comme il en a toujours été, est et sera une zone disputée.

Il faut dès lors s'attendre à ce que le FMLN subisse de fortes pressions tant du pouvoir oligarchique et de ses Alliés - qui mettront tout en œuvre pour maintenir le statu quo - que de la part des secteurs populaires qui demanderont des changements en leur faveur.

Cet important conflit d’intérêts définira nécessairement les lignes stratégiques du FMLN. Dans ce processus, nous prévoyons que si le FMLN n’incline pas, au moins minimalement, la balance du pouvoir en faveur des secteurs populaires, ces derniers, n’ayant pas d’autre issue, seront contraints, tôt ou tard, de relancer tout un processus dont l’objectif unique sera la construction d'une nouvelle alternative politique, laquelle, nous l’espérons cette fois, ira plus loin qu'une simple alternance de pouvoir, comme ce qui se passe actuellement, à différents niveaux, dans plusieurs pays de Nuestra América.

 

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