Québec-Ottawa : les vases communicants linguistiques

2009/12/02 | Par Charles Castonguay

Son récent livre, Sorry, I don’t speak French, a valu à Graham Fraser le poste de Commissaire aux langues officielles du Canada. Il a beau avoir vécu longtemps au Québec, son livre m’a déçu. Fraser entend bien le français, mais il n’entend pas le Québec.

Fraser a écrit ce livre pour les Canadiens anglais, dans le but de raviver leur intérêt pour la politique linguistique canadienne et l’apprentissage du français. À ses yeux, ces éléments demeurent d’une importance cruciale pour l’unité canadienne. À mes yeux, ils répondent bien mal aux aspirations du Québec d’aujourd’hui, davantage préoccupé par les ratés du français à Montréal.

Fraser raconte d’ailleurs n’importe quoi au sujet de la situation québécoise. Par exemple, il laisse entendre que c’est la politique linguistique fédérale qui a entraîné la résorption des écarts de revenu entre travailleurs anglophones et francophones au Québec. Nenni. C’est avant tout la migration d’Anglo-Québécois à fort revenu vers l’Ontario et les autres provinces qui explique la disparition de ces écarts.

Fraser n’est pas seul à détourner ce simple fait à des fins de propagande. Dans son avis de juin 2008, le Conseil de la langue française attribue encore la disparition des écarts de revenu à la loi 101. À chacun sa pensée magique. Ces écarts se sont réduits pour l’essentiel au cours des années 1970. La loi 101 n’a pu y jouer davantage qu’un rôle secondaire, n’ayant été en vigueur que durant le dernier quart de cette décennie. 

Dans l’étude Évolution du salaire moyen des hommes de langue maternelle française ou anglaise au Québec et au Nouveau-Brunswick, publiée à l’automne 2008 par l’Office québécois de la langue française, Nicolas Béland explique de même la disparition des écarts en cause par un mystifiant « renversement de l’ordre social d’autrefois ». À l’OQLF, le Comité de suivi de la situation linguistique avait recommandé que Béland accorde plutôt au facteur migratoire le rôle explicatif qui lui revient. D’autres évaluateurs externes en avaient dit autant. Peine perdue.

Malgré le scandale suscité en mars 2008 par le faux rapport de « Mam » France Boucher, présidente de l’OQLF, les organismes issus de la Charte de la langue française persistent à nous désinformer.

Dans le vrai monde, la primauté des faits va de soi. Ainsi, dans son étude diffusée en 2007 par l’Institut C.D. Howe, l’économiste François Vaillancourt explique d’abord le rattrapage en question par la migration d’Anglo-Québécois bien rémunérés vers l’Ontario.

Mario Polèse vient lui aussi de rappeler, dans la revue Recherches sociographiques de l’hiver 2009, que le « déséquilibre sociologique entre francophones et anglophones » s’est résorbé au prix du départ d’une « bonne partie de la vieille élite anglophone ». Il nous reste encore des têtes froides qui n’ont pas besoin de la Fée des étoiles.

Revenons-en à Fraser. Empressé à vendre la thèse selon laquelle la loi 101 a neutralisé un argument clé en faveur de l’indépendance du Québec, il présente la Charte de la langue française comme étant demeurée intacte et le Québec comme étant devenu à toutes fins utiles une société de langue française à l’intérieur du Canada.

Or, tous les Québécois savent que des volets fondamentaux de la Charte sont tombés devant les tribunaux. En particulier, Trudeau et les neuf autres provinces ont aboli de force la clause Québec de la loi 101 en imposant au Québec leur nouvelle constitution. La plupart des Canadiens anglais l’ignorent ou préfèrent l’oublier. En y passant outre, Fraser ne les aide nullement à comprendre ce que les Québécois reprochent depuis au Canada anglais.

Fraser consacre même un chapitre entier à vanter la francisation réussie de Montréal et le remplacement de l’anglais par le français comme langue commune dans la métropole. Là non plus, il n’aide en rien les Canadiens anglais à saisir les préoccupations actuelles au Québec.

Pour la rédaction de ce chapitre, il reconnaît s’être « beaucoup inspiré […] du travail de Monica Heller ». J’ai donc consulté les écrits de Heller sur Montréal auxquels nous renvoie Fraser. Rédigés il y a trente ans, juste après l’entrée en vigueur de la loi 101, ces textes surannés ne reposent sur aucune enquête véritable.

Heller y relate quelques échanges oraux notés dans une entreprise, une clinique et un restaurant, assortis de généralisations gratuites du genre (c’est nous qui traduisons de l’anglais) « Selon la loi québécoise, le français est la langue de travail; les gens qui ne sont pas de langue maternelle française doivent démontrer leur compétence en français à l’employeur et au gouvernement […] Tous ceux qui cherchent maintenant un emploi ou une promotion doivent pouvoir parler français […] Auparavant, la langue commune entre personnes d’origine ethnique différente était l’anglais mais cette ancienne norme est désormais caduque […] tout le monde est d’accord que la langue de travail doit être le français. »

Par ici, la baguette magique ! Heller fait carrière depuis à l’Université de Toronto.

L’OQLF a complété en mai dernier la nomination des nouveaux membres externes de son Comité de suivi. Au démographe Marc Termote, président du comité, s’ajoutent… Monica Heller, le sociologue Jean Renaud et Jean-Pierre Corbeil, spécialiste en chef des données linguistiques à Statistique Canada. Ça promet.

Dans le numéro de l’été 2008 de Canadian Issues/Thèmes canadiens, revue d’une association de propagande canadienne que dirige Jack Jedwab, Heller rejette l’idée de déterminer la vitalité d’une population francophone par sa performance sur le plan de l’assimilation ou du remplacement de ses générations.

Selon elle, il faut plutôt redéfinir « ce que signifie être francophone ou parler français ». Pareil obscurantisme nous ramène tout droit au flou artistique de la Commission Larose. Celle-ci n’a même pas été capable de définir le mot « francophone » de manière cohérente.

Jean Renaud, lui, s’est rendu célèbre durant cette même commission pour son rapport Ils sont maintenant d’ici ! Renaud y prétendait que les immigrants s’intègrent à tour de bras à la société québécoise francophone. Pas étonnant. Son échantillon était bourré d’immigrants francotropes, c’est-à-dire de langue maternelle latine ou originaires d’anciennes colonies françaises, portés à se franciser plutôt qu’à s’angliciser.

Quant à Jean-Pierre Corbeil, il se distingue à Statistique Canada dans la croisade pour l’unité canadienne. Corbeil cherche partout à rassurer sur la situation du français. Son dernier rapport laisse entendre en particulier que le français s’est imposé de façon décisive comme langue d’assimilation sur le territoire québécois alors que, au contraire, l’anglais tient toujours le haut du pavé en cette matière.

Dans le communiqué annonçant la composition du Comité de suivi, Marc Termote vante la compétence des nouveaux membres en vue de mener à bien « avec rigueur et impartialité » les travaux préparatoires au prochain rapport de l’OQLF. Je lui souhaite bien du plaisir.

Statistique Canada forme, avec Patrimoine canadien et le Commissariat aux langues officielles du Canada dirigé par Graham Fraser, une espèce de triangle des Bermudes pour ce qui est de toute information inquiétante sur l’état du français.

Le bilinguisme et le multiculturalisme canadiens seront maintenant directement représentés à l’OQLF. Parmi les nominations à son Comité de suivi, celle d’un mercenaire spécialisé en dissimulation est particulièrement incongrue. Voilà que les organismes de la Charte de la langue française et ceux de la Loi sur les langues officielles du Canada deviennent des vases communicants.

Le Conseil de la langue française flirtait depuis quelque temps déjà avec le beau risque d’un Québec bilingue. Les réflexions consignées dans son recueil Le français au Québec : les nouveaux défis, publié en 2005, visaient bien davantage à aménager une large place à l’anglais qu’à garder l’anglais à sa place.

Les leaders souverainistes sont les premiers responsables de la dérive de l’information et de la réflexion sur le statut du français qui afflige le Québec depuis une quinzaine d’années. Dès la commission parlementaire de 1996 sur la loi 40 modifiant la loi 101, des intervenants avaient réclamé de la ministre Louise Beaudoin qu’elle mette fin au mécanisme des nominations partisanes à la présidence de l’Office et du Conseil. Elle n’en a rien fait.

D’autres sont revenus à la charge sur ce point devant la Commission Larose. Toujours rien. Les militants du Parti Québécois viennent de rappeler l’intérêt d’une telle réforme, en vue de leur prochain congrès national. Que cette fois soit enfin la bonne !

L’an dernier, dans une pétition dénonçant les pratiques qui visent « à faire taire les chercheurs […] sinon à empêcher que soient débattus certains des enjeux qui balisent l’avenir […] des individus et des collectivités », le président de l’ACFAS a cité, comme exemple de telles pratiques, la gestion du rapport bidon de l’OQLF. Quelque 4000 chercheurs ont signé la pétition.

Qu’importe. Jean Charest maintient « Mam » Boucher en poste. Elle peut encore faire pas mal de dégâts.

Chaque année de plus avec Charest à la barre rapproche le Québec français du naufrage.