L’achat local de nourriture et l’émission de gaz à effet de serre

2010/02/23 | Par Ariane Chenard

Voilà que les apôtres du libre marché dénoncent les tenants d’une production agricole plus respectueuse de l’environnement. En examinant la question par le tout petit bout de la lorgnette, les deux soi-disant experts nous font une charmante démonstration: l’achat local que prônent quelques rêveurs qui se préoccupent notamment de questions environnementales serait en fait plus producteur de GES que l’approvisionnement à partir de monocultures massives.

Et, pire encore, cette lubie aurait pour effet d’imposer des limites à l’action bienveillante de la main invisible du marché.

Cette nouvelle note de l’Institut économique de Montréal démontre encore une fois les limites de l’approche idéologique quand il s’agit de traiter de questions aussi vastes que celle qui est ici abordée.

En ignorant la complexité et l’interrelation des questions agricoles, environnementales et sociétales, en empruntant des raccourcis dangereux et en proposant des syllogismes douteux, le court texte arrive à ses fins, c’est-à-dire à une conclusion qui, de toute évidence, a précédé l’analyse dans la construction de l’argumentaire.

Que les auteurs argumentent que l’achat local ne serait pas automatiquement garant de moindres émissions de gaz à effet de serre (GES), c’est une chose.

Que l’on décide que ce seul aspect de la question constitue le fondement des campagnes en faveur d’une certaine autonomie alimentaire, comme ils le laissent entendre, en est une autre, qui montre bien le type de manipulation à la base de la désinformation économique.

Si on ne doit adopter pour aborder la question qu’une grille purement mathématique, il est vrai qu’un moindre kilométrage parcouru par la nourriture ne sera pas toujours synonyme de moindres émissions de GES.

Il est aussi vrai que le mode de transport aura un impact sur le bilan d’émissions: le bateau et le train sont moins polluants, suivis du transport par camion et par avion.

Mais encore faut-il bien sûr calculer la distance parcourue, et surtout la nécessité de parcourir ces distances quand une denrée peut être produite localement.

Personne n’a jamais prétendu que l’achat local équivaut à une production nulle de GES. Dans le cas de denrées qu’un pays produit plus difficilement ou hors-saison, le bilan de GES pourrait être plus élevé pour des denrées locales que pour des denrées importées.

Il est toutefois beaucoup plus difficile que ne le laisse entendre la note de l’IEDM de calculer le bilan de GES, qui variera bien entendu selon une foule de facteurs: modes de production, transport, types d’énergies utilisées pour l’entreposage et la réfrigération, etc.

De plus, le bilan environnemental d’un produit agricole ne se calcule pas que par les émissions de GES.

L’IEDM dérape quand il refuse de faire ces distinctions et résume l’achat local à la simple considération des émissions de GES dues au transport. Et le ridicule pointe quand on prend en exemple les émissions dues à la production en serre ou à la conservation d’aliments en Angleterre, dont l’énergie, au charbon, est éminemment polluante, et qu’on l’oppose au transport en bateau des mêmes denrées à partir d’un pays très proche.

L’exemple aurait été moins convaincant s’il s’était basé sur des productions au Québec dans une serre chauffée grâce à une énergie plus propre, l’hydroélectricité, que l’on aurait comparées à des denrées transportées en avion d'un pays lointain.

L’IEDM dérape encore quand il ajoute au coût en GES le transport des denrées vers le domicile du consommateur. Comme si, parce qu’ils sont produits à l’étranger, les aliments seront livrés à ma porte.

Mais, quitte à faire fi de certaines réalités, concluons donc que les monocultures industrielles intensives sont préférables au plan environnemental. Vraiment?

Les problèmes environnementaux en agriculture

Considérer les avantages environnementaux de l’achat local sous le seul angle des émissions de GES dues au transport est pour le moins réducteur. Les chiffres cités par la note de l’Institut sont éloquents: 83% des GES en agriculture sont dus à la production agricole elle-même et non au transport.

En se faisant l’avocat de la spécialisation de l'agriculture et du commerce agricole international, sur la base des avantages comparatifs (certaines localités produiront plus aisément certains produits), l’IEDM prône un modèle agricole où l’hyperspécialisation mène à d’immenses monocultures.

Le réel problème est que les plus fortes émissions de GES en agriculture proviennent justement des modes de production les plus intensifs.

Cette agriculture intensive que défend l’IEDM, polluante et fortement dépendante des énergies fossiles et de l’agrochimie, a été dénoncée par un rapport du groupe International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD) en 2008.

Ce rapport de 2000 pages, fruit de quatre ans de travail d'un groupe de 400 scientifiques signé par 54 pays, conclut sans appel à l'échec des pratiques agricoles industrielles et lance un plaidoyer pour une agriculture plus diversifiée, à plus petite échelle et plus respectueuse de l'humain et de l'environnement.

L’auteur de la note de l’IEDM ignore ces sources, auxquelles il préfère ses propres articles publiés au Readers Digest.

Car les problèmes environnementaux liés à l’agriculture ne se limitent malheureusement pas aux émissions de GES. Pollution et érosion des sols, pollution de l’eau, perte de diversité biologique, etc.; autant de problèmes qu’il est nécessaire de considérer sérieusement si nous voulons une agriculture durable.

Autant de problèmes environnementaux qui sont justement exacerbés par les modes de production du modèle agricole unique prôné par l’IEDM.

L’achat local ne veut pas dire s’abstenir de faire du commerce

L’IEDM pousse la logique de l’achat local à l’extrême, c’est-à-dire jusqu’au ridicule: les tenants de l’achat local souhaiteraient vivre en autarcie alimentaire, comme au temps des bûcherons.

En encourageant l’achat local, on viserait, ni plus ni moins, le refus de commercer. Si c’était vrai, cela voudrait effectivement dire faire d’immenses sacrifices.

Heureusement, aucun autre idéologue n’est aussi radical que M. Desrochers et l’IEDM, qui laissent planer la menace d’un retour à une agriculture moyenâgeuse.

Le commerce agricole, pas plus que les techniques agricoles modernes, ne sont certainement pas à la veille de disparaître et personne ne le souhaite ni ne le craint sérieusement.

La note évoque aussi que les produits biologiques locaux coûtent plus cher, en omettant de préciser que l’agriculture industrielle est très largement subventionnée, dans tous les pays développés.

Soyons clairs: l’achat local encourage la diversification de l’agriculture et permet de considérer des aspects autres que les seuls aspects économiques, ce que l’on appelle la multifonctionnalité de l’agriculture.

Ce concept réfère aux multiples bénéfices qui peuvent être retirés de l’agriculture en plus de la production de denrées, tels l’occupation et le développement du territoire, le renforcement des économies locales, des services environnementaux, de la biodiversité, la production d’aliments plus sains, la sécurité alimentaire des pays plus pauvres, etc.

De manière générale, il est reconnu que l’agriculture telle qu’elle est pratiquée (c’est-à-dire de façon industrielle) n’est pas durable et qu’elle doit changer. D’une part, tout changement ne constitue pas un retour en arrière.

D’autre part, un retour en arrière n’est pas en soi une mauvaise chose, si on s’aperçoit qu’on est allés trop loin. De très nombreuses techniques agricoles ont fait leurs preuves et donnent des rendements aussi bons, sinon meilleurs, que l’agriculture intensive pratiquée depuis les cinquante dernières années, tout en minimisant les impacts environnementaux.

L’achat local n’est peut-être pas toujours et automatiquement garant de plus faibles émissions de GES que l’importation de nourriture. Il n’en demeure pas moins que, de manière générale, il apporte des avantages importants, tant au plan environnemental qu’aux plans sociaux-économiques.

Si la note de l’IEDM a l’avantage de lancer le débat sur la place publique, il est déplorable que ce débat soit lancé sur la base d’un document aussi peu rigoureux, qui, en escamotant des pans entiers de la problématique, menace plus sérieusement de tromper le public que de l’éclairer.

L’auteure est analyste, politiques et réglementation en agroalimentation