Aide internationale en Haïti

2010/04/06 | Par Julie Lévesque

Cet article est le premier d’une série de reportages du Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) sur Haïti en partenariat avec l’organisation de la diaspora haïtienne AKASAN

 



Dans les rues de Port-au-Prince, de nombreux édifices attendent toujours de s'effondrer, un énorme danger pour la population. Aucun équipement lourd en vue. Les Haïtiens les démolissent à la main, avec des massues et de petites scies rondes. Avant de parler de reconstruction, il faudrait parler de démolition...


 

Au cœur des ruines et malgré le traumatisme, il règne ça et là en Haïti une atmosphère presque carnavalesque. De la musique envahit les chaumières et les abris de « fortune » dès le chant du coq jusqu’aux premières heures de la nuit. Les tap-taps, ces camionnettes tapageuses aux couleurs criardes servant de transport en commun, klaxonnent à chaque instant pour se frayer un passage dans les rues de Port-au-Prince, bondées de voitures, de marchands et de piétons. Dans les campements de Léogâne, les jeunes résignés à leur sort, dansent et jouent aux dominos devant leurs taudis, exhibant leurs sourires d’ivoire. Au pays de tous les contrastes, ce paradoxe, image vivante de la force du peuple haïtien, est probablement le seul qui n’est pas choquant.

Car bien haut dans les montagnes de Pétionville, quartier cossu de Port-au-Prince, les élites haïtienne et étrangère se frottent les mains dans le luxe ostentatoire de leurs châteaux barricadés, en attendant les milliards promis à la reconstruction du pays. Car, contrairement à ce que l’on tente désespérément de nous faire croire par une entreprise de relations publiques dont l’hypocrisie a été maintes fois démontrée, ce n’est pas le pauvre mendiant en lambeaux dans son abri de « fortune » ou le vaillant marchand de charbon, noirci par le travail, qui profitera des millions qu’ont offert des citoyens honnêtes touchés par leur malheur. Il ne bénéficiera pas non plus des milliards fournis sous conditions par les pays riches, dont l’unique but est d’en tirer profit et de maintenir ce peuple, victime des pires sévices, dans des conditions exécrables.

Aujourd’hui, une fois encore, le sort d’Haïti se décide aux États-Unis. Pourquoi donc? Parce que l’État haïtien est trop corrompu dit-on. S’il y a une part de vérité dans cette affirmation martelée par les machines de propagande des pouvoirs étrangers, la solution est loin de résider dans l’abandon du pays aux mains de Washington et Cie. Puisque si la majorité des Haïtiens sont si misérables, c’est bien en raison de l’esclavage capitaliste de ces « donateurs » qu’ils subissent depuis des siècles. Officiellement aboli, l’esclavage est à la base même du système dont jouissent les puissants de ce monde, les corrupteurs, eux-mêmes corrompus. « Le salaire minimum en Haïti est de 2$ par jour. C’est de l’esclavage déguisé! », s’insurge Jean Saint-Vil de l’organisation AKASAN, une ONG mise sur pied par les Haïtiens de la diaspora.




Béton abordable, écrit en grosses lettres sur ce camion étasunien. Les édifices en béton se sont effondrés, alorsque les anciennes constructions de bois ont pour la plupart résisté au séisme.  



Un graffiti fait il y a environ 2 ans par des étudiants en sciences humaines à Port-au-Prince dénonçant les intérêts étrangers dans leur pays et les riches Haïtiens qui les soutiennent.





L'aide internationale: de misérables bouts de plastique dont le bétail des pays riches ne serait même pas digne.  




Des marchands de charbon sur la Route des Dalles.
 




De nombreux Haïtiens sont littéralement dans la rue, sur des terre-pleins entre deux voies: ils mettent des pneus devant leurs abris pour pouvoir en sortir  sans se faire écraser par les voitures.


La propagande des corrupteurs corrompus

Ancien secrétaire d’État à la Sécurité publique sous Aristide en 1994-1995, Patrick Elie, conseiller du président Préval depuis le cataclysme, ne voit pas la corruption de l’État haïtien de la même manière que les dirigeants étrangers et les médias dominants internationaux. « Oui, l’État haïtien est affecté par la corruption. Mais il n’est pas le seul. Les États mêmes qui veulent lui donner des leçons, ont montré, ne serait-ce qu’à l’occasion de la dernière crise financière, qu’ils étaient eux aussi, touchés par la corruption. Mais la définition de la corruption est faite par les puissants de ce monde. Voler ou exploiter les ressources naturelles d’un pays, ce n’est pas placé sous le l'étiquette corruption. Mais c’est de la corruption. Renflouer une banque commerciale en utilisant l’argent du peuple, c’est aussi de la corruption. Mais il semble que, dans le langage commun, la corruption soit l’apanage des pays du tiers-monde. Plus on va continuer à essayer de l’affaiblir, plus l’État haïtien continuera d’être victime de la corruption. Il essaie de sauvegarder sa souveraineté, et ses dirigeants, aussi mauvais qu’on puisse les juger, ont été mandatés par le peuple et c’est donc à travers eux, principalement, que l’aide doit être canalisée. »




Patrick Elie, conseiller du président Préval et ancien secrétaire d’État à la Sécurité publique sous Aristide en 1994-1995.

Pourtant, dans les premières heures suivant le séisme et après la conférence du 31 mars à New York, on nous a répété que pour nous assurer que les dons soient utilisés à bon escient, ils devaient être remis à des organisations non gouvernementales (ONG), apparemment reconnues pour leur intégrité.

Pourtant, c’est dans le confort de Pétionville, dans les stationnements de ses banques, et non dans les misérables bidonvilles que se promènent les 4X4 des ONG et des réseaux d’information. L’argent qu’on donne aux ONG dans l’espoir qu’il nourrisse une famille sans toit servirait-il à fournir un train de vie somptueux à ces représentants étrangers? Faut-il revoir cette pratique? « Je ne dis pas qu’il faille éliminer les ONG », ajoute Patrick Elie. « Elles ont aussi leur rôle. Mais elles ne sont pas là pour remplacer l’État, l’éliminer ou le banaliser. Et c’est ce qui se passe depuis des années et c’est devenu encore plus dramatique avec la catastrophe. Cela n’est pas arrivé d’un jour à l’autre, ni par hasard. » 

Mais qui donc s’affaire à affaiblir l’État haïtien et dans quel but? 

« L’État haïtien a été considérablement affaibli, principalement par les États-Unis d’Amérique. La volonté délibérée d’affaiblir un État et sa production nationale de nourriture, est un moyen de le contrôler sans avoir nécessairement recours à des moyens tyranniques. L’élimination totale des porcs créoles sous la dictature de Jean-Claude Duvalier, en raison, soi-disant, de la peste porcine africaine, s’est traduite par la destruction totale du cheptel porcin créole. Les États-Unis sont responsables de cette catastrophe, comme toujours avec la complicité de l’élite haïtienne. Cela a eu un effet dévastateur sur la paysannerie du pays. D’ailleurs, les bisons d’Amérique, pendant la conquête de l’Ouest, ont subit le même sort. C’était une façon de forcer les Indiens d’Amérique à accepter de rentrer dans les réserves. La même approche a été utilisée avec le peuple haïtien afin que les paysans, privés de toutes leurs ressources et de leur capacité d’économiser à travers le cheptel porcin, soient poussés à se rendre dans les villes et à venir constituer cette armée d’ouvriers non qualifiés et bon marché pour les industries délocalisées de l’Amérique du Nord vers les pays du Sud. Pour moi il y a une extraordinaire coïncidence dans la vision et dans la stratégie. »




Dans le stationement d'une banque du quartier riche de Pétionville: des 4X4 d'ONG internationales.
 

Esclavagistes ou sauveurs?


Les Haïtiens peuvent-ils devenir maîtres de leur destin ou sont ils « les premiers artisans de leur malheur », des « paresseux », « incapables de débrouillardise », selon certains journalistes arrivés à ce constat après avoir côtoyé quelques jours les cercles fermés des élites à la tête de l’économie haïtienne? L’organisme AKASAN s’efforce de bâtir l’autonomie du peuple haïtien en créant des liens entre la diaspora et les ONG locales. Jean Saint-Vil explique : « AKASAN, c'est l'effort collectif des fils et filles d’Haïti se soutenant jusqu'au bout. Ce principe part du constat que les Haïtiens ont perdu confiance en eux-mêmes ». 




À l'hôpital Sainte-Croix, Jean Saint-Vil explique à des citoyens de Léogâne en quoi consiste le projet AKASAN.

Les trente dernières années en Haïti ont été marquées par la dictature et les coups d’État. « L’espoir de 1990, avec l’élection de Jean-Bertrand Aristide, a été anéanti par le premier coup d’État organisé par George Bush en 1991. Le retour de la démocratie en 1994, a ravivé cet espoir, de nouveau ruiné par le deuxième coup d’État, celui de George W. Bush en 2004, fomenté avec la complicité du Canada et de la France. Entre-temps des organisations ont envahi le pays, des organisations mal nommées, les ONG, qui, en réalité sont toutes dépendantes de gouvernements étrangers. Elles ont envahi tout l’espace haïtien, que ce soit dans le domaine de l’agriculture, de l’alimentation, de l’éducation, etc. L’image soutenue dans ces organisations étrangères, c’est l’image raciste où c’est le Blanc qui tend la main au Noir qui a toujours besoin d’aide. Cette idée s’est imprégnée dans l’imaginaire des gens qui ont accepté cette image, sans contexte, sans comprendre que si aujourd’hui, partout sur la planète, le Noir est pauvre et le Blanc est riche, c’est parce qu’il y a eu une guerre depuis 1441 lorsque les Portugais ont commencé à attaquer la côte Ouest de l’Afrique et depuis ce temps, les nations africaines sont en déclin et les Européens s’enrichissent. »


Selon lui, l’abus des Haïtiens ne se limite pas à l’aspect physique, mais s’accompagne d’un viol psychologique tout aussi dommageable. 

« Aujourd’hui, un Haïtien ne peut prier Dieu sans concevoir l’image d’un vieillard blanc. Il ne peut pas concevoir Dieu comme un être qui lui ressemble. Cette conception est un produit du modèle colonial reposant sur les trois « m », les militaires, les marchands et les missionnaires. Les premiers se chargent de la conquête, pour les seconds, qui à l’époque vendaient des humains et volaient leur or, et les troisièmes servent à justifier le crime commis. Le rôle de ces derniers à l’époque de l’esclavage, était de convaincre l’esclave Africain qu’il était naturel que le Blanc soit servi par le Noir. Or, Haïti a été le premier territoire libéré de cet enfer. En 1804, c’est un îlot de liberté. Partout sur le continent c’est l’esclavage racial qui sévit. Et c’est pourquoi, il y a eu combinaison des forces armées européennes pour étouffer ce pays. Et ils l’ont fait de façon concrète, non seulement en empêchant les Haïtiens de commercer avec qui que ce soit, mais en exigeant que le pays paie des réparations aux blancs qui ont perdu leurs propriétés à cause de la révolution haïtienne. Il est essentiel de connaître cette histoire pour comprendre pourquoi ce pays est si appauvri aujourd’hui. On ne peut mettre la pauvreté que l’on voit ici sur le dos des gens victimes de 10 ans, 20 ans 50 ans voir de 200 ans de dictature! La majorité des gens que vous voyez ici ont toujours été pauvres! »

Jean Saint-Vil, n’est pas tendre à l’égard des ONG. « Aujourd’hui les ONG que vous voyez partout en Haïti font la même chose que les missionnaires faisaient à l’époque de l’esclavage : ils arrivent et disent qu’ils viennent aider, tout comme les missionnaires étaient ici pour sauver les âmes. »


S’agit-il de propagande ou sont-elles réellement utiles ces ONG? On ne peut pas dire qu’elles ne servent à rien. Les citoyens vous diront qu’ils les apprécient et leur font davantage confiance qu’à leurs propres organismes. Pour M. Saint-Vil, on trouve encore dans cette mentalité la trace de ce matraquage psychologique de petit peuple incapable, inférieur aux étrangers, aux Blancs, intègres et dévoués aux pauvres Haïtiens. « Les gens des ONG en Haïti ne sont pas à Cité soleil, vivant avec les pauvres! Non! Ils sont à Montagne Noire, dans les hauteurs de Pétionville, vivant avec les riches Haïtiens! Lorsqu’on sort du centre-ville de Port-au-Prince et que l’on monte dans les montagnes, les gens changent de couleur : plus on monte, plus les gens deviennent blancs! Et ils ont chez-eux, des gens qui travaillent comme domestiques et c’est cette image, qui est considérée normale! Ils ramassent des millions de dollars au nom des pauvres orphelins d’Haïti pour profiter d’un niveau de vie qu’ils ne peuvent pas se permettre dans leur propre pays! C’est ça les directeurs d’ONG en Haïti. »






En Haïti d'innombrables véhicules arborent des slogans religieux. 
 






L'aide du Canada: des bâches blanches rayées de noir avec l'inscription Canada (en comparaison voir les tentes du Venezuela que l'on peut voir un peu plus bas).



Le Venezuela, un pays bien moins riche que le Canada, a offert aux Haïtiens des tentes de qualité. 


Générosité empoisonnée

M. Saint-Vil tente tant bien que mal de dénoncer les organismes qui s’empressent d’aller « sauver » son pays d’origine, ainsi que les dirigeants étrangers, dont le discours vertueux masque bien maladroitement leur vision colonialiste et leurs intérêts commerciaux. Toutefois, cette tâche se révèle très ardue étant donné la complicité usuelle des médias dominants, et celle des médias dits progressistes comme Al Jazeera English, qui, dans le cas d’Haïti, se comporte comme tous les grands médias. « J’ai fait des trentaines d’entrevues depuis le séisme, confie Jean Saint-Vil, mais jamais à Radio-Canada. » Lors d’une entrevue avec Al Jazeera sur la terrasse de leur forteresse de Pétionville, au bord de la piscine, invisible pour les téléspectateurs qui, eux, ne voient que les débris de l’une des rares maisons du secteur à s’être écroulée, le discours de M. Saint-Vil a été censuré par des difficultés techniques. Problèmes de son. Étrangement, le journaliste, après avoir privé le représentant d’AKASAN du micro, a continué à parler à la caméra comme si de rien n’était. « C’est bizarre, ironise M. Saint-Vil,chaque fois que je dénonce les milliards que la France doit à Haïti, on me coupe la parole ou il y a des problèmes techniques. »

Le 1er avril, au lendemain de la conférence de New York, en première page du quotidien La Presse, une photo de Bill Clinton avec le premier ministre haïtien Jean-Max Bellerive et le grand patron de Coca-Cola, portant « un toast au lancement du projet Espoir pour Haïti [1] ». Espoir? Quel espoir? N’est-il pas absurde que Bill Clinton « copréside » le plan de reconstruction? Que celui dont le gouvernement est grandement responsable de la récente crise financière, par l’abolition du Glass-Steagall Act, soit choisi pour « s’assurer que l’aide soit utilisée à bon escient [2] »? Au-delà de cette aberration, toujours et encore cette image du Blanc honorable qui vient sauver le «pauvre petit Haïtien misérable, malhonnête et incapable et de diriger son pays» sans « l’aide » de celui-là même qui l’exploite depuis toujours.




Un graffiti à Port-au-Prince: À bas Clinton.
 



Plage de Jacmel: un bateau sur lequel est écrit délivrance. En Haïti, c'est Dieu avant tout, un slogan très courant chez ce peuple très croyant.

On envahit un pays, on exploite son peuple, on lui vole ses présidents élus démocratiquement pour les maintenir dans la misère pour ensuite « voler à son secours ». Le seul espoir que peut avoir Haïti aujourd’hui, c’est de mettre un terme à cette spirale infernale qui l’appauvrit depuis toujours, de ce libérer de ce commerce de « charité » d’une indicible malhonnêteté .


Notes

1. La Presse, 1er avril 2010, page 1.

2Ibid

Photos, Julie Lévesque, Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) 2010.

Julie Lévesque est journaliste et chercheure au Centre de recherche sur la mondialisation (CRM).