Immigration, travail, xénophobie et la langue

2010/04/19 | Par Pierre Dubuc

Dans plusieurs des commentaires émis suite à la divulgation des résultats d’une étude sur l’intégration au marché du travail des immigrants du groupe CIRANO transpirait une accusation à peine voilée de xénophobie à l’égard du peuple québécois. « Au Canada, les immigrants s’intègrent en premier lieu au marché du travail, ensuite à la société. Au Québec, il faut d’abord s’intégrer à la société, avant de pouvoir trouver du travail », a-t-on entendu sur les ondes de Radio-Canada.

Si ces commentateurs et éditorialistes avaient pris la peine de croiser les résultats de l’étude du groupe CIRANO avec celle produite par l’équipe de Pierre Curzi, ils en seraient arrivés à une toute autre conclusion. Avec un peu de perspicacité, ils auraient peut-être même pu percer le « mystère de Québec » avec plus de succès que Clotaire Rapaille.


Immigration et chômage : Québec, une société distincte

« Le Québec accueille des immigrants plus éduqués, qui maîtrisent mieux le français, mais qui ont beaucoup plus de difficultés à se trouver un emploi qu'il y a 25 ans. » C'est le constat que font Maude Boulet et Brahim Boudarbat, deux chercheurs du CIRANO, un centre de recherche affilié à l'Université de Montréal, dans leur étude intitulée « Immigration au Québec : Politiques et intégration au marché du travail ».

Les médias ont fait largement écho à leur recherche, en soulignant à gros traits les différences avec les autres provinces du Canada. Ainsi, selon les auteurs, le taux d’emploi de la population native du Québec était de 11,4 points de pourcentage supérieur à celui des immigrants, alors qu’il était de 5 points en Ontario, de 5,1 points en Colombie-britannique et de 4,9 points dans l’ensemble du Canada.

Comme le taux d’emploi des natifs du Québec était similaire à celui des autres provinces, l’écart plus élevé constaté au Québec est essentiellement attribuable à un taux d’emploi inférieur des immigrants.

Ce que confirme le taux de chômage des immigrants québécois. Il est, en effet, 6% plus élevé que celui des natifs du Québec. Cet écart est considérablement supérieur à celui observé dans les autres provinces. Par exemple, l’écart est de 1,8% en Ontario, de 0,7% en Colombie-britannique et de 1,4% dans l’ensemble du pays.

 

Un revirement de situation depuis 1981

Ces données indiquent un revirement de situation au cours des 25 dernières années. Alors que le taux d’emploi des immigrants était supérieur à celui des Canadiens de naissance vivant au Québec en 1981 (74,5% contre 67,5%), la situation était inversée vingt-cinq ans plus tard.

En 2006, le taux d’emploi des Canadiens de naissance vivant au Québec était de 82,6% alors qu’il était de 71,2% pour les immigrants, soit un taux d’emploi moindre qu’en 1981. La même situation prévaut pour le taux de chômage. Alors que le taux de chômage des immigrants était plus faible que celui des natifs en 1981, il était plus élevé en 2006.

Autre donnée troublante, l’écart de salaire hebdomadaire moyen entre immigrants et natifs s’est creusé entre 1980 et 2005. Il était de 3,3% inférieur en 1980. Il est aujourd’hui de 14% inférieur. Conséquemment, le taux de faible revenu des immigrants québécois a considérablement augmenté de 1980 à 2000, passant de 18,4% à 31%.

Mais la chose la plus étonnante est que 51 % de ces immigrants arrivent avec un diplôme postsecondaire. Une progression phénoménale en vingt ans.

 

La cause : le pays d’origine ou la langue parlée?

Les auteurs de l’étude identifient comme première cause de cette situation le pays d’origine des immigrants. Ce sont en effet les immigrants originaires d’Afrique du Nord et d’Asie méridionale qui, avec des taux respectifs de 18,8% et 19,1%, connaissent les taux de chômage le plus élevé.

Attardons-nous à la situation des immigrants originaires d’Afrique du Nord. Ils maîtrisent mieux le français, sont issus en plus grande proportion de la tranche d’âge susceptible de participer au marché de l’emploi et ont un niveau d’éducation qui les rend plus susceptibles de s’intégrer au marché de l’emploi, nous disent les auteurs de l’étude. Mais il n’en est rien.

Quelle en est la cause? Les auteurs énumèrent différentes explications possibles : le manque d’initiative des immigrants, la discrimination de la part des employeurs, la défaillance ou l’inadaptation des politiques et des institutions québécoises.

Mais, perdue à la page 70 dans le rapport, il y a une autre explication fort éclairante. « Ce qui est le plus surprenant, c’est que lorsqu’on apprécie l’effet de parler en français ou en anglais sur le salaire horaire des immigrants, on note que c’est la capacité à parler en anglais qui importe le plus au Québec », écrivent les auteurs en citant une étude de Statistique Canada.

« Cette situation, ajoutent-ils, mérite qu’on s’y attarde davantage puisque la politique de sélection des immigrants du Québec met l’accent sur la connaissance de la langue française. » Mais, évidemment, les auteurs de l’étude ne s’y attardent pas eux-mêmes.

 

À Montréal, l’anglais est exigé

Pierre Curzi et son équipe, eux, se sont justement préoccupés de cette situation dans leur document « Esquisse du vrai visage du français au Québec. Analyse de la situation. » Voici quelques faits saillants de leur étude intéressants pour notre propos.

-  20% des grandes entreprises (100 employés et plus) n’ont pas leur certification de l’Office de la langue française. Ce nombre est sans doute encore plus important à Montréal où se concentrent les immigrants.

-  Les entreprises de 50 à 99 employés sont elles aussi soumises à la certification, mais l’Office québécois de la langue française n’a pas les moyens de vérifier si elles se conforment à la loi.

-  Les travailleurs des entreprises de moins de 50 employés, qui ne sont pas assujettis à la loi 101,  représentaient près du quart des employés totaux du secteur privé en 2006.

-  Les entreprises sous compétence fédérale ne sont pas soumises à l’application de la Charte de la langue française. Cela touche 200 000 personnes.

-  Au total, on dénombre 837 000 travailleurs qui oeuvrent dans des entreprises non tenues d’appliquer la Charte.

-  Le quart des personnes travaillant sur l’île de Montréal utilisaient uniquement ou principalement l’anglais.

-  Sur l’île de Montréal, seulement 56 % des propriétaires et 67 % des membres de conseil d’administration des petites entreprises sont de langue française.

-  Sur l’île de Montréal, 75 % des petites entreprises ont demandé aux postulants de connaître l’anglais, soit 40 % pour tous les postes offerts et 35 % pour certains postes seulement.

 

Un sous-prolétariat francophone allophone

L’analyse de Pierre Curzi fait référence à l’étude de Statistique Canada évoquée par le groupe CIRANO, mais en y accordant l’importance qu’elle mérite. Cette étude révèle que le taux d’emploi des nouveaux arrivants adultes au Québec augmente en fonction de leur degré de maîtrise de l’anglais mais que les résultats en rapport avec leur degré de connaissance du français sont « moins réguliers ». Dans l’ensemble, la connaissance de l’anglais augmenterait davantage les chances de dénicher un emploi que celle du français.

L’étude nous apprend aussi que le fait de parler assez bien, bien ou très bien l’anglais commande un salaire plus élevé que le même niveau de compétence en français. L’équipe Curzi en conclut que les messages en provenance du monde du travail indiquent aux immigrants que c’est l’anglais, et non le français, qui est la langue de la réussite de l’intégration économique au Québec.

Le professeur Charles Castonguay qui, le premier a attiré l’attention sur cette étude, en concluait devant la Commission Bouchard-Taylor que « cette stratification socioéconomique de la langue d’assimilation des immigrés à Montréal, en parallèle avec celle de la langue de travail, tend à reproduire le clivage qui affligeait la société québécoise d’avant la Révolution tranquille. Les nouvelles recrues francophones se situent au bas de l’échelle et les nouveaux anglophones se concentrent plutôt aux échelons supérieurs ».

Dans son livre « Avantage à l’anglais. Dynamique actuelle des langues au Québec » (Éditions du Renouveau québécois), il constatait qu’on était « en train de reproduire, pour ainsi dire, un sous-prolétariat francophone à même la nouvelle population allophone ».

Dans le (trop bref) constat de la situation linguistique du rapport Bouchard-Taylor (p.209), les commissaires soulignent : « Selon diverses recherches (de Jean Renaud et ses collaborateurs, de Charles Castonguay), le français perdrait de l'attrait dans la sphère économique. L'avantage que procure la maîtrise de cette langue comme facteur d'embauche au Québec aurait substantiellement diminué. Les immigrants qui s'en tiennent au français seraient défavorisés. »

 

Double discrimination

Il est vrai que bon nombre d’immigrants, particulièrement ceux originaires d’Afrique du Nord, sont victimes de discrimination parce qu’ils sont de religion musulmane. Ce son de cloche s’est fait souvent entendre au fil des audiences de la Commission Bouchard-Taylor.

Mais à cette discrimination, s’ajoute celle qui provient du fait qu’ils ne connaissent pas suffisamment l’anglais. À la discrimination raciale ou religieuse, s’ajoute une discrimination linguistique!

 

En concurrence avec les Québécois francophones dans la fonction publique

Une conséquence tout à fait normale de cette situation est d’amener ces immigrants à entrer en concurrence avec les francophones pour des emplois dans la fonction publique québécoise.

Nous savons que la création, lors de la Révolution tranquille, d’une fonction publique moderne et fonctionnant en français a servi à la promotion des Québécois francophones discriminés sur le marché du travail du secteur privé où l’anglais dominait.

Aujourd’hui, il est remarquable de constater que les immigrants francophones focalisent leurs interventions sur la discrimination dont ils sont victimes dans la fonction publique et non sur le marché du travail dans le secteur privé.

Après tout, pourquoi ne réclameraient-ils pas leur juste part de représentation dans la fonction publique si on les a sélectionnés en fonction de leur connaissance du français? Et pourquoi revendiqueraient-ils la francisation du marché du travail si les francophones eux-mêmes ne le font pas avec plus de vigueur?

L’abandon de la lutte pour la francisation du marché du travail met les Québécois de souche et les immigrants francophones en concurrence les uns avec les autres pour des emplois dans la fonction publique et cela provoque nécessairement des tensions. La relance de la lutte pour la francisation du marché du travail, telle que le proposent le Parti québécois et Pierre Curzi, aurait l’effet contraire, soit de les unir.


Le mystère de Québec percé 

L’importance de la connaissance de l’anglais pour se trouver un emploi à Montréal explique sans doute aussi en partie l’attitude différente des gens de Montréal et de Québec à l’égard de la fonction publique et de l’État en général.

À Québec, les emplois se font plus rares dans la fonction publique avec la politique du gouvernement de ne remplacer qu’un départ à la retraite sur deux, mais le marché du travail du secteur privé offre plus de débouchés aux francophones parce qu’il fonctionne essentiellement en français.

À Montréal, les francophones qui ne maîtrisent pas bien l’anglais comptent encore beaucoup sur les possibilités d’avancement qu’offre la fonction publique. Mais, en plus d’être également victimes de la politique de ne remplacer qu’un départ à la retraite sur deux, ils doivent faire face à la concurrence des immigrants francophones qui se plaignent avec raison d’être victimes de discrimination.

On peut donc émettre l’hypothèse que les Montréalais accordent beaucoup plus d’importance au maintien et à l’accroissement du rôle de l’État que les gens de Québec et ont donc un comportement politique et électoral différent. Une hypothèse qui mériterait d’être approfondie, comme on aime l’écrire dans les études universitaires.