Il ne faut pas reconstruire Haïti

2010/04/29 | Par Denis Blondin

L’auteur est anthropologue

 

Les tremblements de terre ne détruisent pas les pays.

Dans sa chronique du Devoir des 24-25 avril 2010, Gil Courtemanche pose la question : Faut-il reconstruire Haïti? Sa réponse, c’est qu’il ne faudrait pas reconstruire le pays dysfonctionnel d’avant le séisme mais d’abord investir dans l’éducation, en en faisant si nécessaire une condition imposée par les bailleurs de fonds.

Pour une rare fois, je ne suis pas du tout d’accord avec lui. D’abord, de qui est-il question dans cette question? De Nous : faut-il que Nous reconstruisions Haïti? Il n’en peut être autrement lorsque les choix à faire sont ceux des « bailleurs de fonds ».

Sur ce point crucial, je pense que nous sommes enfoncés jusqu’au cou dans l’erreur et l’illusion. L’illusion que nous, avec notre argent et notre culture supérieure, pourrions, si nous le voulions, faire les bons choix et reconstruire un pays viable qui serait mis à la disposition des Haïtiens.

Où, dans le monde ou dans l’histoire, avons-nous vu un pays être construit ou reconstruit par d’autres que ses habitants?

Un pays, ce n’est pas un territoire et des bâtiments. Ce n’est pas non plus une collection de lois qui règlent le fonctionnement des institutions politiques ou économiques. C’est un peuple et la culture qu’il s’est donnée.

Penser que nous pourrions reconstruire Haïti, c’est exactement le genre de rêve fou du docteur Frankenstein qui voulait insuffler la vie à une créature obtenue en recousant des parties de corps humains.

Et  pourtant, dans ce cas, le concepteur pouvait à tout le moins mener son projet farfelu avec la cohérence normale qu’un individu peut fournir, ce qui n’est absolument pas le cas avec les projets farfelus menés par « l’aide internationale » ou « les bailleurs de fonds ».

 

Les tremblements de terre ne détruisent pas les pays.

Après la dernière guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon, bien plus détruits qu’Haïti par les bombardements, ont bénéficié de plans de financement extérieurs de la part des « bailleurs de fonds » pour faciliter leur reconstruction matérielle mais ils n’ont jamais eu besoin d’être reconstruits en tant que pays, pour la bonne raison que le bombes n’avaient pu détruire que du matériel. Pas la culture ou les institutions.

Les Haïtiens ne sont pas moins intelligents que les Allemands ou les Japonais, même si leurs institutions avaient déjà été sabotées bien avant qu’un séisme ne détruise en plus une partie de leurs infrastructures matérielles.

Avant de discuter des choix que Nous pourrions faire pour l’avenir d’Haïti, il faudrait d’abord se demander pourquoi ce pays a pu être désorganisé à ce point, bien avant le séisme du 12 janvier. Cette question demanderait de longs développements, tant notre compréhension générale du sous-développement est viciée par les manipulations et la propagande menées par les vrais maîtres du monde qui tentent de nous faire croire que la pauvreté découle de la surpopulation, du climat ou des catastrophes naturelles, de la culture ou des institutions locales, mais jamais des règles qu’ils ont eux-mêmes imposées dans le jeu des échanges économiques et politiques internationaux.

Depuis qu’ils ont été systématisés aux xviiie et xixe siècles, les rapports internationaux de domination créent de la pauvreté dans certaines zones de la planète, en même temps et pour les mêmes raisons qu’ils accumulent la richesse dans d’autres zones.

C’était le cas dans les empires coloniaux et c’est toujours le cas de nos jours, même si la géographie de la richesse s’est un peu complexifiée, mais à partir du milieu du xxe siècle, les choses se sont drôlement aggravées.

C’est que les colonies, jusqu’alors gérées par un seul maître à la fois, pouvaient être exploitées à volonté mais elles n’avaient pas à supporter les conséquences désastreuses du régime d’incohérence qui a été établi au moment où elles sont devenus « indépendantes » sur papier mais en réalité soumises à la prédation de n’importe quelle grande puissance politique ou économique.

Comme un grand nombre de pays d’Afrique ou d’ailleurs, Haïti a sombré dans les affres d’un nouveau type de sous-développement, issu principalement de l’incohérence des décisions imposées par des maîtres qui s’ignorent les uns les autres : les Grandes Puissances, les multinationales, les organisations internationales, les dizaines de milliers d’ONG[1], les réseaux mafieux, le Pape, etc., et bien sûr aussi les mafias locales et la plupart des gouvernements locaux.

 

La vraie question

La véritable question qu’il faudrait poser est la suivante : croyons-Nous que, si Nous leur en laissions la chance, les Haïtiens auraient l’intelligence requise pour organiser une société viable et prendre en charge leurs besoins matériels ou autres?

Du bout des lèvres, tout le monde répondrait « oui » mais les « mais » suivraient rapidement : pas tout de suite, pas sans support, pas sans le concours de la diaspora, etc. Bref, peut-être des Haïtiens le pourraient-ils mais il faudrait d’abord que, d’une façon ou d’une autre, quelqu’un leur apporte un quelconque ingrédient magique tel que « l’éducation ».

Et pourtant, dans l’histoire de l’humanité, la grande majorité des pays ont été créés par des humains sans « éducation », au sens où nous l’entendons de nos jours…

En observant de loin la mise en œuvre des secours dépêchés en Haïti en janvier dernier, il m’a semblé clair que pour la quasi totalité des intervenants et commentateurs, « les Haïtiens » étaient des corps souffrants ou indemnes, affamés ou pas, et aussi des êtres dotés d’émotions humaines mais jamais des personnes douées de compétences qui auraient pu être mises à profit dans l’organisation des secours.

Ainsi, plus de deux semaines après le séisme, le maire de Port-au-Prince confiait à un journaliste de La Presse qu’il devait s’en remettre à la gentillesse de tel ou tel employé de l’ONU pour pouvoir utiliser un moment un ordinateur ou faire quelques appels téléphoniques.

On avait transporté sur place des dizaines de milliers de secouristes et des tonnes d’équipements mais personne, semble-t-il, n’avait cru utile de fournir des équipements de base à un leader élu pour qu’il puisse mettre ses compétences à profit.

Plus récemment, quand les « bailleurs de fonds » ont annoncé le total de leurs investissements à venir (plus de dix milliards de dollars), la même logique prévalait, même si on a pu demander la signature du Président ou du Premier ministre sur un quelconque document d’acceptation.

Tout le problème d’Haïti est là, dans son statut de bénéficiaire n’ayant pas un mot à dire dans les décisions qui le concernent. En attendant, l’avenir qui lui est préparé est à peu de choses près celui du plus grand camp de réfugiés sur la planète – des réfugiés dans leur propre pays.

Les Haïtiens, comme tous les autres peuples de la planète, possèdent de façon innée les compétences nécessaires pour créer des cultures, façonner des institutions et prendre en charge leurs propres besoins – c’est là un simple constat factuel. Ils l’ont fait aussi longtemps qu’ils n’en ont pas été empêchés.

Ils n’ont besoin que de liberté, de responsabilité réelle et d’une dignité reconnue mais si on les prive de ces trois ingrédients essentiels pour les réduire à l’état de dépendance, leurs compétences sont momentanément réduites ou anéanties.

Si Nous souhaitions vraiment qu’ils puissent prendre leur destin en main, Nous ferions en sorte de reconnaître et de respecter cette dignité, cette liberté et cette responsabilité. Nous cesserions de tout leur imposer, en prétendant assumer nous-mêmes, par pure grandeur d’âme, la responsabilité de leur bien-être ou de leur simple survie.

Nous pourrions faire preuve de solidarité en cas de coup dur, comme nous le faisons lorsqu’une tempête de verglas désorganise temporairement nos services, mais nous n’en profiterions pas pour remettre en place des régimes de dépendance et de déresponsabilisation qui sont ultimement fondés sur la croyance inavouée en l’inaptitude des assistés.

 


[1] Seulement en Haïti, leur nombre est évalué entre 10,000 et 15,000 mais personne n’en connaît le nombre exact. Dès lors, comment penser que leurs interventions puissent être coordonnées à l’intérieur d’un plan global de développement?