La vente du National Post

2010/05/18 | Par Claude G. Charron

Deux questions se posent chaque fois que le National Post change de mains. Premièrement, son nouvel acquéreur réussira-t-il à faire dévier l’opinion publique vers une droite dure ? Deuxièmement, s’il y réussit, qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire pour le Québec?

Quand, en 2001, le Manitobain, Israël Asper, alors propriétaire du réseau de télé Global, acheta le groupe de presse Hollinger, les journalistes de The  Montreal Gazette avaient manifesté une certaine crainte que leur quotidien ne devienne qu’une filiale du National Post. Ceci ne se produit point. À part, dans les premiers mois, quelques éditoriaux signés par un des Asper, The Gazette garda son autonomie. Et sa propre ligne éditoriale.

Le quotidien est donc resté en marge de la guerre des médias qui, depuis l’arrivée de l’internet, se joue tout autant au Québec que dans le reste du Canada.

Mais revenons à 1998, année où Conrad Black fonde le National Post. Il le fait parce qu’il est convaincu de supplanter la famille Thompson en délogeant le Globe and Mail de son titre de Canada’s national newspaper. Mais l’objectif n’a jamais été atteint.

Malgré une présentation moins austère, le National Post n’obtient jamais un tirage susceptible de siphonner à son avantage suffisamment de grands conglomérats annonçant dans le Globe. Résultats : par rapport aux sommes investies, les revenus n’augmentèrent guère. Et les dettes s’accumulèrent.

Faut-il comprendre que Conrad Black et Izzy Asper se soient trompés dans la possible montée au sommet du tirage d’un journal véhiculant un message carrément à droite ? Les deux larrons n’ont peut-être pas assez tenu compte que, dans la grande région torontoise, ce n’est point le Globe, mais bien le Toronto Star qui règne en maître. Avec journellement ses quatre-cent-mille exemplaires vendus, ce quotidien détient le championnat du quotidien le plus lu au Canada.

Ce que l’on ne sait pas suffisamment à l’est de l’Outaouais, c’est que, par son origine et son parcours, le Toronto Star est le  quotidien canadian ayant le plus œuvré à l’émergence de l’État-Providence au Canada.

Par son origine : ce sont des employés en grève qui, en 1892, ont fondé ce qu’au départ ils ont appelé The Evening Star. Parcours particulier : ce quotidien est intimement lié à celui d’un certain Joseph Atkinson qui, de 1899 à 1948 était son rédacteur en chef. Or, la pensée d’Holy Joe Atkinson y souffle encore. On y souhaite encore un Canada uni et indépendant; on se bat pour une certaine justice sociale, pour les libertés civiles et individuelles et pour que les droits des travailleurs soient respectés. Le Toronto Star se campe donc à  gauche du Globe. Donc très à gauche du Post.

Il ne pouvait donc faire autrement que, dans certaines officines de Bay Street, on ait tremblé juste à la pensée que Torstar, propriétaire de ce journal gauchisant, puisse faire une offre d’achat à CanWest.  Il semble donc que l’on a travaillé fort pour que cette petite révolution ne se produise. Et c’est un groupe d’hommes d’affaires sous l’égide d’un certain John Godfrey qui a raflé la mise.

Un John Godfrey qui a déjà les pieds dans la boîte. C’est lui qui, depuis le  début de l’année 2009, dirige le National Post. Avec une ligne éditoriale qui n’a guère changé puisque ce Godfrey est aussi à droite de l’échiquier politique que le sont Black et Asper confondus.

C’est ainsi que, dans l’actualité immédiate, un National Post dirigé par Godfrey combat avec ceux qui tentent de rendre l’avortement à nouveau illégal au Canada. Le 14 mai à la une: photo d’une militante pro-vie qui manifeste en face du parlement. Collée à ses lèvres, un large scoth tape avec le mot LIFE en grosses lettres. Tout à gauche du visage de la demoiselle, le texte de John Ivison: Can we as adults not have a mature discussion  La question d’Ivison est superflue tant ce journal ne noircit ses pages d’aucun texte venant des pro-choix.

Même attitude concernant Israël. Sans aucun égard pour les juifs dissidents, sont traités d’antisémites tous ceux qui s’érigent en faux contre les politiques de l’État hébreux. C’est ainsi que ce journal a défendu les positions du Conseil d’administration de Droit et Démocratie contre feu le président Beauregard. Et que c’est sans appel qu’il a condamné le Syndicat canadien de la fonction publique (CUPE), ainsi que l’Église anglicane pour avoir prôner un boycott des produits israéliens afin que cesse ce que les deux institutions appellent «un apartheid contre les Palestiniens vivant en Israël et dans les territoires occupés».  

On pourrait supposer que ce soit le fait d’un tel droitisme, tant économique qu’ultrareligieux, qui fait que le National Post n’atteint pas son seuil de rentabilité. Ce n’est pas ce que pense Godfrey qui croit que les problèmes passé du National Post viennent plutôt qu’il a été trop lent à se mettre à l’heure du numérique.

La révolution numérique. À la place des employés du National Post, de la Gazette, de l’Ottawa Citizen et du Vancouver Sun, je me méfierais.  Godfrey dirigeait le Toronto Sun le jour où Pierre-Karl Péladeau en a fait l’acquisition. Il  était en poste depuis 1984, peu de temps avant qu’il devienne proche conseiller du très conservateur Frank Miller lors de la brève période où celui-ci a été premier ministre de l’Ontario.

En 1998, alors que, six ans auparavant, il avait remplacé Doug Creighton comme directeur général du Toronto Sun, Godfrey s’allie à Conrad Black devenu propriétaire de la chaîne Southam. Il l’aide à réussir un troc : s’accaparer du Financial Post en échange de quatre journaux du sud-ouest ontarien. Quelques mois plus tard, Tolstar cherche à acquérir Sun Media par une OPA de 748 millions de dollars. Trois autres mois plus tard avec une offre haussée à 983 millions, Quebecor Media emporte la mise.

Paul Godfrey a ici joué un important rôle. Or, en avant-première de ce qui se passera plus tard au Journal de Québec et au Journal de Montréal, PKP a su l’utiliser pour «faire le ménage» au Toronto Sun. Résultat : 180 journalistes et employés ont perdu leur emploi.

Et si, avec la bénédiction de PKP, Godfrey a su si bien œuvrer au Toronto Sun, qu’est-ce qui fait que les journalistes du Post…et de notre bonne vieille Gazette se sentent aujourd’hui si plein d’espoir ?

Une question demeure. N’ayant pas en mains l’entièreté des moyens de communication modernes, Godfrey ne peut faire autant que notre Pierre-Karl avec ce que l’on appelle «de la convergence» tant du côté des annonceurs que de celui d’une capacité de manipuler l’opinion publique.  On sait comment, en Italie, Berlusconi se sert de cette convergence. On sait comment Pierre-Karl s’en est admirablement bien servi ici pour, chaque jour, nous faire trembler. Mille fois répéter que «Le Québec est dans le rouge». 

Godfrey gagnera-t-il son pari? L’avenir nous le dira. Comme il nous dira si Pierre-Karl et nos lucides vont gagner leur pari : faire enfin dévier le modèle québécois vers une «normalité» tout-à-fait néolibérale.