Québécois de service

2010/06/08 | Par Michel Rioux

« Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour tomber dans le dualisme linguistique… La colonisation converge vers la catalepsie sociale et historique du colonisé. Tant qu’il supporte la colonisation, la seule alternative possible pour le colonisé est l’assimilation et la pétrification. »

        – Albert Memmi, Portrait du colonisé

Je sais. Il n’est pas de bon ton aujourd’hui d’appeler les choses par leur nom. Ainsi, il serait ringard de parler de classes sociales. Il n’y a plus de classes, c’est bien connu. Idem pour la Conquête. Comme il n’y a pas de conquérants, il n’y a donc pas de conquis. Et pourtant…

Pacelli Desrosiers – ainsi nommé à n’en point douter en l’honneur du pape Pie XII, né Pacelli – venait d’un hameau à mi-chemin de Matane et Amqui, dans la vallée de la Matapédia. C’est lui qui m’a montré comment siffler avec deux doigts, la journée même où le directeur du séminaire l’a interdit…

Puisqu’il est désormais interdit d’appeler les choses par leur nom au Parlement fédéral et que l’expression « Québécois de service » y est bannie, l’occasion se prête naturellement à l’exercice : en identifier quelques-uns qui, dans les décennies et les siècles passés, ont fait à Ottawa ou ici la job des Anglais.

Dans Le capitalisme et la Confédération, l’historien Stanley-Bréhaut Ryerson a démontré avec conviction comment des conquis finissent par adopter le point de vue des conquérants.

Certains l’ont fait avec panache, comme Sir Wilfrid Laurier, qui fut certes le plus flamboyant des Québécois au service des Anglais et de l’Empire, à un point tel d’ailleurs que le peuple, étourdi par les effets de toge et aveuglé par les shows de boucane, avait cru voir en lui un sauveur.

Ce qui en dit long cependant sur la chute dramatique en matière de qualité de ces Québécois de service, c’est d’entendre aujourd’hui Christian Paradis, ci-devant lieutenant québécois de Stephen Harper.

Sa dernière trouvaille : exiger le bilinguisme des juges de la Cour suprême du Canada serait une mesure discriminatoire à l’endroit des juristes unilingues français ! Même si en 143 ans de Confédération, nul n’a jamais songé à nommer à cette Cour un candidat unilingue français. La chose ne s’applique pas, bien entendu, aux candidats unilingues de la bonne langue. Et qui vient de soutenir que pour maintenir son poids politique au Parlement, le Québec n’avait qu’à faire des enfants ?

Mgr Lartigue, évêque de Montréal, ordonnait à ses prêtres en juillet 1837, au moment de la Rébellion, de refuser l’absolution à tous ceux qui prôneraient la résistance « au gouvernement sous lequel nous avons le bonheur de vivre ».

Le haut clergé n’a d’ailleurs jamais donné sa place quand il s’est agi de s’offrir en tant que Québécois de service. En témoigne le geste humiliant de Mgr Plessis quêtant auprès du gouverneur anglais « une assignation de revenu qui lui permettrait de servir plus efficacement le gouvernement de Sa Majesté… » Parlant de gouverneur, peut-on passer sous silence ce à quoi a accepté de se prêter la reine-nègre, comme l’a bien nommée VLB ?

Lors de l’inauguration de la statue des Braves à Québec en 1854, le député Étienne-Paschal Taché de s’écrier : « Non, je ne démentirai pas le sang qui coule dans mes veines; ce sang, comme celui de mes aïeux, est à la patrie, à la Souveraine (la reine Victoria) dont je suis le sujet et pour elle il est prêt à couler, quand il en sera temps. »

La trajectoire politique de Louis-H. Lafontaine et de Georges-Étienne Cartier estexemplaire à cet égard. Compagnons de Papineau, ils devinrent les plus zélés des défenseurs de l’Empire, l’un avec Baldwin, l’autre avec Macdonald. Le journal Le National, en juin 1858, dénonçait un « acte ignoble, inouï et qui ne pouvait être tenté que par un renégat politique de la trempe de Cartier ».

Québécois de service, on peut l’être aussi pour frapper ses frères en défendant les intérêts de capitalistes anglophones. C’est ce que fit le ministre Rodolphe Lemieux en Gaspésie, en 1909.

Pour mater le soulèvement des pêcheurs de morue, il donna l’ordre d’envoyer deux frégates, la Christine et la Canada. C’est ce que raconte Jacques Keable dans La révolte des pêcheurs. On peut l’être aussi pour enfirouaper ses compatriotes, comme l’a fait le ministre de la Justice de Mackenzie King, Ernest Lapointe, au moment de la crise de la Conscription.

Les cas plus récents des Trudeau, Chrétien, Lalonde et consorts font voir des états de service hors du commun. Et les 71 libéraux sur les 75 députés québécois à Ottawa qui ont voté la Charte et la Constitution de 1982 en furent parmi les plus illustres.

Aujourd’hui, Jean Charest s’inscrit comme un champion dans ce déshonorant sillage avec sa loi 103, lui qui plie devant les juges d’une cour étrangère et fait sien le point de vue du conquérant. Décrivant une situation semblable, Memmi avait prédit, en 1958 : « N’étant plus maîtresse de son destin, n’étant plus sa propre législatrice, la société colonisée ne peut plus accorder ses institutions à ses propres besoins. »