La solidarité syndicale internationale, quossa donne?

2010/06/23 | Par Maude Messier

Les alliances syndicales internationales contribuent-elles à l’émergence d’un contre-pouvoir essentiel dans la régulation sociale des entreprises multinationales?

Marc-Antonin Hennebert, professeur adjoint aux HEC Montréal, se penche sur la question dans une thèse de doctorat, «De la transnationalisation de l’action syndicale au sein des entreprises multinationales: une analyse du «Réseau Uni@Quebecor World», réalisée à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal.

L’aut’journal a rencontré l’auteur à qui l’on a récemment décerné le Prix 2009 de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) pour l’excellence de son travail.

 

LAJ : Vous mentionnez dès le début de votre thèse que, bien qu’abondante, la littérature scientifique sur les alliances syndicales internationales ne permet pas de comprendre les mécanismes internes et les relations constituantes de ces alliances. En quoi votre travail est-il différent?

M-A H. : Mon objet spécifique était d’étudier les relations entre les syndicats au sein de ces alliances, d’observer les dynamiques. La question des rapports nord sud entre organisations syndicales en est un exemple. Pour les syndicalistes du sud, les préoccupations des gens du nord sont souvent perçues comme une forme de protectionnisme. C’est la mise en concurrence des travailleurs du nord et du sud. En ce sens, le capital a bien fait son œuvre…

Ce n’est pas toujours évident de créer des solidarités internationales étant donné les niveaux de disparités économiques, de développement et les préoccupations des uns et des autres. C’est évidemment une barrière très importante à la création de solidarité. Ça faisait partie des questionnements qui m’intéressaient.

 

LAJ : En quoi la régulation sociale des multinationales doit-elle être envisagée comme problématique de base?

M-A H. : Le fait que certaines multinationales se comparent, sur le plan de leurs chiffres d’affaires, à des pays de taille intermédiaire et que, dans les 100 premières économies du monde, on y retrouve plus d’entreprises multinationales que d’États en dit long sur l’économie dans laquelle on vit!

Dans les États, même si les structures politiques et l’exercice de la démocratie ne sont pas parfaites, il y a les contrepoids: les citoyens votent, etc. Dans les entreprises multinationales, il n’y a pas de structures démocratiques implantées et pas de contre-pouvoir ni de contreparties. Ces entreprises sont donc beaucoup plus libres d’agir à leur guise, dans une certaines mesure, que les États. Dès lors, ça pose l’enjeu de leur régulation.

Certains disent, notamment les économistes néo-libéraux, qu’il faut laisser le marché s’autoréguler et que les conseils d’administrations de ces entreprises, qui défendent d’abord les intérêts de l’ensemble des actionnaires, sont là comme chiens de garde.

Or, nombre d’études ont démontré que, bien souvent, les conseils d’administration ne font pas du tout leur travail et que le modèle économique néo-libéral, qui suppose la libre concurrence et la mobilité parfaite de l’ensemble des facteurs de production, est un modèle qui, dans les faits, n’existe pas.

 

LAJ : La régulation sociale des multinationales est donc nécessaire de votre point de vue. Quel est le rôle des organisations syndicales dans ce contexte?

M-A H. : Il y a deux courants. D’abord, celui de la responsabilité sociale des entreprises (RES). Différents outils, tels que des chartes éthiques, des codes de conduite et des normes se construisent au niveau international et s’intègrent à ce grand mouvement. Le problème avec la RES, c’est que la plupart des outils développés sont des engagements unilatéraux de la part des employeurs.

La RES n’est pas une mauvaise chose en soi et certains employeurs, il faut le reconnaître, font des efforts honnêtes pour assurer à leur entreprise une meilleure responsabilité sociale, éthique et environnementale. Mais ça ne constitue en rien un contre-pouvoir.

Il est aussi beaucoup question de la place et du rôle des nouveaux mouvements sociaux. Les organisations syndicales représentent les travailleurs de l’entreprise et sont donc en droit de s’attendre à un certain dialogue avec l’employeur, ce que les mouvements sociaux, qui s’inscrivent à l’extérieur de l’entreprise, n’ont pas. À mon avis, les seules organisations détenant les ressources et la légitimité nécessaires pour créer un contre-pouvoir au sein de ces entreprises sont les organisations syndicales.

C’est un peu ça le contexte global: se dire que, dans la mesure où on n’est pas d’avis que le marché peut tout régler et qu’on ne croit pas que les outils de la RES sont suffisants, il faut donc miser sur l’action syndicale.

 

LAJ : Pourquoi avait choisi d’étudier spécifiquement le cas de Quebecor World?

M-A H. : C’est bien de Quebecor World et non pas Quebecor Media dont il est ici question, il faut faire la distinction. L’entreprise n’existe plus aujourd’hui, la plateforme européenne a été vendue à un groupe hollandais et le reste à une entreprise concurrente américaine.

À l’époque où je travaillais à l’Organisation internationale du travail à Genève, j’ai rencontré ce qu’on appelle des fédérations syndicales internationales (FSI), dont le UNI, «union network international». J’avais déjà dans l’idée d’étudier une entreprise multinationale canadienne. C’est eux qui m’ont suggéré d’utiliser le cas de Quebecor World parce qu’il s’y passait alors quelque chose au niveau des contacts entre syndicats et des campagnes corporatives.

Aux différents endroits où Quebecor World était implanté, il y avait des problèmes en matière du respect du droit d’association. J’ai donc été mis en contact avec les différents représentants syndicaux qui se rencontraient sur une base régulière. Je les ai suivis pendant quelques années pour voir un peu comment évoluait leur relation, comment se structurait cette alliance syndicale.

À partir de 2003, ce réseau est devenu très dynamique et ils ont commencé à mener des campagnes corporatives, dont la campagne «Justice@Quebecor» qui a mobilisé des gens de différents pays. C’était une campagne qui, comme toutes les campagnes corporatives, visait à dénoncer le comportement de la multinationale, mais sous-tendait en plus l’objectif de leur faire signer un accord cadre international (ACI).

 

LAJ : Qu’est-ce qu’un ACI?

M-A H. : C’est un accord signé entre la direction d’une entreprise multinationale, les dirigeants d’une fédération syndicale internationale et des représentants syndicaux nationaux. Ces ententes reprennent les grandes conventions de l’Organisation internationale du travail en matière du droit d’association, du droit de recourir à la négociation de conventions collectives, de l’interdiction du travail des enfants, etc. Essentiellement, les ACI reprennent les droits fondamentaux du travail.

Le poids juridique de ce genre d’accord est minime, voire peut-être même inexistant. N’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une déclaration de principes entre les parties patronale et syndicale, et non pas un engagement unilatéral de l’employeur. C’est ce qui donne plus de poids à ce mécanisme qu’un simple code de conduite qui, bien souvent, est un outil de relations publiques plus qu’autre chose.

Ce qu’il faut savoir, c’est que la majorité des ACI existants ont été signés par des entreprises européennes, essentiellement françaises et allemandes, où l’on retrouve des traditions de dialogue social avec le mouvement syndical beaucoup plus importantes qu’ici. Dans le cas de Quebecor World, ce qui est intéressant, c’est que cet ACI a été décroché par une véritable lutte syndicale internationale.

 

LAJ : La question qui nous brûle les lèvres: est-ce que ça donne quelque chose?

M-A H. : C’est assurément la bonne question! Si on regarde le cas de Quebecor World, la campagne internationale qui a été menée, «Justice@Quebecor», la signature d’un ACI, et surtout l’opportunité pour les représentants syndicaux d’échanger des informations, le bilan est assurément positif.

L’échange d’information est un élément important ici, bien que trop souvent présenté comme une forme assez primaire de coopération intersyndicale. Échanger de l’information quand on est dans une multinationale, c’est fondamental parce que ça permet de se façonner une meilleure image de l’employeur, de ses projets d’expansion ou de fermetures ici comme ailleurs. Les alliances syndicales internationales constituent donc un lieu privilégié pour l’échange d’informations, ce qui est loin d’être banal!

Voici un exemple très concret de l’importance de la circulation de l’information. Les syndicats français et anglais se sont beaucoup parlés et ont réalisé que Quebecor World avait promis de donner de nouveaux équipements, de nouvelles presses en l’occurrence, à la fois aux deux. À force d’échanges, ils se sont finalement rendus comptes que l’équipement promis était le même et que Quebecor négociait sur deux fronts, ce que font beaucoup les multinationales, en réclamant des concessions dans les conditions de travail pour permettre ces nouveaux investissements. Pour les syndicats, ça a été une découverte assez intéressante qui leur a permis d’agir.

 

LAJ : Est-ce que ces échanges permettent de pallier la mise en concurrence des travailleurs?

M-A H. : Exactement, grâce à une meilleure compréhension des stratégies de l’employeur et à la création d’un contre-pouvoir.

Évidemment, les alliances syndicales internationales sont des créations très fragiles, où les luttes sont inégales. Dans une certaine mesure, c’est aussi une forme de faiblesse de ces réseaux. Ce sont des acteurs avec des problématiques locales ou nationales très différentes les unes des autres. Créer des intérêts communs, n’est donc pas toujours facile.

Les syndicats sont très matures dans leurs actions internationales; ils ne visent pas des objectifs irréalistes. Par exemple, il n’a jamais été question d’uniformisation des salaires à l’échelle internationale pour tous les employés de Quebecor World, ce qui serait utopique. Ils cherchent plutôt des objectifs consensuels et réalistes comme la défense des droits fondamentaux des travailleurs. L’ACI se présentait comme un objectif consensuel idéal autour duquel le réseau pouvait se structurer et se développer.

 

LAJ : Que répondez-vous à ceux qui estiment que les efforts investis dans le développement de solidarités internationales éloignent les syndicats des préoccupations de leurs membres, que ça les éloigne de «la base»?

M-A H. : Je comprends que certains puissent voir le syndicalisme international d’un œil un peu sceptique. Même à l’intérieur du mouvement syndical, j’ai déjà entendu circuler l’expression «tourisme syndical». Comme c’est généralement la haute structure hiérarchique des syndicats qui peut assister à ces rencontres internationales, les travailleurs peuvent voir ces structures associatives mondiales comme étant très éloignées de leurs préoccupations.

Mais en même temps, tenir ce discours, c’est laisser la voie complètement libre aux multinationales. S’inscrire dans une logique de défense des acquis consacre une réelle compétition entre les travailleurs.

Le seul moyen de se sortir de ce carcan est d’établir des voies de communications et des voies d’actions à l’international. C’est tout à fait légitime qu’un syndicat soit d’abord préoccupé par ses membres, mais il faut aussi voir les choses globalement. Les syndicats font du chemin sur cette question et commencent à comprendre que le corporatisme dessert tout le monde, y compris leurs membres.

 

LAJ : Vous parlez d’un carcan national avec lequel sont aux prises les syndicats. Le développement des alliances internationales est-il une façon de dépasser ce niveau pour pouvoir penser et agir globalement, à l’image des multinationales?

M-A H. : C’est exactement ça. Il y a longtemps que les employeurs ont compris. Depuis les années 1980, avec les vagues de déréglementations successives entre autres, la délocalisation croissante leur permet une vision globale accrue, au sens international, de leurs affaires et de leurs réseaux de production.

Par opposition, on a construit le syndicalisme à l’échelle nationale, régionale ou locale. On a établi le droit du travail aussi à l’échelle nationale. Il en résulte un déséquilibre flagrant entre les employeurs, habitués de jouer et d’agir au niveau international, et les syndicats, encore isolés une logique locale et nationale, pris dans ce carcan.

La bonne nouvelle, et on le constate de plus en plus, c’est que les grandes centrales syndicales du Québec accordent de plus en plus d’importance aux affaires internationales.

 

LAJ : Et c’est une bonne voie d’après vous?

MAH- Ils n’ont tout simplement pas le choix. Pour créer des formes de contre-pouvoir au sein des entreprises multinationales, il faut arrimer les structures et établir des réseaux internationaux dynamiques.

Il n’y a rien de nouveau dans les alliances syndicales internationales, on retourne aux écrits de Marx. Toutefois, parler d’une classe ouvrière mondiale, c’est un grand concept qui, au fond, rejoint très peu les travailleurs. Par contre, une alliance syndicale internationale qui prend racine dans une même entreprise présente des liens déjà plus évidents, plus concrets à leurs yeux.

Actuellement, dans le mouvement syndical international, il y a un partage des mandats et c’est bien comme ça. Même si chaque niveau est important, l’action des FSI et des alliances a le potentiel de davantage rejoindre les travailleurs que la Confédération des syndicats internationaux (CSI) par exemple, qui est dans un rôle politique international pouvant sembler beaucoup plus éloigné de leurs préoccupations.

 

LAJ : Vous parlez de la créativité nécessaire à l’action syndicale internationale. Comment se présente-elle?

M-A H. : Au niveau local et national, il y a des moyens d’action traditionnels qui existent, telle que la grève. Ces moyens sont difficilement transposables au niveau international. Il faut donc faire preuve de créativité.

Dans le cas de Quebecor, des pressions importantes ont été faites sur les clients de l’entreprise. Dans différents pays, les syndicats sont entrés en contact avec des clients ciblés pour leur expliquer quel était la nature du litige avec Quebecor, la situation vécue par les travailleurs.

Par exemple, des syndicats suédois ont contacté Ikea. Les catalogues IKEA représentent le plus gros contrat d’impression au monde devant la Bible, ce n’est pas rien! Les syndicats espagnols ont contacté Telefónica, une entreprise multinationale de télécommunications dont les bottins sont imprimés par Quebecor World. Les retours d’information sont à l’effet que ça a piqué au vif la direction de Quebecor World et que ça a eu son effet.

La question n’est pas de tout réinventer, mais plutôt d’innover pour être en phase avec le type de structures auxquelles les alliances syndicales doivent faire face. Plusieurs disent que l’action syndicale  doit aujourd’hui être constituée à la fois du nouveau et de l’ancien.

Sans irrémédiablement parler d’un point tournant, l’action syndicale internationale est actuellement dans une phase d’expérimentation exceptionnelle. Il y a eu des expériences avant, mais la diversité des mécanismes qui existent et l’intensité des expériences en cours sont complètement nouveaux.