Haïti : rien n’avance

2010/08/26 | Par Roger Annis


L’article suivant a été publié en anglais dans
Haïti Liberté, le 4 août 2010

Roger Annis est coordonnateur du Réseau de solidarité Canada Haïti à Vancouver, en Colombie-Britannique. On peut le contacter à rogerannis(at)hotmail.com.

Six mois après le tremblement de terre du 12 janvier en Haïti, on est inondé de bulletins de nouvelles au Canada et ailleurs dans le monde. Bien des gens s’étonnent des terribles conditions dans lesquelles vivent encore la plupart des victimes du séisme. Vu le silence relatif des médias depuis quelques mois, on croyait que l’effort humanitaire international avait accompli beaucoup plus.

À la veille du 12 juillet, il y eut beaucoup de déclarations contradictoires ou exagérées quant à l’aide versée à Haïti par le gouvernement canadien. La CBC et l’agence de presse Canwest rapportèrent que le Canada s’était engagé à hauteur de « plus d’un milliard $ » envers Haïti.

Quelques jours plus tôt, le 9 juillet, le quotidien québécois de langue française Le Devoir et la Canadian Press, agence de presse de langue anglaise, rapportaient pourtant que le Canada n’avait pas versé un sou au Fonds de reconstruction d’Haïti établi par la conférence des donateurs des Nations unies le 31 mars à New York.

Quelle est donc l’aide réelle du Canada à Haïti depuis le séisme, et que faut-il faire de plus pour aider les centaines de milliers de victimes n’ayant reçu qu’une aide minimale ou aucune aide?


Les chiffres

Dans un communiqué de presse émis le 9 juillet pour réfuter les rapports susmentionnés du Devoir et de la Canadian Press, le ministre des Affaires étrangères Lawrence Cannon et la ministre de la Coopération internationale et du Développement Bev Oda déclarent que le Canada a versé 150 millions $ à Haïti dans les semaines suivant le séisme. Les ministres ajoutent que 400 millions $ de plus seront versés à Haïti au cours des deux années à venir.

Lors d’une conférence de presse tenue par la suite le 12 juillet, les ministres augmentent la somme, affirmant que le Canada avait versé – ou s’était engagé à verser – un total de 1,1 milliard $ d’aide à Haïti. Mais leur échéancier commence bien avant le tremblement de terre, puisqu’il couvre la période de 2006 à 2012.

D’autres chiffres sont aussi fallacieux. Les 150 millions $ cités le 9 juillet reflètent les annonces faites en janvier et en avril. La somme de 400 millions $ a été annoncée par le Canada à la conférence du 31 mars des donateurs des Nations unies. Les rapports des médias donnaient l’impression que ces 400 millions $ constituaient la contribution du Canada au Fonds de reconstruction d’Haïti (FRH) établi à la conférence. De fait, le Canada a versé 30 à 45 millions $ selon la liste qui figure sur le site Web du Fonds (en dollars US).

Et il se trouve que 30 millions $ est le minimum requis pour siéger au conseil d’administration du Fonds. Les décisions relatives aux dépenses du FRH sont contrôlées par des institutions financières internationales, le conseil d’administration du Fonds et la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti. Cette dernière compte 26 membres, dont la moitié ne sont pas Haïtiens. Elle est présidée par Bill Clinton, ex-président des É.-U. et par le premier ministre d’Haïti, Max Bellerive.

Bien peu de pays s’empressent de remplir leurs promesses à l’égard du Fonds. Selon la liste des engagements figurant sur une page sans date du site Web du Fonds, seuls trois pays l’auraient fait jusqu’ici – le Brésil, l’Australie et l’Estonie, pour un total de 64 millions $US.

Le Canada dit qu’il fera « bientôt » de même. Mais Cannon et Oda motivent ce retard à la conférence de presse du 12 juillet. Ils disent s’inquiéter d’une critique faite la semaine précédente par Bill Clinton à l’endroit des pays donateurs qui tardaient à honorer leurs engagements.

Cannon déclare alors : « Je veux avoir la possibilité, avec la ministre Oda, de discuter avec [Clinton] afin de clarifier la question et mieux saisir le sens de ses commentaires. » Le gouvernement du Canada ayant dit à ses citoyens qu’il avait réagi au tremblement de terre avec autant de promptitude que de générosité, les remarques de Clinton le plongent dans l’embarras.

Les engagements envers le Fonds totalisent un maigre 509 millions $US. Les quelque 5,3 milliards $ dont parlent les médias internationaux sont en réalité des promesses faites par divers pays et organismes d’aide lors de la conférence du 31 mars – versées sous diverses formes au cours des 18 prochains mois.

Haïti a tout lieu de s’inquiéter de ces promesses. L’expérience démontre que la plupart des fonds promis par le passé à la suite de désastres naturels n’ont jamais été versés. Tout indique que ce sera à nouveau le cas, à moins de pressions politiques importantes pour exiger que les puissances mondiales financent une reconstruction énergique et déterminante.

Les promesses financières internationales ont une autre faille : les organismes haïtiens reçoivent une part infime de l’aide financière. Dans son témoignage devant le caucus noir du Congrès à Washington, D.C., le 27 juillet, le Dr Paul Farmer, du prestigieux organisme Partners In Health, souligne que le gouvernement haïtien n’a reçu que 3 % du 1,8 milliard $ d’aide envoyé jusqu’ici pour Haïti.

La gouverneure générale sortante du Canada, Michaëlle Jean, née en Haïti, admet elle-même récemment en France : « Le temps est venu de rompre avec la logique d’assistance qui a transformé Haïti en laboratoire [pour les ONG] » [Agence France-Presse, 20 juillet].


Le 1,1 milliard $ du Canada

Voici en gros la répartition du 1,1 milliard CAN que le Canada déclare avoir versé ou promis à Haïti :

* 555 millions $ de 2006 à 2011.  État : La plus grande partie a été versée avant le tremblement de terre, principalement pour financer les institutions policières et carcérales, et les élections de 2009 ayant fait l’objet d’un boycottage massif.

* 400 millions $ annoncés le 31 mars 2010, puis le 12 juillet. État : On promet de verser les fonds au cours des deux années à venir.

* 150 millions $ pour l’aide à court terme à la suite du séisme. État : L’argent a été versé à des appareils de l’ONU et des ONG; il est difficile de confirmer combien a été dépensé et de quelle façon.

* 30 à 45 millions $ au Fonds pour la reconstruction d’Haïti. État : À verser.

* 40 millions $ pour l’annulation de la dette. État : Une grande partie remonte aux années de dictature des Duvalier et doit être versée à des institutions financières internationales – ce n’est pas de l’aide liée au séisme.

* Dépenses pour l’armée canadienne et les appareils policiers en Haïti. État : Total inconnu et non déclaré.

Le gouvernement fédéral affirma en outre qu’il égalerait les 220 millions $ versés par des particuliers canadiens à des organismes caritatifs entre le 12 janvier et le 16 février.

L’Agence canadienne de développement international (ACDI) précisa à New York le 31 mars que la moitié des 220 millions $, soit 110 millions $, était incluse dans l’annonce de 400 millions $.

La ministre Oda déclara le 12 juillet que le reste serait consacré « au travail de développement humanitaire réalisé par les [organisations non gouvernementales] et institutions sur une base continue. » Autrement dit, ce n’est en rien un apport d’argent frais.

Plusieurs dépenses récentes du Canada touchant l’équipement et la formation des policiers ainsi que la construction de prisons n’ont pas été mentionnées par les ministres le 12 juillet et ne figurent pas dans les sommes annoncées en rapport avec le séisme par le gouvernement ou l’ACDI. Cela comprend l’annonce de 34,6 millions $ par la ministre Oda le 8 avril et de 4,4 millions $ par le ministre Cannon lors d’une visite de trois jours en Haïti au début mai.

On peut présumer qu’il est délicat d’inclure des dépenses consacrées à la police et aux prisons dans les secours liés au séisme. Mais ces dépenses sont tout à fait conformes aux politiques actuelles du Canada en Haïti. Son budget d’aide depuis 2004 est principalement axé sur les prisons et les services de police.

Cannon annonça de plus le 8 mai en Haïti que des organismes internationaux non précisés avaient décidé que la participation principale du Canada à la mission des Nations unies en Haïti serait encore dans le domaine de la sécurité.


Militarisation de l’aide

Ce n’est pas la première fois que le Canada consacre autant d’argent à la police et aux prisons depuis le 12 janvier. La principale réaction du gouvernement canadien après le séisme fut de déployer deux navires de combat canadiens avec près de 2000 marins et soldats à bord. Ils arrivèrent au large des côtes de Léogâne et Jacmel les 19 et 20 janvier.

À l’époque, le gouvernement prétendit que c’était une opération majeure de secours à la suite du séisme. Mais comme le rapporta par la suite le Halifax Chronicle Herald le 12 mars, les bateaux contenaient plus de soldats et de matériel militaire que de matériel et d’équipement de secours.

Les tâches de secours et d’approvisionnement furent marginales. Les équipes médicales à bord ne firent pas la moindre opération, selon une étude menée en avril par John Kirk et Emily Kirk (www.counterpunch.org/kirk04012010.html). Quand les bateaux partirent six semaines plus tard, ils rapportèrent avec eux l’équipement de contrôle du trafic aérien et de charges lourdes d’une importance vitale pour Haïti.

L’intervention militaire du Canada se fondait sur les mêmes motifs que celle, beaucoup plus connue, de son homologue étatsunien. Les deux visaient à étouffer toute aspiration à la souveraineté politique et à la justice sociale, déjà écrasée par le renversement du gouvernement élu en Haïti en février 2004 – avec l’appui des É.-U., du Canada et de la France – et qui risquait de faire à nouveau surface dans la foulée du tremblement de terre.

En outre, on utilisa Haïti comme « rampe de lancement pour redéployer les unités de combat [canadiennes] sur le théâtre des opérations au Moyen-Orient » affirme Michel Chossudovsky de Global Research, le 29 mars. « Les troupes canadiennes déployées au départ en Haïti avec un mandat d’aide humanitaire sont envoyées en Afghanistan », à l’instar des troupes des É.-U.

Même si on a prétendu que le convoi militaire était la principale réaction d’urgence du Canada à la suite du séisme, cette dépense ne figure nulle part dans les relevés de l’ACDI et du gouvernement en matière d’aide humanitaire.


Haïti a toujours désespérément besoin d’aide

Des Canadiens qui sont allés récemment en Haïti ou qui y travaillent encore se disent indignés et consternés de la lenteur de la reconstruction. Patrick Lagacé, chroniqueur de La Presse, écrivait à son arrivée à Port-au-Prince le 9 juillet : « C’est ce qui frappe le visiteur de retour à Port-au-Prince six mois après le tremblement de terre. Rien n’a changé. Ou si peu. Trop peu. »

Le député (de Scarborough-Agincourt) Jim Karygiannis écrit au premier ministre Stephen Harper le 20 juillet : « Je reviens d’un séjour en Haïti. Je suis atterré des conditions dans lesquelles vivent les victimes du tremblement de terre du 12 janvier. Les victimes ne peuvent pas attendre six mois pour que s’amorce le processus de reconstruction. Nous devons agir maintenant. »

Un organisme québécois, les Architectes de l'urgence, attend depuis trois mois que les Nations unies et l’Union européenne versent des fonds pour commencer à construire des abris. « Nous n’avons pas vu un sou jusqu’ici » déplore Patrick Coulombel, président de l’organisme.

« Six mois après le tremblement de terre, il n’y a pratiquement pas eu de reconstruction », déclare-t-il à Agnès Gruda, de La Presse, qui rapporte sa réaction le 9 juillet. « C’est tout à fait anormal. »

Le 12 juillet, CBC News citait Hans van Dillen, chef de mission de Médecins sans Frontières : « Quand on circule à Port-au-Prince, on constate que la situation ressemble beaucoup à ce qu’elle était après le tremblement de terre. »

« Déblayer les gravats laissés par le désastre, transporter les matériaux de construction dans les zones éloignées et obtenir des propriétaires fonciers l’autorisation de bâtir – ce sont les principaux obstacles à surmonter pour offrir des abris solides aux familles », selon Conrad Sauvé, secrétaire général de la Croix-Rouge canadienne, dans un bulletin de nouvelles de la CBC.

Deux des besoins les plus pressants aujourd’hui en Haïti sont le nettoyage des gravats dans les rues et les quartiers, et l’érection d’abris temporaires ou permanents. Des organismes onusiens estiment qu’il faut 125 000 abris durables, alors qu’on en a construit 5000 seulement.

Avec tout l’équipement et les ressources dont disposent des pays riches comme le Canada, on s’attendrait à ce que des besoins aussi pressants soient en bonne voie d’être comblés. Ce n’est pourtant pas le cas. Cela témoigne de la défaillance de la volonté et des bonnes intentions des pays riches.

Selon CBC News, des observateurs estiment qu’il faudra peut-être 20 ans pour nettoyer les gravats des villes touchées par le tremblement de terre. Le peuple haïtien n’aura évidemment pas autant de patience. Les gens revendiquent, les gens protestent et s’occupent eux-mêmes de la reconstruction dans la mesure du possible. Tout indique que le peuple haïtien redouble d’efforts pour reprendre son destin en mains et lancer le travail de reconstruction que ses superviseurs étrangers sont si manifestement incapables de diriger.

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